Pour un marxisme queer

Le texte qui va suivre est le Manifeste du collectif El Rojo del Arcoíris (RDA) qui a émergé en Espagne à l’automne 2021. RDA est un projet de théorie critique, marxiste et queer, qui cherche à reconquérir l’espace retiré depuis toujours aux dissidents sexuels de la classe ouvrière au sein de la pensée révolutionnaire.

Une traduction initialement publiée sur le site trounoir.org

I. La partie queer du marxisme

Nous affirmons que l’oppression subie par les dissident.es sexuel.les de la classe ouvrière doit être abordée avec les outils d’analyse et de transformation de la réalité que nous offre le marxisme. Nous faisons nôtres les paroles de nos camarades britanniques d’Invert [1], lorsqu’elles énoncent que « la dissolution des formes statiques dans les rapports sociaux est au cœur même de la dialectique marxienne ». Le potentiel queer du matérialisme historique et dialectique repose donc dans la possibilité de révéler le caractère de classe, et ainsi socialement construit, de tout ce qui nous a été présenté comme naturel et immuable. Cependant, ce potentiel radical de remise en question de la normativité a été historiquement négligé par les organisations révolutionnaires, aboutissant à la reproduction d’idées bourgeoises concernant la famille et, par conséquent, l’éros. Nombreux sont les noms de camarades queers qui, en raison de leur dissidence, durent abandonner la lutte pour le socialisme. Pedro Lemebel, Mario Mieli, Sylvia Rivera, Nastasia Rampova, Nestor Perlongher, Jean Nicolas, Daniel Guérin, Pier Paolo Passolini, ne sont qu’une infime partie d’entre eux.elles. Plus nombreux encore sont les camarades queers dont nous ne connaitrons pas même le nom, comme la camarade qui se cache derrière le nom d’Amanda Klein, à cause des préjugés réactionnaires de ceux qui aspiraient autrefois à la révolution. Ces préjugés ont empêché de comprendre que la sexualité était aussi un rapport de production à révolutionner. Nous n’étudions donc pas les dimensions classistes de l’hétérosexisme et du cissexisme uniquement en ce qu’elles concerneraient notre expérience de transpédégouines ; mais parce que notre expérience de transpédégouine nous permet de mettre en évidence que la matrice hétérosexuelle n’est pas prise en compte dans les analyses de la totalité capitaliste, laissant incontesté — voire naturalisé — un aspect central de l’hégémonie bourgeoise. Nous perpétuons l’héritage de Leslie Feinberg : notre oppression n’est pas présente de toute éternité, mais elle est apparue avec la société de classes. Utilisons, comme elle, une vieille clé pour ouvrir de nouvelles portes. Il est temps de permettre au potentiel queer, que le marxisme a toujours recelé en son sein, de s’épanouir.

II. Pour le rose, contre la morale bourgeoise

Alors que le marxisme s’enorgueillit d’être contraire à l’idéologie bourgeoise, il se juge lui-même constamment à l’aune de quelques normes, de celles qui sont décentes ou sérieuses, construites au cœur même de valeurs façonnées par le capitalisme.

Mais il s’est également opposé avec ferveur et en maintes occasions à tout ce que la morale bourgeoise juge perverti de quelque manière que ce soit, et qui vise généralement tout ce qui est féminin. Les esthétiques et les valeurs des organisations se réclamant du marxisme se teintent ainsi de connotations archaïques et folkloriques — et masculines — dans le but de se doter d’un certain statut. Depuis El Rojo del Arcoíris, nous revendiquons tout ce que la morale bourgeoise hégémonique ne considère pas comme acceptable ou digne, car nous n’avons nul besoin de l’approbation de quiconque est mu par des normes nées dans le berceau de l’exploitation. Et c’est pourquoi nous affichons avec orgueil une esthétique femme et frivole, au-delà de ce que la bourgeoisie nous avait fait considérer comme valable.

