Maintenir le lien social au temps de la distanciation sociale

Une femme est morte à la cité Château Saint-Loup (Marseille 10°). Un témoignage, un hommage à sa mémoire, de rage et d’alerte, un appel pour la réouverture immédiate des centres sociaux (avec des moyens). Et comprendre que leur existence peut s’avérer aussi vitale que celle d’un hôpital.

Ce texte est paru le 21 avril, glané sur un réseau social. Il n’est pas signé, mais appelle à signatures les "associations, collectifs, ou syndicats impliqués dans les centres sociaux" (pour leur écrire c’est ici)

Lina était une femme qui venait au centre social Mer et colline de façon régulière depuis 2016. Elle venait, chargée de plats et autres courses pour le centre, du 9ème arrondissement. Lina était Moldave, elle parlait souvent de son pays, la corruption, pourquoi elle l’avait fuit, pourquoi elle voulait offrir un meilleur avenir à ses enfants, pourquoi elle était heureuse d’être en France. Elle souriait tout le temps, très chaleureuse, prenait tout le monde dans les bras. Elle parlait un peu français, un peu italien, parce qu’elle avait habité aussi un peu là-bas. Elle était toujours très élégante. Un jour, à un groupe de parole, Lina a pleuré, son mari, en Moldavie, la battait, elle était partie de son pays pour ça. Se sauver et sauver ses enfants.

Lina souriait mais parfois elle se mettait à pleurer d’un seul coup comme ça. Elle habitait dans 15m2 avec son fils, diagnostiqué schizophrène. 15m2, un lit qu’ils partageaient. Avec tout ce que cela peut engendrer. Elle aussi avait été hospitalisée et elle avait fait une grosse dépression avant. Lina devait être suivie psychologiquement, il n’y avait plus de psychologue au centre social depuis que le quartier est sorti de la Politique de la Ville. Une demande HLM, un dossier DALO envoyés, mais aucune réponse. Alors l’une des animatrices du centre a envoyé des courriers à son nom et au nom de Lina au Maire pour qu’elle ait un rendez-vous, un nouveau logement. Et pour alerter. « Monsieur le Maire, ça ne va pas. Il faut faire quelque chose, vous êtes prévenus. »

A la rentrée 2019, elle a fini par obtenir un nouveau logement dans le 10ème, dans la cité Château St-Loup. Mais elle était très fatiguée. Une amie à elle alerte sur sa situation. Elle est très préoccupée, le fils de Lina est de plus en plus menaçant avec elle. Lina a une assistante sociale, elle, comme son fils sont déjà passés par l’hôpital. Ils doivent bien être suivis ? Elle souhaite passer à Mer et colline, mais c’est loin. Alors l’adresse du centre social Château Saint Loup lui est transmise, les équipes se connaissent et s’apprécient.

Le mardi 17 mars 2020, Emmanuel Macron déclare à la télévision que nous entrons en confinement. Toute personne qui a la possibilité d’effectuer ses missions par télé-travail doit le faire, si l’employeur n’a pas les capacités de faire du télé-travail, chômage partiel. Nous étions nombreux à l’avoir vu venir ce confinement, plusieurs a être en lien avec l’Italie, à savoir la situation là-bas et à ne pas comprendre comment ici en France on peut se mettre des œillères à ce point.

Ce qui aurait dû être préparé à l’avance, un minimum en amont, se fait dans une urgence démesurée. Totalement incohérente, puisque le virus a eu le temps de s’installer. Dans les centres sociaux c’est le branle bas de combat. Les directions annoncent les unes après les autres le chômage partiel. On a pas le temps d’évaluer les besoins, c’est comme s’il n’y avait plus de besoins, chacun pour soi et Dieu pour Tous. Rester chez vous....

Dans les informations nous lisons « une femme de 62 ans a été assassinée par son fils schizophrène au 3ème étage d’un immeuble de la cité Château Saint Loup ». Personne ne répond au téléphone de Lina, ni au téléphone de son amie. A Château Saint-Loup, pas de nouvelles non plus. Puis la nouvelle tombe.

Dans un mail adressé à tous les partenaires institutionnels, le directeur du centre social Château Saint-Loup/Saint-Thys s’interroge :

Mme Galina est revenue au centre social le jeudi 12 Mars, son fils est menaçant, elle a été orientée vers la police, avec un suivi attentif ? une écoute ? Elle a été tuée de nombreux coups de couteaux le 20 Mars par le fils dont elle demandait la mise sous tutelle. Au delà du drame, l’isolement social de Mme Galina nous renseigne sur les cités Château Saint Loup et Saint Thys. Nous avons tapé aux portes de nombreuses personnes vulnérables, socialement isolées, malades, certaines dont la santé mentale interpelle, qui appellent au secours, qui demandent de l’aide.

