Syrie, la révolution confisquée

Cet article est paru dans CQFD n°136, en octobre 2015.
Glammour est un collectif d’auteurs qui s’intéresse aux expériences d’autonomie et aux mouvements sociaux en Méditerranée.
Des révolutionnaires syriens reviennent sur les expériences d’autonomie locale qui se sont construites dans la résistance à Assad et sur le piège qui s’est refermé sur eux et a conduit les survivants à l’exil.

Nous avons rencontré Salma, Hani, Majd, Oussama, Abou Selma, activistes civils imprégnés des valeurs d’anti-autoritarisme et de démocratie directe. Originaires de Damas et de sa région, notamment de la ville tristement célèbre de Douma et du camp de Yarmouk, ils vivent à présent à Toulouse, Paris ou Beyrouth, où ils ont pu venir « souffler un peu » ou poursuivre leur combat. Pour eux l’issue de la révolution ne se résume pas à « Bachar ou la Charia », repris en chœur de l’extrême gauche à l’extrême droite européenne, pour mieux la discréditer. Partageant le destin d’une majorité de Syriens, mais rendus invisibles par les jeux de puissants acteurs, ils dénoncent la réhabilitation du despote dans le sérail diplomatique comme un ultime coup de poignard dans le dos. Écrasés, ils ne capitulent pas. Ce serait se trahir soi-même. À travers ces témoignages, nous souhaitions contribuer à redonner la parole à ces invisibles.

« On nous a volé la Révolution ! », s’exclame Majd, acteur de la première heure du Printemps syrien, récemment réfugié dans l’hexagone. Issus de la révolte populaire de mars 2011, des réseaux de résistance prennent aujourd’hui corps dans un continuum entre militants en exil et ceux œuvrant dans les zones libérées. Ils sont ignorés des médias au profit d’analyses géopolitiques sans fin sur les impasses du conflit, confrontés à une répression féroce et à la militarisation rapide du soulèvement, coincés par le développement des mouvements islamistes et djihadistes soutenus par les puissances occidentales et régionales. Et finalement, trahis par une opposition officielle de notables en exil pantouflard, corrompue et désincarnée, ces réseaux d’insurgés tentent de garder vivace l’esprit révolutionnaire des débuts. Même lorsqu’ils se retrouvent acculés à organiser la survie dans des zones assiégées, ne pas se rendre est leur dernier espoir de voir un jour le régime chuter.

Manif à Damas en 2011

Du mouvement populaire à la clandestinité

À l’été 2012, un peu plus d’un an après le début du Printemps syrien, le mouvement social qui avait émergé avec les premières manifestations hebdomadaires, après la prière du vendredi, s’est vu contraint à la clandestinité sous la violence de la répression orchestrée par Bachar el Assad. Des réseaux de résistance s’organisent dans l’agglomération damascène et ses villes de banlieue. Salma, qui vivait en famille dans un quartier loyaliste du centre ville, se souvient : « Le basculement a eu lieu à Damas en juillet 2012, quand quatre hauts généraux ont été assassinés. D’importantes défections ont eu lieu dans l’armée, le climat a tourné à l’insurrection. Le régime a alors changé de stratégie. Les manifs du vendredi sont devenues des bains de sang. Je n’y allais plus. Il n’y a plus eu de rassemblements populaires, mais des activités clandestines de soutien logistique et de ravitaillement aux zones qui se libéraient. » Hani, son mari, précise cette entrée en clandestinité, complémentaire à la constitution des milices d’autodéfense dans les quartiers – et qui allaient donner naissance à l’Armée syrienne libre : « On n’arrivait plus à circuler à Damas. Je me suis fait arrêter avec une somme d’argent provenant de dons destinée à être acheminée en zone libre. D’autres activistes, des passeurs, aidaient les soldats à déserter. Des numéros de téléphone spéciaux circulaient, à appeler quand un soldat voulait faire défection. Souvent le passeur lui répondait – avec ou sans ton arme ? Bien sûr c’était plus intéressant avec une arme. »