III. Sexe, genre et famille

Nous soutenons que la matrice de la différence sexuelle ne se situe pas dans le champ de la biologie, mais dans celui de l’économie politique, particulièrement dans l’institution de la famille monogame bourgeoise. Nous proclamons ainsi que la famille produit l’hétérosexualité, et avec elle, les réalités d’homme et de femme. L’hétérosexualité comme produit de la circonstance historique de la domination bourgeoise, est bien plus qu’une orientation du désir, elle est le mécanisme qui naturalise la reproduction de l’état actuel des choses. De même, l’idée qu’il existe deux sexes distincts ne précède pas la production — historiquement défini — de l’hétérosexualité. Les cadres de masculinité et de féminité aujourd’hui nommés depuis l’appellation de genre, ne sont donc pas le résultat de la politisation des différences naturelles de nos corps, ils sont eux-mêmes responsables de la production de la fiction bourgeoise de la naturalité de la différence sexuelle. La mutilation génitale subie par les bébés intersexes révèle la manière dont le capital adapte les corps aux normes de genre en coulisses, dans le but de faire passer la division du travail pour inéluctable, tel qu’elle existe aujourd’hui. Pourtant, ni homme ni femme ne sont des destins naturels. Ils apparaissent plutôt comme des relations sociales nécessaires à la perpétuation d’un monde divisé entre ceux qui exploitent et ceux qui sont exploités, ainsi qu’un produit incarné de cette même division. L’abolition de la différence sexuelle, différence par laquelle le capital institutionnalise nos corps comme espaces de reproduction des classes sociales et de la propriété privée, nécessite l’abolition de la famille, fruit d’une abolition préalable du travail salarié.

IV. Totalité capitaliste et autodétermination

Depuis RDA, nous affirmons que l’oppression des personnes queer n’est pas antérieure ou extérieure aux relations de classes, mais qu’elle s’inscrit dans celles-ci. Cela s’applique également à d’autres dynamiques oppressives telles que le racisme, le validisme et le sexisme, qui bien que présentées comme indépendants, font partie des mêmes relations de production et de reproduction du capital.

Nous partageons la vision unitaire de notre camarade Holly Lewis lorsqu’elle soutient que « la classe sociale n’est pas seulement un autre vecteur d’oppression ; c’est la mystification de toutes les relations sociales afin de les mettre au service de la production de plus-value ». Par conséquent, nous ne rejetons pas seulement toute position LGBTI interclassiste, en tant qu’elle réconcilie des intérêts antagonistes, mais nous nous opposons également à une position ouvriériste qui perpétue le déclassement de la sexualité comme champ étranger aux relations productives, en résonance avec la division bourgeoise entre le public et le privé. En d’autres termes, dire que l’oppression d’un.e transpédégouine de la classe ouvrière est fondée sur la classe, suppose que cette oppression ne se réduit pas à sa dépossession des moyens de production. Cette oppression suppose également que sa propre subjectivité de dissident.e sexuel.le est un produit de l’ordre capitaliste.

Nous faisons nôtres les mots des camarades de Pinko [2] pour qui dans l’ordre capitaliste « la liberté sexuelle ou de genre que nous possédons n’est rien de plus que la liberté de reproduire l’ordre social existant ». Nous remettons en question les fausses stratégies d’inclusion des dissident.e.s sexuel.le.s que mène la bourgeoisie. Comme l’expose l’anthropologue marxiste queer Gianfranco Rebucini, cette inclusion dans l’ordre capitaliste s’effectue dans la mesure où elle fait de nous des consommateurs acceptables, au prix de l’expulsion d’un Autre racialisé. Il faut ajouter que cela est également vrai pour les dissidences qui ne se soumettent pas, celles des psychiatrisés et des personnes en situation de handicap. Nous ne voulons pas d’une égalité libérale permettant à quelques un.e.s de gravir l’échelle sociale. Nous nous battons pour une politique révolutionnaire qui la détruira.

