Longtemps, les femmes ont été absentes du grand récit des migrations. Elles sont pourtant nombreuses à quitter leur foyer et leurs proches, et à entreprendre la longue traversée du désert et de la Méditerranée.
En restituant les multiples facettes de ces destinées, Les damnées de la mer décline l’histoire des migrations en Méditerranée au féminin. Il refuse les clichés binaires qui opposent la migrante-victime à la migrante-héroïne pour adopter le point de vue de l’expérience des femmes : non sans tensions, l’autonomie qu’elles mettent à l’épreuve apparaît à la fois comme le support et l’horizon de leur projet migratoire.
Invisibilisation des femmes migrantes
(L')invisibilisation des femmes n’est pas uniquement le fait des détracteurs de la migration. Elle a des racines profondes qui ont trait à la difficulté à se représenter les femmes migrantes en tant que sujets politiques. Quand les femmes migrantes sont évoquées, y compris dans la sphère académique, elles sont réduites à quelques clichés : des héroïnes (des femmes ‘puissantes’, dit-on aujourd’hui), qui pourfendent le machisme de leur société d’origine ; des victimes, dépourvues de capacité d’agir, nécessairement contraintes de migrer et forcément suivantes. Ce sont, d’un côté, des guerrières, des affranchies, des indépendantes ou, à l’inverse, des improductives, engluées dans les réseaux d’exploitation qui lestent leurs trajectoires.
Les trajectoires que je raconte sont celles de femmes prises au piège dans un mouvement progressif d’enclosure, mouvement qui a amené l’Europe à se refermer progressivement sur elle-même. Par exemple, en Europe du Sud, aujourd’hui, l’asile est devenu la voie privilégiée d’entrée pour des femmes qui par le passé, jusqu’à la fin des années 2000, pouvaient être régularisées en tant que travailleuses : cela amène nécessairement une vulnérabilisation des migrantes, qui par ailleurs doivent emprunter des voies toujours plus périlleuses pour gagner l’Europe. La conséquence, comme le montrent très bien certains chercheurs comme Didier Fassin, c’est de ne pouvoir réduire les migrations qu’à leur dimension humanitaire.
"Lignes de fuite" et "autonomie en tension"
Je parle de ‘lignes de fuite’ et d’‘autonomie en tension’, pour désigner les stratégies et tactiques mises en œuvre par les femmes migrantes en contexte fort contraint. Il y a un phénomène d’auto-invisibilisation de ces tactiques par les femmes : pour ne pas perdre le bénéfice des petites marges d’autonomie qu’elle parviennent à conquérir, elles se doivent de ne pas attirer l’attention sur elles, ni des intervenant.e.s sociaux.ales, ni des hommes de leur entourage. C’est le grand paradoxe, le grand malentendu des migrations aujourd’hui. Puisque la seule forme de reconnaissance qu’on accorde à ces personnes est la forme humanitaire, elles ne peuvent jamais y déroger, et doivent se conformer à l’image de faiblesse qu’on leur prête. L’autonomie de ces femmes est aussi une autonomie discrète, qui se conquiert dans l’intimité des espaces domestiques, ou dans le monde ‘parallèle’ d’internet. Les formes d’entraide et de mobilisation passent en effet très fréquemment par la sphère virtuelle. Les migrantes connectées s’y projettent vers un ailleurs, tout autant qu’elles y donnent à voir une image d’elles-mêmes qui les ré-assurent et les confortent dans leurs ambitions migratoires.