Cette année, le 17 décembre, journée mondiale contre les violences faites aux travailleurSEs du sexe, tombe en plein mouvement de grève contre la réforme des retraites et dans le contexte d’une nouvelle menace de pénalisation puisque la proposition de loi Avia visant à censurer les contenus dits illicites, (y compris nos annonces et la pornographie sur Internet), est discutée ce jour même au Sénat. Un rassemblement est prévu à 14h devant le Panthéon (à côté du Sénat) contre la loi Avia pour ensuite rejoindre les cortèges des autres mouvements ouvriers.
Or, tout le monde n’ira pas aux deux événements et des discussions ont émergé sur les priorités du mouvement : faut il s’inscrire davantage dans les luttes syndicales des autres travailleurs ou se concentrer sur les risques de criminalisation du travail sexuel ? Les unEs diront qu’il faut avant tout obtenir la reconnaissance et le soutien de la gauche et des mouvements ouvriers, tandis que d’autres pensent que ces mouvements n’ayant aucune intention de nous soutenir, si nous ne nous mobilisons pas sur les sujets clairement identifiés comme relevant des conditions de vie des travailleurSEs du sexe, personne d’autre ne le fera, la convergence des luttes ne se faisant toujours que dans un sens.
Cette question n’est pas nouvelle car elle était déjà apparu au moment des luttes contre la loi travail d’El Khomri alors que se discutait au parlement la pénalisation des clients. L’enjeu n’est pas mince car les travailleurSEs du sexe sont largement excluEs du droit du travail, et que nous avons tout intérêt à expliquer en quoi le droit à la retraite nous importe aussi, surtout quand nous ne pouvons pas bénéficier de la « solidarité familiale » à cause des discriminations. Les travailleuses du sexe rentrent typiquement dans la catégorie des femmes précarisées, à la carrière professionnelle décousue, jonglant d’un job à l’autre, dont ceux de l’économie dite informelle. Mais là encore, il ne faut pas compter sur les mouvements féministes mainstream pour nous prendre comme exemple puisque le travail sexuel n’est jamais (ou rarement) analysé sous l’angle travail.
Une des principales demandes que reçoit le STRASS, syndicat du travail sexuel, est l’aide à la déclaration. Comment se déclarer n’est pas une question anodine quand on a besoin d’ouvrir des droits à la protection sociale, ce qui inclut une cotisation retraite. Le statut salarié étant formellement interdit par les lois sur le proxénétisme (bien que du salariat caché existe), les travailleurSEs du sexe se retrouvent dans la situation des travailleurs indépendants qui doivent payer toute sécurité sociale par eux/elles-mêmes. La dé-contractualisation du marché du travail, la généralisation du freelance, l’auto-entreprenariat, comme nouveaux modèles économiques, sont des réalités bien connues des industries du sexe, menaces qui attendent l’ensemble des travailleurs. Les expériences vécues, et donc l’expertise des travailleurSEs du sexe, serait bénéfique dans les analyses et luttes contemporaines mais malheureusement nous en sommes encore très majoritairement excluEs.
Les débats traversant le mouvement sont anciens et internationaux. Dès le milieu des années 1980, à l’occasion des congrès mondiaux des putains de Bruxelles et Amsterdam, des différences d’approches se sont faites sentir entre l’English Collective of Prostitutes (ECP) et les autres activistes, américaines et hollandaises notamment. Les désaccords portaient sur l’identification individuelle ou collective en tant que travailleurSEs du sexe en particulier concernant les risques d’outing, les stratégies d’alliance, et notamment le fait de travailler ou non avec la police concernant la lutte contre les violences dans un contexte de criminalisation.
Ces choix politiques sont aussi marqués par l’extérieur, et la domination de l’idéologie abolitionniste. Il faut se rappeler que dans les années 1970 les « mouvements de prostituées » (on ne disait pas encore travail sexuel à l’époque) étaient en partie soutenus par les abolitionnistes, puisqu’on ne parlait pas trop de travail, et qu’on craignait davantage un retour au réglementarisme coercitif des maisons closes. L’arrivée du sida dans les années 1980 a définitivement rendu nécessaire l’indépendance du mouvement puisqu’il fallait initier de nouvelles pratiques de réduction des risques et que naissait la « santé communautaire » par et pour les personnes concernées. Les putes n’étaient plus des « pauvres filles à réinsérer socialement » mais des actrices de prévention faisant partie de la solution pour contrer l’épidémie.
Dans le monde anglo-saxon, les années 1980 sont aussi celles des « sex wars » divisant les mouvements féministes au sujet de la pornographie et du sadomasochisme. Les travailleuses du sexe ont alors participé à la vague dite « sex positive » ou « pro-sexe » contre les appels à la censure des féministes anti-porno et pour promouvoir des pratiques plus féministes dans les représentations et les cultures sexuelles dominantes, dont celles de l’industrie porno. Des nouvelles formes de sexualités, dans lesquelles ne règnent plus la dictature de l’éjaculation et de la pénétration pour définir « l’acte sexuel » ont été promues, mais l’industrie porno n’échappant pas au système patriarcal, le besoin de valoriser les formes de sexualité qui valorisent les hommes et leur capacité reproductrice, domine toujours. Ces nouvelles représentations féministes, en particulier les performances des pionnières Annie Sprinkle ou Carol Leigh ont néanmoins donné l’image de femmes fortes, qui voulaient contrôler leur image, et donc en opposition avec la représentation plus traditionnelle de « mères précaires cherchant à nourrir leurs enfants » au centre des discours du ECP contre la pauvreté.