Nous affirmons que « l’autodétermination du genre » ne peut être atteinte sous le règne du capitalisme. L’effort pour la règlementer sous l’augure des normes bourgeoises est non seulement insuffisant, puisqu’il maintient intacts les mécanismes sociaux coercitifs, mais il ne parvient pas davantage à soutenir la tentative de naturalisation de la division sexuelle du travail. En outre, le genre ne peut être abordé depuis une perspective individuelle, puisque, comme le souligne Pinko, « il est actuellement le lieu où se naturalise le travail de reproduction des classes sociales. Bien qu’il soit vécu comme quelque chose de profondément personnel — comme l’essence même d’une personne — il est l’une des expériences politiques majeures vécues par les masses dans la société capitaliste ». Le genre ne peut se comprendre comme le produit d’un récit biologique, comme le prétendent certaines voix qui persistent dans un récit réactionnaire et anhistorique, qu’à condition de rester éloignées d’une analyse matérialiste de l’oppression des femmes.

Nous ne détruirons les chaînes qui nous oppriment que dans un acte collectif, nous ne parviendrons à l’autodétermination de genre qu’en abolissant la société de classe.

V. Abolition de la famille

Pour la plupart des gens, un avenir sans la famille est aussi inconcevable qu’un avenir sans capitalisme. Il est difficile d’imaginer une vie quotidienne en dehors de ce système. L’État capitaliste se décharge sur la famille des soins, de l’éducation, de la subsistance et des autres responsabilités qui devraient être collectives. Il est donc compréhensible que différents sujets de la classe ouvrière la considèrent comme un refuge, voire comme le seul moyen de survie. Cette perception de la famille comme bastion des liens ouvriers, face aux formes liquides des affects sous l’ère néolibérale, a récemment impulsé un tournant nostalgique en revendiquant la dimension d’accueil contenu dans la famille. Et cela en utilisant une rhétorique naturalisante et binaire les éloignant de l’analyse matérialiste historique du capitalisme et de ses institutions.

La famille est avant tout reproduction, non seulement au sens littéral, c’est-à-dire biologique du terme, mais concernant également l’aspect social du régime capitaliste. Ce régime a pour modèle la famille nucléaire dans laquelle la progéniture est une propriété, qui doit être dirigée vers les intérêts de la classe bourgeoise, afin de garantir la subsistance de la plus-value conservée par l’unité familiale. Les individu.e.s qui, consciemment ou inconsciemment ne correspondent pas à ce modèle, mettent en danger la stabilité du régime familial et avec elle, la stabilité de la matrice du capital. C’est pourquoi il.elle.s sont d’abord poussé.e.s au changement et, lorsqu’il.elle.s persistent, se retrouvent exilé.e.s de l’économie politique familiale. L’État bourgeois accentue également l’impraticabilité et l’insignifiance de toute forme de solidarité ouvrière construite en marge de la filiation biologique. Ce sont des expériences qui traversent les témoignages d’une majorité de queers et de camarades qui tissent des réseaux d’entraide réciproque, de formation et de soutien émotionnel en dehors de la logique de la famille nucléaire bourgeoise.

Nous savons que les espaces dans lesquels sont entrelacés ces réseaux de survie que Nat Raha appelle : reproduction sociale queer perpétuent la fiction capitaliste selon laquelle nous ne pouvons prendre soin des « nôtres » que dans des unités intimes et domestiques. Nous avons compris que l’abolition de la famille ne consiste pas à reproduire la fiction familiale à travers l’idée de « familles choisies », mais à une prise en charge communautaire de tou.te.s. Nous construisons le refuge pour les vies, que le capitalisme dans sa logique impersonnelle, décide qu’elles ne comptent pour rien.

