Pour une gilet-jaunisation du mouvement social

Depuis le 5 décembre, le mouvement social contre la réforme des retraites mobilise de nombreux secteurs professionnels, portant en lui l’espoir de freiner la broyeuse néo-libérale. Ce mouvement de masse a été l’occasion de l’amorce d’une rencontre entre le monde syndical et celui des gilets jaunes – rencontre à la fois productrice de contradictions et prometteuse pour les luttes à venir.

L’hypothèse d’une grève générale en mesure d’accentuer les pertes pour les capitalistes et de faire plier le bloc au pouvoir s’éloigne alors que la grève totale reconduite à la SNCF et à la RATP depuis maintenant un mois et demi est sur le déclin. Les grévistes constatent avec amertume, et nous avec eux, que la majorité des secteurs professionnels ne les a pas rejoints. Il est pourtant nécessaire d’analyser de manière pragmatique la situation et d’en tirer un premier bilan pour en souligner les effets positifs.

De nombreux liens se sont tissés, au sein des secteurs en lutte, entre différents secteurs, ainsi qu’avec les Gilets Jaunes, notamment lors des blocages de dépôts de bus et par l’opposition conjointe aux intrusions et aux agressions policières dans le cortège de tête. Ils ne sont sans doute pas encore suffisants. Une base de gilets jaunes était en effet présente en tête des manifestations intersyndicales du mardi et du jeudi, mais on ne peut plus en compter que quelques centaines, quand ils étaient des dizaines de milliers au cours des multiples Actes qui ont chamboulé le pays l’année dernière. Dans l’autre sens, on a aussi pu observer une timide jonction avec les syndicats lors des samedis de mobilisation gilet-jaune, que l’intersyndicale a appelé à rejoindre à trois reprises et qui ont été, à chaque fois, le théâtre d’une conflictualité et d’un débordement retrouvés.

S’il faut se réjouir de ces liaisons, il est toutefois nécessaire de formuler des propositions tactiques quant à leur devenir. Arrivés à ce point du mouvement, l’enjeu est d’enraciner la lutte contre la réforme des retraites dans la durée. Les gilets jaunes ont démontré qu’un conflit ne peut se gagner qu’en s’attaquant à l’ensemble de la reproduction sociale et qu’il est essentiel de s’en prendre en même temps à la nature politique du régime.

LIAISONS ET PRATIQUES

Faire une analyse concrète suppose de partir de la réalité de l’intervention politique aujourd’hui : à savoir une somme de pratiques politiques et conflictuelles se refusant à la médiation réformiste.

Blocages

D’un mouvement à l’autre, les blocages constituent les espaces où se rencontrent les subjectivités les plus déterminées, celles qui souhaitent agir, rapidement et efficacement.

Depuis 2016, blocages et occupations ont irrigué les mobilisations et ont souvent permis d’en intensifier la conflictualité. Mais on ne peut postuler une continuité fluide entre, par exemple, la nature et la fonction d’un blocage de rond-point d’une part, et le blocage d’un dépôt de bus d’autre part. Il est donc essentiel de saisir les spécificités politiques et organisationnelles de chaque forme de lutte.

Les occupations de ronds-points pratiquées par les gilets-jaunes en 2018 et 2019 n’avaient pas pour seul objectif de bloquer les flux – contrairement aux multiples envahissements de centres-commerciaux qui témoignaient explicitement d’une opposition farouche à la sphère de la consommation – mais aussi de générer des espaces de rencontre, de discussion : bref, la volonté de se réapproprier un lieu de passage et d’atomisation sociale pour en faire un lieu politique.

D’un autre côté, l’occupation et le blocage des dépôts de bus, des plateformes logistiques (notamment de l’énergie) et des raffineries qui ont caractérisé ces dernières semaines de lutte ont renoué avec un syndicalisme d’action directe que le réformisme pantouflard et le sacro-saint « dialogue social » promu par les centrales nous aurait presque fait oublier, ciblant l’espace antagonique traditionnel par excellence : celui du travail.

En Île-de-France, ces initiatives avaient un double enjeu. D’une part, elles permettaient d’accentuer les effets réels de la grève par le blocage ou le retardement des transports. D’autre part, des centaines de personnes se sont retrouvées tous les matins, à 4h30, aux quatre coins de la région, pour soutenir les grévistes et nouer des alliances autour de pratiques politiques communes, ce qui peut faire écho à la socialisation générée par l’occupation des ronds-points l’année passée.
Pour une gilet-jaunisation du mouvement social

Il n’est certes pas anodin que des personnes extérieures à une entreprise répondent à un appel à la solidarité, face à la répression administrative des patrons, ou prennent l’initiative de bloquer des points stratégiques pour le fonctionnement de la société.

Néanmoins, il faut admettre que le retour relatif aux pratiques offensives du syndicalisme de la fin du XIXème siècle / début du XXème siècle ne suffit pas. Le monde du travail s’est restructuré tandis que le syndicalisme est plus déstructuré que jamais. La précarité diffuse se concentre en plusieurs points de la société, selon différents statuts professionnels atomisés, dont les logiques et les intérêts ont été séparés les uns des autres.

Le mouvement des gilets-jaunes a été une réponse populaire face à l’échec des mobilisations traditionnelles et à la décomposition des corps intermédiaires, en permettant de rassembler tous ceux qui étaient touchés de plein fouet par cette déstructuration de l’organisation du travail : habitants des périphéries urbaines et des campagnes, salariés à mi-temps, chômeurs, mères célibataires, indépendants précaires, etc.

Le mouvement actuel, pour sa part, s’est largement organisé autour de pôles salariés dans des grandes entreprises publiques et semi-publiques de la région parisienne, c’est à dire dans les derniers grands bastions d’un syndicalisme essoufflé. Pourtant, force est de constater que la grève n’a tenu que par la capacité de s’organiser à la base, au-delà des directions syndicales qui maintiennent la mobilisation dans le strict cadre d’une légalité inoffensive et dont certaines ont même appelé à mettre fin aux grèves. Néanmoins, ce constat positif ne peut négliger le fait que les centrales syndicales n’ont pas été totalement débordées par leur base et qu’elles préservent encore une influence considérable et un rôle de pacification de la conflictualité sociale, du fait de leur promotion exclusive du dialogue social contre le combat de classe.

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