En France, ces concepts arrivent des années plus tard, se mélangent à d’autres, et sont souvent mal traduits. On se retrouve avec l’idée qu’il y aurait d’un côté des putes privilégiées qui choisissent le travail sexuel, et de l’autre celles qui le subissent, en particulier lorsque la panique morale sur la traite des êtres humains resurgit à partir du début des années 2000. Cette vision est évidemment caricaturale car les luttes contre le travail forcé et l’exploitation n’ont jamais été écartées par quiconque dans le mouvement, mais surtout parce qu’elle sert à piéger et diviser. La notion de contrainte ne peut en effet pas nous diviser en deux camps alors qu’en réalité tout le monde la subit. Seulement, au lieu de s’imaginer deux camps qui auraient des intérêts opposés, il faut comprendre qu’il y a différents degrés de contraintes, et que la grande majorité des travailleurSEs du sexe est en réalité au centre des deux extrémités de ces représentations et clichés.
Une façon de nous piéger est de nous poser sans cesse la question du choix, alors qu’on ne la pose jamais aux autres travailleurs. Les activistes se retrouvent à devoir expliquer qu’ils et elles ne sont pas nécessairement forcéEs à exercer le travail sexuel, que ce n’est pas nécessairement une violence en soi, qu’on peut améliorer ses conditions de travail, qu’on peut même (quel scandale !) être heureuxSE d’être travailleurSE du sexe, ou au moins le vivre bien au sens où on a souvent vécu d’autres formes d’exploitation bien pires dans d’autres secteurs économiques. L’affirmation de « fierté pute », pour refuser la honte ou refuser le statut de victime par essence, ne veut pas dire à l’inverse, qu’il faudrait absolument aimer son travail et aimer ses clients, ou que le travail sexuel ait un sens et un rôle essentiel pour exister dans la société alors que dans ce système capitaliste, la plupart des gens se foutent royalement de savoir si un travail est nécessaire à la société, du moment que ça rapporte du fric.
Certaines travailleuses du sexe expriment en effet un amour de leur travail, parce qu’elles et ils y voient un apport émotionnel et de bien être pour autrui. De là à raconter qu’elles et ils sont de grandes privilégiées, c’est souvent méconnaître leur situation. Beaucoup de travailleuses migrantes ou parmi les plus prolétaires vont au contraire ressentir le besoin de justifier leur existence par rapport à tous les discours pro-criminalisation, et sans remettre en cause ce qu’elles ressentent, peuvent vouloir accentuer sur leur « utilité » dans la société. On retrouve ces discours en réalité dans toute la classe des travailleurs, et si certains courants d’extrême gauche se revendiquent anti-travail, une grande partie du monde syndical continue de valoriser la fierté de pouvoir vivre dignement de son travail.
Il serait donc trop simpliste de voir des clivages gauche/droite ou privilégiée/prolétaire dans certains discours ou stratégies politiques alors que les positions ne sont par ailleurs pas aussi tranchées et opposées qu’on voudrait le faire croire. Il faudrait aussi pouvoir remettre en cause toutes les critiques (celles de gauche notamment) adressées au mouvement des travailleurSEs du sexe, souvent injustes car reposant sur des préjugés. Certaines critiques sont en effet clairement sexistes, voire classistes, et simplement putophobes. L’idée que les putes appartiendraient à un lumpen prolétariat incapable de devenir sujet révolutionnaire, ou bien seraient des petites bourgeoises libérales égoïstes, quand elles et ils ne seraient pas des proxénètes déguiséEs, est une façon de prolonger notre exclusion de la classe ouvrière, et de disqualifier automatiquement toute prise de parole politiquement autonome.
Mais ce qu’on pourrait ajouter, c’est qu’elle va en fait, contre une analyse matérialiste de nos oppressions. En se reposant toujours sur les associations catholiques pour définir ce que serait la bonne sexualité, « libre de toute interférence économique », dans le « désir et le plaisir partagé », la gauche reste dans une vision idéaliste et morale, et oublie qu’en attendant la société idéale post révolutionnaire dans laquelle le travail sexuel aurait supposément disparu, beaucoup de personnes continuent d’exercer un travail sexuel, et que les approches abolitionnistes ne font qu’empirer les conditions de travail et d’existence.
Le féminisme et la lutte des classes restent des modèles d’identification pour le mouvement des travailleurSEs du sexe. Alors que ces mouvements s’intéressent beaucoup à la question de « la prostitution » comme représentation paradigmatique de l’oppression, ils préfèrent cependant ignorer les théories politiques produites par les personnes concernées elles-mêmes. C’est dommage pour nous, mais également pour eux, car tout le monde aurait à gagner au dialogue commun. Les débats au sein du mouvement des travailleurSEs du sexe étant beaucoup plus nuancés et construits qu’ils ne pourraient l’imaginer. Encore faudrait il permettre des espaces safes dans lesquels le coming out en tant que travailleurSE du sexe est possible. En attendant, si vous ne nous voyez pas, nous sommes pourtant bien là, et nous entendons ce que vous dites sur nous sans nous.