Les sujets politiques queers partagent souvent le lourd héritage historique de mise à la marge, de bâillonnement et d’expulsion de leur propre famille. Il.elle.s doivent être conscients que l’abolition du capitalisme implique nécessairement l’abolition de sa principale institution de reproduction : la famille. Pour reprendre les mots de Holly Lewis : « l’abolition de la famille n’est pas un appel à abolir les liens entre les personnes qui s’aiment ». Nous cherchons à détruire la capacité de la classe capitaliste à exploiter et contrôler nos affects et nos réseaux de soutien.

En fin de compte, nous comprenons que les queers de la classe ouvrière, de la même manière que d’autres communautés opprimées, sont à l’avant-garde de la reproduction sociale à venir. Ainsi, les corps noirs que le capitalisme méprise, les corps queers que le capitalisme méprise, les corps en situation de handicap et psychiatrisées que le capitalisme méprise, contiennent le potentiel imaginatif nécessaire aux relations sociales de l’avenir communiste.

VI. Abolition de l’exploitation des corps

Lorsque nous nous confrontons à la question du travail en tant que communistes, nous partons du principe que personne ne devrait avoir à travailler. Le salaire sous-tend une relation d’exploitation dont nous voulons libérer tous les corps. La division du travail elle-même est à l’origine des problématiques de classe, et c’est pourquoi nous nous déclarons abolitionnistes du travail salarié.

De plus, en tant que personnes queers au sein du marxisme, nous comprenons qu’il ne peut y avoir de liberté en matière de sexualité tant que nous vivons dans le système capitaliste. Par conséquent, l’objectif des transpédégouines de la classe ouvrière consiste à mettre fin à l’existence du travail et non pas seulement à la manière particulière dont ce système exerce une répression sur la dissidence sexuelle.

Nous nous dissocions, par ailleurs, du courant ouvriériste mystificateur qui considère le travail salarié comme « noble », il n’est rien de plus qu’un piège du capital. Il fait appel à une supposée fierté de classe, quand en réalité il ne cherche qu’à reproduire l’hégémonie capitaliste tout en entravant l’élan révolutionnaire de la classe ouvrière, en nous faisant croire que nous tirons un bénéfice du simple fait de travailler. C’est-à-dire, comme si nous devions remercier nos patrons et nos chefs de nous « laisser » travailler. Le mythe de l’épanouissement individuel par le travail salarié est l’antithèse de notre « travail » en RDA.

Cependant, reconnaissons que le lieu de l’exploitation est le lieu à partir duquel la classe ouvrière se socialise et s’organise, facilitant la dimension collective, et ayant ainsi le potentiel de générer des espaces de possibilités révolutionnaires et de solidarités. C’est pourquoi la bourgeoisie tente de détruire tout espace d’organisation, en particulier ceux qui naissent au sein de la production sociale, comme un maillon faible de l’ordre capitaliste.

L’être humain a la capacité de développer des technologies qui automatisent les processus de production jusqu’à ce que notre temps soit libéré et que nous puissions développer d’autres activités pour nous-mêmes — et non pour survivre sous le règne capitaliste. Nous voulons jouir et non pas nous vendre. Voilà qui est difficile à imaginer dans un environnement néolibéral, où même nos passe-temps et nos passions sont devenus des marchandises pour créer du capital.

D’autre part, nous comprenons que l’objectif de l’abolition du travail inclut l’abolition du travail sexuel. Nous ne voyons aucune contradiction entre cet objectif et l’aide aux travailleur.euse.s dans leurs luttes pour survivre à l’horreur capitaliste. Comme Silvia Federici, nous disons : « Je suis aussi une abolitionniste : je veux abolir le capitalisme ; je veux abolir le travail salarié ; je veux abolir l’exploitation ». Mais, dans le même temps, nous ne pouvons pas dire : « tel type d’exploitation est acceptable et tel autre ne l’est pas ». Pour nous, l’abolitionnisme du travail n’implique pas une alliance avec les propositions néolibérales basées sur des fantasmes punitivistes, qui cherchent à donner plus de pouvoir à l’État bourgeois à partir de ses outils répressifs et coloniaux. De même, en tant que communistes, nous sommes opposées à l’exercice d’une quelconque tutelle sur les autres travailleur.euse.s, car tant que nous sommes unies par l’oppression, nous ne pouvons que construire la solidarité.

