par Malika Amaouche
« Libérez la bête, effacez sa dette
Essayez d’oublier qu’elle n’a grappillé que les miettes
Et ne niez même pas les misères que vous lui faites
Elle n’a pas d’autre tort que d’avoir une autre tête. »
— Casey, Libérez la bête
Aujourd’hui, tandis que j’écris ce texte, deux événements sont concomitants : la crispation, au sein des débats dans le champ militant féministe, sur les questions de racisme et d’islamophobie lors de l’exclusion, par exemple, de Rokhaya Diallo d’un débat sur le sexisme il y a quelques mois — j’y reviendrai plus loin — et l’intérêt suscité par la notion d’intersectionnalité dans le champ universitaire et militant.
Tout d’abord, une précision sur mon point de vue situé en tant que personne racisée, lesbienne, de nationalité française et issue de l’immigration et d’un milieu ouvrier. Je ne conçois l’identité que de manière dynamique, c’est-à-dire en perpétuelle évolution, car, dans les différents traits de mon identité, je peux parfois mettre en avant une caractéristique qui fait sens dans tel contexte et taire ce qui ne me semblerait pas avoir d’intérêt dans tel autre. J’ai milité dans les champs féministe et de la lutte contre le sida, pour les droits de travailleurs-ses du sexe, contre l’interdiction du voile à l’école, au sein des Blédardes [1], aujourd’hui pour les combattantes kurdes, dans des associations ou groupes LGBT, mixtes ou non-mixtes en terme de genre. En tant que lesbienne racisée, il est souvent arrivé dans des groupes féministes que, du fait que je m’exprimais à partir d’un point de vue situé de minorité sexuelle racisée, ou parfois du seul fait de ma présence [2], mes propos ou revendications (quoique légitimes comme, par exemple, le fait de demander des moments de non-mixité) soient pris comme une volonté d’amener des dissensions inutiles, susceptibles d’entraver la lutte et donc de diviser la classe des femmes.
Une activiste du groupe « Lesbiennes of color » (LOCs), d’origine africaine, exilée et résidant en France, évoque ainsi cette expérience d’être racisée dans le champ féministe : « On a remarqué que les milieux LGBT et féministes n’étaient pas exempts de l’écueil de reproduire des rapports de pouvoir et de domination, à commencer par l’occultation d’une lutte au profit d’une autre. Par exemple les femmes blanches vont focaliser sur la lutte contre le sexisme alors que nous, les of color, qui sommes lesbiennes et féministes, nous subissons et le sexisme et la lesbophobie et le racisme, et cela n’est pas pris en compte. Le milieu LGBT est un milieu blanc et centré sur les gays, et même les lesbiennes qui s’y sont politisées n’opèrent pas la déconstruction du racisme en son sein. Nous vivons donc une expérience contradictoire : on est là mais on n’existe pas ! On me voit et pour autant je n’existe pas en tant qu’individu ayant une histoire liée à l’immigration, à l’exil, au colonialisme. Ça ne compte pas et il faut se contenter d’exister d’un point de vue exotique, de constituer un « alibi ». Cette expérience contradictoire d’être in/out représente aussi une invisibilité de la pensée. » [3]
J’ajouterai à cette liste de facteurs d’invisibilité une occultation de nos vécus particuliers, du fait de nos héritages culturels, linguistiques, religieux et de nos manières de vivre ici, en tant que minorités sexuelles racisées.