Oussama, ex-fonctionnaire au ministère des affaires étrangères, actuellement à Beyrouth, témoigne de ce basculement à Douma, ville « libérée » située au nord-est de la capitale, dans la Ghouta orientale : « En 2012, on a commencé à se sentir vraiment assiégé. J’ai perdu dans cette période des proches et des amis qui ont été tués sur les check points de manière expéditive. Il n’y avait ni arrestation, ni tribunal, rien. Ils étaient tués sur les barrières. On avait peur de bouger. La première personne que j’ai perdue c’était mon neveu. Étudiant à l’université, il a été arrêté et torturé pendant 70 jours. Ensuite, j’ai perdu mon cousin, marchand de Douma, tué par les soldats du régime. Après j’ai perdu un ami d’enfance qui habitait dans le même quartier, il a été tué par un sniper. À la fin de l’année 2012, il y avait 24 snipers à Douma qui couvraient toutes les rues. » Majd a aussi participé au mouvement populaire de Douma, en s’improvisant reporter de terrain, lui qui est né dans une famille analphabète et n’avait jamais connu d’activités politiques : « Les discussions politiques, celles qui avaient émergées dans les coordinations de la révolution, ont cessé d’exister. Elles ont été réduites à néant par le niveau de violence. Le territoire a été découpé, délimité par la cartographie des snipers. Les manifestations ont disparu, les activistes ont été pris dans l’urgence humanitaire imposée par le régime. L’esprit militant a changé, nous venions de perdre l’initiative de la révolution. »

Le réseau "Razan Zeitouneh"

Hani, Salma, Majd font partie d’un des plus grands réseaux de résistance autour de Damas, le réseau constitué autour de la personnalité de Razan Zeitouneh, ancré sur le Comité Local des coordinations (www.llcsyria.org). Cette jeune avocate damascène a été enlevée, avec son mari Wael Hamada et deux de ses collègues (dont la femme de l’écrivain Yassine El Hajj Saleh), depuis bientôt deux ans à Douma. Tout laisse à penser que le rapt a été commis par un seigneur de guerre local libéré des geôles par les forces du régime (1). Elle a contribué au Violations Documentation Center qui effectue un travail de veille, d’enquête et de documentation sur les crimes du régime et demande la libération de tous les prisonniers politiques. À Douma, elle est à l’origine d’un centre de protection des femmes, où plus de 300 femmes se voient distribuer régulièrement des paniers de survie : pour les habitants de Douma, survivre c’est devenu une façon de résister.

Majd témoigne : « Je suis actif dans la coordination de projets locaux, notamment pour les hôpitaux et l’enseignement. Avec la répression, tous les services publics ont cessé. J’ai participé à la création de 7 centres éducatifs, qui accueillent de 200 à 250 enfants. J’enseignais à des enfants de tous milieux. On a mis en place des pédagogies ludiques, bien différentes de l’école disciplinaire du régime. L’économie locale est limitée, mais solidaire entre les localités de la Ghouta, notamment dans la confection de vêtements. Il y a encore des matières premières et des outils de production, des usines désaffectées cédées par les propriétaires et mises au service de la communauté de la zone libre. À cause de l’absence des bailleurs de fond internationaux ou d’ONG comme le Croissant rouge, d’autres relais se sont faits à l’extérieur et un système de financement propre a été mis en place, avec des courtiers de circonstance : un mécanisme entre les flux de personnes qui entrent avec des dollars, c’est-à-dire nous ou nos réseaux de soutien (2) et ceux qui sortent, les Syriens qui fuient et échangent leurs devises. C’est une logique bancaire de guerre. ». Oussama confirme : « Notre vision du travail c’était vraiment d’aider les civils. On n’a jamais pensé à aider les militaires. Ils ont leurs moyens à eux, ils peuvent avoir des financements. On agissait dans plusieurs secteurs : médical, éducatif, alimentaire. On ne pouvait pas travailler d’une manière trop structurée, sinon on risquait d’être découvert par le régime. C’était très difficile, on a eu des problèmes de transfert d’argent, de nourriture, car même quand tu veux tout simplement parler avec quelqu’un dans la rue, tu es observé et contrôlé. Je transférais souvent de l’argent d’une maison à une autre, d’une personne à une autre personne, quelques fois j’ai dû marcher avec des milliers de dollars, ça aurait pu me coûter la vie. »