Cependant, lorsqu’on aborde la question de l’exploitation des corps, il est inévitable de mentionner la traite des êtres humains. Comme le souligne Holly Lewis, « la traite - sexuelle ou autre — est un problème d’économie politique, et non de morale ou de patriarcat ». La différence entre le marché du travail conventionnel et la traite des êtres humains est que le statut de travailleur est défini sur la base de l’exploitation, alors que les personnes asservies sont elles-mêmes des marchandises. La séparation entre exploitation et déshumanisation s’amenuise, mais elle s’accompagne d’un « changement de paradigme ». Pour reprendre les mots de Lewis : « le fait qu’une transaction économique soit liée au sexe ne transforme pas par magie le fonctionnement du capitalisme ».

Émanciper tous les corps de toutes les oppressions, pour faire périr l’hétérosexualité, cette création du capitalisme.

VII. Culture pour une nouvelle société

Le pouvoir du capitalisme semble absolu, comme l’était autrefois le droit divin des rois. Cependant, les êtres humains peuvent résister au pouvoir, le transformer.

Ursula K. Le Guin

Imaginons nos mondes afin de les créer. L’art n’est pas exclusivement bourgeois. Ne reléguons pas l’esthétique — selon les termes d’Herbert Marcuse — à une place « mineure » à émanciper. Nous suivons des personnalités comme Raymond Williams pour qui la culture s’entend comme quelque chose d’ordinaire, constamment produite et reproduite. Pour offrir de nouveaux horizons à la communauté, nous misons sur une communication de proximité : nous n’avons pas l’intention d’imposer quoi que ce soit à une masse ignorante, car nous ne considérons pas les gens comme une masse ignorante. Notre intention n’est pas d’écrire pour étaler nos connaissances. La culture que nous élaborons ici est issue de la communauté et en direction de celle-ci. Nous ne voulons ni de la culture visant « la populace », produite uniquement pour ses intérêts économiques, ni celle que la classe capitaliste considère traditionnellement comme de bon gout. Pour la bourgeoisie, nous sommes déjà les méchant.e.s queers auxquels l’oligopole de Disney a fait une place : soyons donc celles et ceux qui offrent une direction communiste à la culture de la classe ouvrière.

La manière dont le capitalisme utilise l’art pour se reproduire doit être analysée afin de prouver à chacun qu’il n’y a pas d’alternative à ce pouvoir « absolu ». Il a cherché à éteindre nos énergies révolutionnaires par des concessions qui peuvent sembler importantes pour des individus — la représentation des personnes LGBT dans l’art — mais ceux-ci ont été cooptés pour nous rendre complices de l’oppression capitaliste.

Nous devons également étudier l’art queer comme un possible lieu de révolution, pour soutenir et renforcer ses différentes expressions, pour trouver de nouvelles formes de création à même d’ébranler l’impasse du présent capitaliste. Mais aussi retirer ses outils à la bourgeoisie. Qui mieux que les personnes queers, qui se sont historiquement réapproprié leur stigmate, sont à même de changer les significations hégémoniques qui conditionnent la façon dont nous percevons le monde ? Nous devons œuvrer à se réapproprier notre passé. Combien d’écoles de cinéma cachent encore le fait que l’un des créateurs du montage, Sergei Eisenstein, était homosexuel ? Combien de contributions de personnes queers risquent de disparaitre pour avoir essayé de contribuer à une culture émancipatrice ?

Nous déclarons la guerre à l’hégémonie existante et, bien que nous connaissions les limites que nous impose le système capitaliste, nous proposons de produire et d’expérimenter de nouvelles façons de vivre ensemble. Nous pensons qu’une hégémonie alternative est possible, dans laquelle nous pourrons donner du poids à ces formes émergentes.