Il s’agit d’une difficulté (ou d’un refus) de saisir les femmes dans leur diversité, au nom d’un féminisme universel. Cette dimension était explicite dans le refus de Frédérique Calandra, maire du 20e arrondissement à Paris, de voir se tenir un débat avec Rokhaya Diallo lors d’une semaine consacrée au féminisme en mars dernier. Elle reprochait à cette dernière des prises de position contre Caroline Fourest, ou d’être trop proche des Indigènes, ou encore d’avoir signé une pétition contre Charlie Hebdo en 2011 et d’avoir estimé que la loi française sur le port du voile était « islamophobe » (Libération, 23/02/2015). Suite à la polémique soulevée par cette interdiction, une pétition fut lancée. Les signataires, prenant le parti de la Maire, prétendaient qu’inviter Rokhaya Diallo reviendrait à « disqualifie[r] les valeurs de la citoyenneté démocratique et le féminisme universaliste au prétexte qu’ils seraient portés par des « blancs occidentaux ». » Et dévaloriserait « du même coup les luttes féministes pour l’accès aux droits humains, à l’égalité et à la liberté qui se développent dans d’autres pays (hors Occident) ». Elles considéraient qu’émettre un point de vue situé en tant que personne racisée, et dénoncer une islamophobie (prenant ici le visage d’un dénigrement du port du voile) qu’elles-mêmes peinaient à reconnaître, revenait à diviser la classe des femmes et, par là même, à interdire la prise de parole de l’une d’elles. L’idée était aussi sous-jacente dans ces propos que le féminisme (blanc) porté par les signataires de la pétition valait pour toutes les femmes quelle que soit leur condition, ici comme partout dans le monde, et qu’elles n’avaient pas leur mot à dire sur ce qui leur était proposé comme moyen d’émancipation. Cette analyse manquait les apports des recherches qui pensent ensemble sexe, genre, classe, comme le font par exemple celles qu’on désigne sous le nom d’études consacrées à l’intersectionnalité.
Nous vivons donc une expérience contradictoire : on est là mais on n’existe pas !
Cette notion, arrivée en France dans les années 2000, a été forgée par Kimberlé Crenshaw en 1989 aux États-Unis. Au sein du mouvement du Black Feminism, celle-ci s’est élevée à la fois contre les idéaux féministes des femmes blanches de la classe moyenne et contre les organisations anti-racistes de l’époque, qui ne s’adressaient qu’aux hommes.
L’intersectionnalité permet de concevoir l’imbrication des rapports sociaux, de sexe, de race et de classe, et ses conséquences [4]. Si ce concept constitue « une nouvelle tournure [donnée] à un problème ancien », il permet de « problématiser l’hégémonie théorique du genre et les exclusions du féminisme occidental blanc » tout en offrant « une plate-forme pour la théorie féministe comme entreprise commune [5] ». De plus, il permet d’offrir une boîte à outils à qui veut penser une praxis.
Je préfère cependant pour ma part la notion de consubstantialité des rapports sociaux [6], qui rend compte du fait que les rapports sont dynamiques : en se déployant, les rapports sociaux de classe, de genre, ethniques ou de « race », se reproduisent et se co-produisent mutuellement. Pour Danièle Kergoat, que les minorités aient leurs propres revendications n’enlève rien à la majorité ; il est impossible de parler d’un thème principal qui dominerait les autres. Parler de consubstantialité évite selon elle d’établir une hiérarchie entre les rapports sociaux, car ils s’agencent et se ré-agencent. Pourtant à travers nos pratiques militantes, nous ne pouvons que remarquer que ce ne sont pas seulement les sujets et les groupes qui hiérarchisent les thèmes de sexe, race, classe : la société et les réactionnaires le font aussi. Kergoat pose la question de savoir en quoi la pluralité d’un mouvement a des effets sur le contenu des revendications. Il me semble pour ma part que la hiérarchisation détermine la revendication.
En se déployant, les rapports sociaux de classe, de genre, ethniques ou de « race », se reproduisent et se co-produisent mutuellement.
Par exemple, voyons comment cette notion d’intersectionnalité est appropriée par Houria Bouteldja, du Parti des Indigènes de la République, à propos de la question de l’homosexualité [7] : là où il n’y souvent par exemple que des accommodements avec des normes sociales, comme dans ces mariages hétéros arrangés entre personnes homosexuelles pour pouvoir vivre leurs relations en limitant la pression sociale, elle voit une caractéristique de la façon de vivre son homosexualité chez les Maghrébins. Selon elle, vivre de manière cachée et honteuse nous convient, à nous homosexuel.le.s maghrébin.e.s. Aspirer à vivre nos amours librement et au grand jour serait une revendication soufflée par les LGBT blancs.