Hani, ancien restaurateur de maisons anciennes, a dû abandonner son activité dès 2012. Il raconte les premiers pas du collectif d’ingénieurs activistes qu’il a contribué à fonder à Damas : « En 2013, on pouvait faire des allers retours en zone libre. C’était un autre monde qui se dessinait, coupé de tout et en premier lieu des besoins élémentaires comme l’eau, l’électricité, le gaz. On a commencé à tester des modèles de fours solaires, de méthaniseurs à Damas, pour ensuite les diffuser dans d’autres quartiers, afin de trouver des alternatives aux ressources énergétiques étatiques. Un paysan de Douma a accepté de mettre en pratique nos tests. Le réseau continue son activité depuis deux ans. Au début, il fonctionnait sur des dons, mais la population s’est appauvrie. On recherche alors des soutiens extérieurs. C’est notre façon de participer à la révolution, mais ça a un côté frustrant, car la réalité de la résistance se fait sur le front aujourd’hui. »

Presque au même moment, au sud de Damas, dans le camp de Yarmouk, Abou Selma, enseignant de langue arabe à l’université, monte la 1re école libre sur ce territoire de la ville mis sous embargo par le dictateur. Cet ancien militant du parti communiste palestinien, s’en est depuis longtemps distancié à cause des ses accointances avec le régime. Yarmouk, qui entre clairement dans la révolution, en juillet 2012, au moment des frappes aériennes du régime, comptait alors 250.000 habitants, dont 150.000 Palestiniens. « À partir du 1er bombardement, les obus sont devenus quotidiens et visaient les écoles. Les écoles dépendant de l’UNRWA (ONU) à Yarmouk ont fermé. Moi, ma femme et une nièce, nous avons trouvé une salle de mariage en sous-sol qui s’appelait “la Salle dorée Damascène” : c’est devenu “l’Ecole Damascène”. On avait deux demi-journées d’école et 1 200 élèves, en nombre fluctuant. Comme il y a eu une grande fuite de compétences dans le corps enseignant, il ne restait que les gens peu diplômés ou spécialisés, des jeunes filles avec le BAC, au mieux avec un début d’études à la fac. Nous étions 3 hommes seulement. Je les ai formés, et elles sont devenues les meilleures institutrices de toute la Syrie. » Il poursuit : « L’armée syrienne libre était stationnée dans le centre de Yarmouk et notre immeuble a été bombardé 7 fois par le régime. Nous élaborions des stratégies pour ne pas faire sortir tous les élèves en même temps. Au bout d’un an, il y a eu 5 autres écoles créées dans d’autres zones de Yarmouk. Il en reste 3 aujourd’hui. Derrière ce projet, il n’y avait pas de bailleurs internationaux, mais des individus engagés qui s’étaient regroupés pour financer. Notre idée était de sauver la société civile de Yarmouk, quoiqu’il arrive, afin que l’éducation et l’enseignement reste une priorité intemporelle et au dessus de toute influence. »

Le siège de Yarmouk

L’autonomie malgré la guerre

Ces réseaux d’activistes, à Douma comme dans d’autres zones de Syrie, s’appuient plus ou moins efficacement sur les conseils locaux, tentative de structuration de la résistance syrienne à l’échelle du pays. En octobre 2011, Omar Aziz, militant anarchiste mort en prison en février 2013, a fondé le comité local de Berzeh. Il appelait les Syriens à s’organiser indépendamment de l’État, sous des formes d’autogestion et par des pratiques horizontales et collaboratives. Toutes les provinces sont aujourd’hui dotées d’un conseil, excepté Damas, le cœur du dispositif sécuritaire du régime.