VIII. Nous entraider dans la révolte

Avec la division sexuelle du travail, les femmes ont été reléguées au travail domestique. Prendre soin de la famille était le pilier stable qui maintenait les engrenages du capitalisme. Il était de leur ressort de prendre soin des bouches à nourrir qui, plus tard, feraient de même. Le soin dispensé était unidirectionnel, altruiste, moral. Le courant hégémonique lui a conféré le biologisme qui imprégnait déjà les rôles de genre féminins.

Au cours des années les plus sombres de l’histoire, les dissident.e.s sexuel.le.s et de genre ont été contraint. e. s de se cacher, au risque d’être persécuté. e. s, voire assassiné. e. s. Mais c’est au cours de ces années d’extrême marginalisation et de criminalité que nous avons commencé à nous rencontrer et à nous reconnaître. Se rassembler pour survivre, pour légitimer notre existence. Et au fil du temps, partager culture et identité, et même se projeter dans un avenir dans lequel nous appartiendrions à la norme. Nous avons existé pour le capitalisme, il nous a même semblé être accepté par le système, mais à quel prix ? Une fois que Chueca [3], Torremolinos [4] ou Gaixample [5] ont été conquis par les intérêts du capitalisme et que les numéros des transformistes et des drags du quartier ont été remplacés par RuPaul [6], toutes les années d’apprentissage de l’autogestion et de la création d’espaces accueillants ont été définitivement annihilées. C’est ce qui s’est passé pour Sylvia Rivera et Marsha P. Johnson, sanctifié par le capitalisme, mais qui vécurent dans une absolue misère du fait d’être des travailleuses queers. Sauvées de l’histoire uniquement pour en faire des martyrs.

Avec la montée des violences à l’encontre des réalités LGTBI, et particulièrement des personnes dissidentes, nous avons provoqué un autre incendie de radicalité. Comme au cours de la crise du VIH, comme sous le régime franquiste, les marginalisé.e.s se sont montré.e.s solidaires dans des moments de profonde impuissance et de rage. Il est de notre responsabilité d’employer toute cette force contre-productive à nous organiser, en cherchant ou en fondant de nouveau, des espaces accueillants dans lesquels nous pouvons développer des projets pédagogiques et révolutionnaires. Nous voulons récupérer les espaces qui nous appartiennent, en rassemblant et en débattant de l’ensemble de notre corpus théorique, en le construisant avec des blocs conceptuels solides, cimentés avec soin et solidarité. Nous reproduisons ainsi les vies que le système souhaiterait mortes. Brice Chamouleau nous indique la direction à emprunter : « prendre les armes contre un monde symbolique profondément inégalitaire, et contre ceux qui reproduisent ces inégalités sociales ».

Ensemble, nous sommes plus fort que tout. Nous sommes sortis de la petite ruelle dans laquelle nous nous étions cachés depuis la révolution sexuelle — et dans laquelle nous étions toujours restés. Nous avons lutté contre les préjugés intracommunautaires. Nous avons essayé de guérir le ressentiment générationnel. Nous avons été une armée d’amoureux. Et nous avons lutté. Parce que nous avons bien compris que notre ennemi est le capital et que celui-ci favorise la concurrence, les niches, l’intolérance et la méfiance, le geste le plus combatif que nous pouvons lui opposer est celui de nous unir et de prendre soin les uns des autres.

Retrouver dans nos relations le foyer qui nous a été enlevé, mais ne jamais devenir propriétaire ; tout brûler jusqu’à ce que notre maison soit l’Univers.

IX. Nous voulons tout

Si vous les laissez attaquer les rouges, ils attaqueront les noirs, et si vous les laissez attaquer les noirs, ils attaqueront les pédés. Nous sommes tou.te.s lié.e.s, c’est pourquoi nous devons rester ensemble.