Tous les partenaires ont été prévenus. Police, Préfet, Politique de la Ville... Son fils a été hospitalisé, il était dangereux, comment a t-il pu ressortir de l’Hôpital ? Dans une vidéo publiée le 25 janvier 2020 sur Youtube intitulée “la psychiatrie en détresse”, des personnels soignants des hôpitaux psychiatriques crient au secours, nous n’y arrivons plus. On réduit les moyens, nous n’y arrivons plus. Dans les centres sociaux, toutes ces personnes accompagnées, tous ces retours de dossiers auxquels il manque toujours tel ou tel documents. Des dossiers où il faut des tonnes de photocopies, des dossiers qui sont traités sur des mois, des années, dans des situations où nous soulignons, nous répétons l’urgence : l’urgence de l’habitat indigne, l’urgence de la prise en charge des personnes en détresse psychique, l’urgence de situations qui ne peuvent pas attendre. L’urgence de l’hôpital, avec un personnel souffrant, des malades pas pris en charge. L’urgence. Et là pour le coronavirus, d’un coup de baguette magique, état d’urgence sanitaire décrété.

La France est en état d’urgence depuis longtemps. Les travailleurs sociaux et les habitants ne cessent de le faire remonter. Notamment parce qu’ils ne cessent d’assister à des drames devenus banals dans les quartiers, comme si c’était normal, qu’ils y adviennent. À l’instar d’autres catégories, telles que l’éducation et la santé, le travail social a besoin de moyens. Un réseau d’associations citoyennes s’est exprimé également en ce sens, le 8 avril, pour demander un grand plan de soutien à la solidarité citoyenne. Au cœur de cette solidarité, les centres sociaux doivent être financés à la hauteur de leur rôle social.

Nous sommes fatigués de nous taire. Non ce n’est pas normal. Non nous n’acceptons pas que cela se reproduise. NON nous ne voulons pas d’autres Lina, non ce n’est pas les trois numéros du gouvernement qui vont régler la situation des violences. Et oui, le confinement va produire une explosion de ces violences. Quel est notre rôle à nous centres sociaux face à l’État d’urgence sanitaire. Ne sommes nous pas nécessaires, tout comme les caissiers et les caissières, infirmiers, infirmières, postiers, postières de notre pays ? N’est ce pas cela que nous enseigne Lina, d’être encore plus présents dans les endroits abandonnés, aux côtés des abandonnés ? Pourquoi existe-t-il des centres sociaux dans les cités HLM de France ? Et qu’est-ce qu’il se passe s’ils ferment tous ?

On voit des images de violences policières,
On voit des quartiers où les habitants abandonnés s’organisent,
On voit des travailleurs sociaux au chômage partiel qui décident de les aider et les accompagner,
D’autres qui refusent de fermer leur porte, parce que les besoins n’ont pas disparu, ils ont même grandi, ils se sont amplifiés : il n’y a plus d’écoles, il n’y a plus de travail, il n’y a plus d’accès aux soins...

À l’heure actuelle, la majorité des centres sociaux restent fermés, passant à côté de leur mission et malheureusement de leur responsabilité première. Dernier refuge « humain » face à l’abandon des institutions, dans le contexte du confinement c’est souvent le seul endroit dans certaines cités où trouver des attestations de déplacement, des colis alimentaires, ou des imprimantes pour les devoirs de l’école. Alors que la plupart des équipes sont au chômage partiel, ce travail repose souvent sur les seules épaules de quelques salariés, maintenus en télé-travail mais qui, pour répondre correctement à la demande, se doivent d’aller sur le terrain. Cette situation est scandaleuse et doit cesser.

Avant la fin du confinement, nous demandons donc :

  • La réouverture des centres sociaux afin de pouvoir remplir pleinement nos missions et mobiliser l’ensemble de nos équipes.
  • L’attribution de moyens matériels pour travailler dans des conditions sûres : des masques pour tous les salariés, des gants, du gel.

Nous nous adressons aux directions et aux financeurs : prenez vos responsabilités, il y a urgence, organisez les conditions de sécurités sanitaires pour les travailleurs sociaux et rouvrez les centres dans l’intérêt des habitants des quartiers prioritaires !

Paix à ton âme Lina, merci pour tout ce que tu nous as appris, merci pour tes sourires, merci pour ta chaleur, merci pour ton histoire, pour ce qu’elle nous enseigne, oui Lina on va se battre pour que ça change et que ça ne se reproduise plus. Une veillée commémorative réunissant les centres sociaux CCO Château Saint Loup et Mer et Colline aura lieu, en ton nom, à la fin du confinement.

Pour signer ce texte, en tant qu’associations, collectifs ou syndicats impliqués dans les centres sociaux, nous avons créé un mail : lienlina2020@gmail.com
Premiers signataires (collectifs/orgas s’associant aux revendications)
  • Asso solidaires 13 (site web / page Facebook)
  • L’association La Mèche, impliquée dans les secteurs de l’éducation populaire, la formation professionnelle et l’accompagnement (page Facebook)
  • rEGALons-nous, Collectif d’éducation populaire féministe (site web)
  • ARCA-F 13, Association d’Autodéfense et de Ressources pour le Choix et
    l’Autonomie des Femmes (site web)
  • L’Esperluette, espace partagé d’associations et de professionnels de
    l’éducation populaire, la formation professionnelle, l’accompagnement et la
    recherche action
  • CREFADA, association d’éducation populaire, sur Marseille et ses alentours
    (site web)

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