Pour la plupart de nos interlocuteurs, se structurer au niveau local, y compris sur des missions purement humanitaires et de survie, a été compris comme une forme de résistance à la violente répression et à la politique de terre brûlée des zones assiégées orchestrées par Bachar Al-Assad. Au début, il fallait à tout prix éviter que celle-ci n’emporte tout sur son passage et en même temps créer une administration de substitution pour assumer les services publics prioritaires (justice, eau, déchets). Salma précise l’importance de ces conseils locaux : « Dans certaines villes, les conseils locaux ont réussi à convaincre les employés des services publics de rester en poste, notamment dans les écoles ou les usines électriques. Alors même que le régime coupait les salaires des fonctionnaires dans les zones libres pour les inciter à abandonner leur poste. » Elle poursuit : « Derraya, c’est le projet le plus avancé depuis la révolution. Ça a toujours été une ville ouverte, avec de premières initiatives politiques dès 2002/2003 comme la bibliothèque municipale et l’organisation d’un nettoyage des rues pour combler les manques de l’État : ça avait beaucoup effrayé le régime. La ville est toujours restée mobilisée malgré les intenses bombardements menés par Maher Assad, frère du président, commandant de la 4ème division en stationnement. Sous le blocus, la vie est dure : il n’y a pas de terres agricoles qui permettent de tenir le siège [ndlr : on comptabilise plus de 400 barils d’explosifs balancés sur la ville dans les deux derniers mois]. Mais les habitants ne cèdent pas aux pressions d’Assad, qui leur fait miroiter un cessez-le-feu. » Derraya, située dans le Rif, à proximité de Damas, est considérée comme l’expérience la plus achevée de conseil local, alors qu’elle est devenue l’un des fronts les plus chauds du conflit : dès 2012, il est décidé que les groupes armés soient soumis à l’autorité du conseil local et les opérations militaires décidées conjointement avec les autorités civiles.

Oussama évoque les conseils locaux de Douma : « Cette ville est assiégée depuis au minimum deux ans, mais elle a continué à chercher l’alternative, à être solidaire, sans recourir à un système hiérarchique. Les habitants ont réussi à créer un système civil et, bien qu’ils vivent dans des conditions vraiment difficiles, c’est en même temps systématisé et organisé. On a eu un conseil local élu démocratiquement, qui assure les travaux municipaux. Les groupes militaires restent à l’extérieur de la ville, il est interdit d’être armé dans la ville. ». Il poursuit « On essaye d’être là pour dire que cette nature de travail local peut exister, que l’action civile est là, qu’il n’y a pas seulement la violence et le coté militaire. On ne travaille pas d’une position opposante au régime. Nous, on ne reconnaît même pas la légitimité du régime. Aujourd’hui, la violence et l’apparence confessionnelle dominent la situation en Syrie, mais la dignité pour laquelle on est sortis dans les rues ensemble reste notre exigence. »

Des institutions d’opposition en exil discréditées

« À travers les conseils locaux et la structuration des projets d’autonomie, on espérait aussi se construire une légitimité représentative, dans l’attente hypothétique d’une aide internationale ou face aux groupes armés qui capitalisent sur leurs faits d’armes et des financements étrangers. » Mais Abou Selma évoque ses déboires avec l’ONU : « On a commencé à envoyer des messages à l’ONU pour leur annoncer la réouverture des écoles, le nombre d’élèves, le programme et appeler les organisations internationales à prendre leurs responsabilités, à nous soutenir. On nous a ignorés. Plus tard, on a envoyé des listes avec les dossiers d’inscription et les résultats à l’UNRWA. Finalement on a reconnu nos écoles, à condition que les écoles enseignent le programme officiel syrien. Au moins, les élèves sortis de nos écoles ont pu continuer leurs études ailleurs. Il n’y a cependant pas eu de financement. » Majd revient lui aussi sur les modalités de financement des projets d’autonomie, cette fois via les conseils locaux chargés par les institutions de l’opposition en exil et les bailleurs de fonds internationaux de distribuer l’aide : « Un nouveau conseil a été élu pour toute la Ghouta orientale, chargé de la distribution des aides. Les budgets sont votés en conseil, par exemple un programme de sécurisation. Mais les financements venant de l’étranger sont plus complexes à mettre en œuvre. En plus, ils sont trimestriels, pas à l’année, c’est donc difficile de construire une vision alternative à moyen terme. »