Pourtant la tolérance à l’égard des homosexuel.le.s est historiquement déterminée. Les Arabes ont été à une époque lointaine beaucoup plus permissifs que les Européens, et le Caire du XIXe siècle fut par exemple plus ouvert [8] que la France de la même époque. Et quand Houria Bouteldja demande, à propos des LGBT of color et de l’injonction qui nous serait faite selon elle par les LGBT blancs de faire notre coming out [9] en famille, « que signifie l’intersectionnalité quand l’invisibilité est le choix majoritaire des principaux concernés ? », je répondrai que d’une part, la question de savoir s’il s’agit d’une pratique ou d’identité n’est pas pertinente, car l’accès au droit de vivre sa vie et d’aimer qui on veut est un besoin vital qui s’impose à l’individu avant même la question de savoir à quoi il renvoie en terme de visibilité, d’identité et d’appartenance à un groupe. Et que d’autre part, je n’ai personnellement jamais rencontré une personne LGBT of color ayant reçu l’injonction de quiconque à faire son coming out auprès de sa famille — même si on peut subir du chantage à la révélation de l’homosexualité par des personnes malveillantes, ce qui s’appelle alors de l’outing.
Il me semble plutôt que les Lesbiennes, Bi, Trans, Homosexuels, Free Genders, Intersexe… (liste non exhaustive) of color subissent des discriminations à l’embauche ou pour l’obtention d’un logement, sont victimes de harcèlement au travail, de chantage à l’outing, de difficultés d’accès à la parentalité, d’une exposition plus grande au VIH-sida et aux infections sexuellement transmissibles, et connaissent un taux plus fort de dépression et de suicides liés à l’oppression sociale… la liste serait longue. Et que dans ce contexte la question de notre plus ou moins grande visibilité publique est le moindre de nos soucis. S’il faut reconnaître que le racisme opère avant tout en rejetant de la sphère publique celles et ceux d’entre nous qui sont les plus visiblement of color, il faut aussi souligner qu’il intervient sur tous les autres aspects de notre vie de manière permanente, profonde, en un mot : structurelle. Si l’accès à une plus grande visibilité des LGBT of color peut être une revendication, nous nous demandons aussi et surtout comment vivre nos vies sexuelles et affectives dans ce monde patriarcal, raciste et capitaliste, et avec quels moyens et comment lutter contre les lois qui nous oppressent.
Pour les féministes majoritaires ou pour le PIR il ne s’agit pas tellement de hiérarchiser mais de rejeter comme non opérants les autres sujets de discrimination. Alors qu’a contrario l’activiste « lesbienne of color » que je citais plus haut présente souvent son groupe comme un espace de possibles, de rencontres, et de lutte… comme s’il fallait, pour concevoir et traduire en acte l’intersectionnalité, non pas un espace à deux dimensions propice à la hiérarchisation mais un espace en 3D qui permette d’articuler genre, sexualité, race ou classe de manière dynamique.
Il n’existe donc aucune raison valable, aussi bien d’un point de vue théorique que sous l’angle de la démocratie, de considérer que les points de vue situés et construits socialement des personnes minoritaires ne sont pas dignes d’être intégrés aux luttes des féministes majoritaires. Car, si nous, lesbiennes racisées qui incarnons les synthèses des multiples dominations subies, effrayons les féministes majoritaires qui ne veulent avancer que sur une ou deux lignes de front (bien souvent la lutte contre le sexisme ou l’égalité professionnelle), nos ennemis communs, les agresseurs, n’éprouvent eux aucune difficulté à articuler sexe, race et classe quand ils s’en prennent à une femme voilée, enceinte, seule dans la rue, dans un quartier populaire.
Malika Amaouche est une militante féministe, engagée aujourd’hui dans le soutien aux femmes et combattantes kurdes (Rojava).