Syndicat national des cuisiniers de marine et stewards

Rien ne terrifie plus la classe capitaliste que la solidarité entre les opprimé.e.s et les exploité.e.s du monde entier. Dans la lutte, les personnes queers entrelacent les solidarités avec les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, les personnes psychiatrisées, les migrant.e.s et les luttes de femmes. À partir de notre praxis politique, nous construisons des solidarités offensives qui partagent le même horizon d’émancipation que le reste des luttes. Comme l’ont déjà dit les camarades de Third World Gay Revolution : leurs victoires seront également nos victoires. Notre liberté ne viendra que lorsque nous serons tou.te.s libres.

La classe des capitalistes souhaite nous atomiser, car comme nous l’ont appris Marx et Engels, « Le salariat repose exclusivement sur la concurrence des ouvriers entre eux » [7]. Ils exploitent les dissidences sexuelles qui nous constituent pour nous maintenir séparés les un.e.s des autres. Au cri de « pédé », ils corrodent la solidarité entre nous. Cependant, la classe ouvrière cishétéronormative ne profite aucunement de l’oppression des personnes queers. Ce jeu de division entre la classe ouvrière cishétéronormative et les transpédégouines de la classe ouvrière a été joué par des secteurs réactionnaires qui s’autoproclament communistes. Ils créent de fausses dichotomies entre les besoins de la classe ouvrière et un soi-disant lobby queer dont ils considèrent les besoins comme frivoles. Santé publique ou langage inclusif ? Droits du travail ou toilettes mixtes ? Nous voulons tout. On veut le pain et on veut les roses.

Nous devons nous réapproprier et redonner du sens au mot camarade. Pour tisser les luttes du présent, nous devons construire, tous ensemble, un horizon commun, une idéologie suffisamment commune, un engagement collectif qui s’étend au-delà du partage des actions sectorielles. Comme nous le rappelle la camarade Jodi Dean, un camarade est celui avec qui vous pouvez mener le combat au long cours. Pour se faire, nous devons construire un désir commun partagé avec les personnes racisées, les personnes en situation de handicap, les psychiatrisé.e.s, les migrant. e. s, les femmes, la classe ouvrière cis-hétéronormative et nous, les dissident.e.s sexuel.le.s. C’est ce désir commun partagé qui nous permettra de rompre avec les identitarismes et les fractures : tout donner, tout transformer, demander l’impossible, ne laisser aucune relation sociale intacte de ce bouleversement.

X. Révolution

L’émancipation des dissident.e.s sexuel.le.s de la classe ouvrière n’a qu’une seule voie : rompre avec les chaînes des relations sociales capitalistes qui nous maintiennent attachés à une vieille institution familiale dans laquelle nos corps et nos manières d’être ne seront jamais pleinement possibles. Enrayons le rouage hétéronormatif de la plus-value et mettons fin à la violence disciplinaire que la société de classe exerce sur les vies queers. Plus jamais de reproduction de l’ancien monde au nom de la normalité : tout ce qui est acceptable mérite de périr.

Après la tempête bourgeoise, nous sommes le rouge de l’arc-en-ciel.

Notes :

[1Invert est une revue marxiste contemporaine axée sur l’abolition du genre et la libération des femmes

[2Pinko est un collectif qui cherche à penser ensemble un communisme gay. Ils publient un numéro papier semestriel, des zines périodiques et hébergent diverses contributions, essais, traductions, documents d’archives, sur leur site Web.
https://pinko.online/magazine

[3Chueca est le quartier gay de Madrid, pôle de la communauté LGBT d’Espagne, et l’un des plus importants au monde.

[4Ville balnéaire d’Andalousie, reconnu mondialement comme une destination far du tourisme LGBT.

[5Gaixample, formé des termes catalan « gai » et « eixample » est le nom désignant le quartier gay de Barcelone.

[6Rupaul’s drag race est une émission de télé-réalité mettant en scène une compétition entre drag queen destinée à décrocher le titre d’America’s next drag superstar.

[7Citation du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, publié en 1848. Première partie : Bourgeois et prolétaires.

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