Cette réalité des activistes de terrain est peu prise en compte par ceux qui représentent l’opposition officielle, reconnue à l’international. Les révolutionnaires syriens dénoncent assez unanimement l’incompétence et le peu de crédibilité de ces « opposants de salon », interlocuteurs privilégiés des grandes puissances. Ils critiquent une tentative de recentralisation des comités locaux par le Conseil national syrien, mais aussi l’opportunisme, la corruption et les divisions qui minent cette institution et les tentatives d’interférences internationales, au gré de l’évolution des rapports de force sur le terrain. Marwan, jeune syrien exilé à Paris depuis 2011, laisse éclater sa désillusion : « Les représentants du Conseil national syrien gagnent plusieurs milliers de dollars par mois et se complaisent dans l’inaction. Des anciens soutiens à Bachar, faisant partie de l’élite, se présentent comme des opposants en exil. C’est notamment pour ça que nombre de Syriens n’y croient plus : ceux qui ont les moyens fuient, les pauvres restent et meurent. C’est en réalité une opposition de classe en exil. »

Dessin d’Omar Ibrahim (source : Mémoire Créative de la Révolution Syrienne)

La militarisation prend à revers la résistance populaire

Lâchée par ses représentants autoproclamés, démunie face aux attaques répétées du régime d’Assad et dépossédée par les tentatives de prises de pouvoir des milices apparues à la faveur de la guerre, la résistance civile s’affaiblit. Parallèlement, des milices en recherche d’hégémonie ont pu bénéficier d’un soutien militaire et logistique auprès des pays du Golfe (3) et jouer leur propre jeu d’influence indépendamment du mouvement civil. Ce qui n’est pas le cas des groupes d’autodéfense ou des composantes progressistes de l’ASL qui réclamaient des moyens directs pour se défendre et qui ont reçu un soutien dérisoire. Leila, anarchiste et blogeuse dissidente (4) résume la place grandissante des groupes armés dans la situation révolutionnaire : « Les groupes islamistes totalitaires, comme Daech, sont montés en puissance grâce au chaos et ont commencé à viser les zones libérées, les activistes et l’Armée Libre, en commettant des exactions terribles. Ce fut l’émergence de gangs criminels et de profiteurs de guerre. La Syrie est devenue le champ de bataille des proxy wars [guerres par procuration], de la rivalité entre sunnites et chiites, des interventions étrangères. Les troupes iraniennes et les milices chiites [Hezbollah] occupent des parties du territoire, soutenant le régime. Des extrémistes wahhabites sont venus rejoindre Daech. Tel a été le prix de notre quête de liberté. »

A Yarmouk, les activistes se sont trouvés directement affectés par l’arrivée de Jabhat al-Nosra. Abou Selma témoigne de la montée en pression exercée par la milice islamiste : « Une première fois, les hommes de Jabhat al Nosra sont venus me voir avec l’émir (en signe de respect de l’institution de l’école). Ils m’ont demandé de séparer les filles des garçons, au nom de l’islam. J’ai leur dit que j’étais certes musulman mais que je ne pouvais pas ouvrir une seconde école faute de moyens. En raison de la situation d’exception, ils ont finalement accepté la mixité dans l’école. Une seconde fois, ils sont venus me demander d’enseigner la religion une heure par semaine, ce que j’ai refusé. Une autre fois, j’ai eu des ennuis parce que j’avais organisé une kermesse pour les enfants, au moment du petit Aïd (fin de Ramadan), avec des jeunes bénévoles, garçons et filles. Les jeunes de l’équipe ont voulu continuer la fête entre eux et j’ai laissé faire. C’était familial, bon enfant. Mais Jabhat al-Nosra m’a accusé d’avoir fait de l’école un endroit de débauche et me traitait de danseur des rues, “comme tous les Goranais” [habitants originaires du Jourdain]. On a eu des échanges virulents, je leur disais qu’ils n’avaient aucun droit sur moi et qu’ils feraient mieux de s’en prendre au régime. Menacé, Abou Selma finit par choisir la voie de l’exil, en Turquie, puis en France. « L’école existe toujours, confie-t-il, mais elle n’est plus aussi libre. Ces miliciens veulent imposer un programme islamiste. Si c’est ça, il vaut mieux mettre la clé sous la porte. »

Face au régime tortionnaire, le non-choix de coopérer avec les milices

« À Douma, l’enseignement autogéré n’a pas subi ces conflits de valeur, même s’il y avait des parents salafistes parmi nous. Nous évitions de rentrer dans la polémique religieuse, nous essayions de rester sur des bases communes, avec comme priorité de combler la douleur et la souffrance de la population. Il y avait des efforts au quotidien, la nécessité de susciter une expérience collective. La division sociale aurait été une victoire du régime. ». Majd évoque la vie sous commandement militaire de Jaysh el-Islam, une des plus puissantes composantes du FIS (Front Islamiste Syrien, alliance de groupes islamistes de décembre 2012) et relate les logiques de concurrence et de coopération qui s’installent au quotidien à Douma. « À Douma actuellement, le chef est Zahran Allouche qui dispose de la milice la plus puissante. Tous les jeunes s’engagent dans Jaysh el Islam. Ce n’est pas par idéologie ou parce qu’ils aiment Allouche, mais parce qu’ils ont besoin de se battre, de ne pas rester à subir. Depuis deux ans, on est passé d’un siège relatif à un siège total. Les bombardements viennent des hauteurs de la vallée de la Ghouta, on ne peut y échapper ; les missiles conditionnent notre quotidien. Tous les combattants ne sont pas salafistes, plutôt des salafistes de circonstance. Même si c’est vrai que la religion est très présente en Syrie et d’autant plus que la mort fait désormais partie de notre quotidien. En réalité, les milices deviennent dominantes selon l’importance des moyens dont elles disposent. L’Arabie Saoudite a été le seul soutien militaire sur le terrain. Il n’y a pas eu d’autres réactions internationales. L’Occident nous a abandonné ou s’est caché derrière l’intervention opportuniste des pays du Golfe. La prise de pouvoir de certaines milices n’est clairement pas le miroir de la réalité sociale, mais plutôt un état du rapport de force géopolitique. »

Malgré de fortes réticences sur les préceptes rigoristes qui prétendent régir la vie sociale, le conseil local et la milice se voient contraints de coopérer pour ce qui relève de la résistance à Bachar. À Douma, Jaysh el Islam a ainsi mis en place une justice de substitution à celle d’Assad, lequel jouait le jeu de l’insécurité généralisée, par la libération de prisonniers de droit commun, la coupure des salaires des fonctionnaires de la justice et le bombardement des infrastructures judiciaires. Majd relativise aussi le contrôle total de la milice : « À Douma, il y a une très forte solidarité entre les civils et les révolutionnaires armés. Beaucoup estiment que le conflit idéologique n’a pas lieu d’être vu les circonstances. D’ailleurs, au début de la militarisation, le groupe progressiste qui coordonnait le rassemblement des forces révolutionnaires dans toute la Ghouta orientale a choisi d’allier les salafistes et les frères musulmans aux discussions sur les alternatives à l’État, afin d’anticiper la chute du régime. Je pense que si les Syriens pouvaient décider de leur sort, ce qui ne sera probablement pas le cas, ce n’est pas le modèle saoudien qui sortirait de la consultation. Les Syriens sont croyants, conservateurs dans un certain sens, il faut le comprendre. Mais ces croyants sont capables de se mobiliser contre Allouche quand il devient autoritaire. » Hani décrit un épisode vécu d’injonction salafiste, mais reste persuadé que la milice ne peut s’affranchir complètement des dynamiques sociales de la ville : « Nous étions de sortie pour l’Iftar [rupture du jeune] pour acheter des pâtisseries. Un barbu armé voulait contrôler notre identité. Quand il m’a rendu les miens, il m’a demandé pourquoi je ne voilais pas ma femme. Je lui ai répondu ironiquement que je cherchais encore l’habit traditionnel de Douma. Il m’a dit de mettre n’importe quel drap. Et moi je lui ai répondu qu’on n’était pas en Arabie Saoudite. Il m’a menacé. Mais les gens dans la pâtisserie sont intervenus en s’excusant. Plus tard, d’autres personnes sont venues s’excuser de son comportement, dont son neveu, au nom des habitants de Douma. Ce genre d’épisode, ce n’est pas une raison suffisante pour abandonner. D’ailleurs les femmes du réseau Razan n’abandonnent pas. Ces types sont de nouveaux petits despotes locaux. Mais ce n’est pas la force meurtrière de Bachar. »

Pour les activistes du réseau, la militarisation du conflit et l’essor de certains groupes rebelles ne doivent surtout pas faire disparaître que le principal ennemi à abattre reste Bachar : « Avec la nécessité d’un front « tout sauf Bachar », il n’est pas possible de définir pour la Syrie un projet politique alternatif parfait. Ce qui nous rassemble pour le moment, c’est la révolution contre la tyrannie avant tout ». Cette absence de projet politique propre, combiné à la délicate cohabitation de circonstance avec les groupes islamistes armés dans les zones libérées, perturbe grandement l’identification par les gauches arabes et occidentales des réseaux de type « Razan » comme des alliés à soutenir. Le vieux cache-sexe anti-impérialiste devient alors le prétexte de ces gauches pour adopter la pire des positions : le soutien au Régime bassiste, à l’instar des tendances politiques les plus réactionnaires.

Collectif "Kafranbel Syrian Revolution"

L’argument confessionnel, l’arme de la contre-révolution

Pour Salma, Hani, Majd et Abou Selma, l’argument de l’islamisation de l’opposition a porté préjudice au mouvement civil et populaire entamé en 2011. Il recouvre moins la réalité sociale du mouvement qu’un discours porté à l’extérieur qui a servi le régime, se posant en protecteur des minorités. « Je ne comprends pas l’accusation faite aux révolutionnaires syriens d’avoir entraîné une guerre confessionnelle, s’insurge Salma. À Zabadani, ville chrétienne de Syrie qui subit encore maintenant l’étau du régime, le clergé était lui-même engagé dans la Révolution. Le père Paolo ne s’est pas engagé en son nom, mais intentionnellement en tant que chrétien, c’est important de le souligner : il avait compris l’importance de casser l’image d’un mouvement manipulé par l’islamisme sunnite, mise en avant par le régime dans les discours internationaux ou les médias occidentaux. »

Pour combattre l’idée d’une révolution réduite à des milices confessionnelles, Hani évoque la participation sans distinction des minorités, comme celles des Ismaéliens de Salamieh au début de la Révolution : « Ils ont participé aux brigades, à la logistique. C’était astucieux, car ils représentaient une minorité insoupçonnable. C’était étonnant, on les avait tous toujours considérés comme faisant partie du poulailler d’Assad ! Ils scandaient en pleine manif “On ne s’agenouille devant personne, pas même Dieu”, ce qui paraît impensable à dire en Syrie, qui reste un pays traditionaliste. ». Salma prend le relais : « Si les leaders druzes ont affiché une neutralité officielle, beaucoup d’entre eux ont résisté, car il y a une longue tradition de résistance depuis le mandat français. Beaucoup ont commencé par faire défection au service militaire, surtout à Soueïda (une région druze à l’est de Deraa, berceau de la révolution). Pour des raisons stratégiques et un jeu d’alliance communautaire, le régime ne se permettait pas de tuer les Druzes en pleine rue, ce qui a facilité leur implication dans la résistance. Plus tard, il y a eu un rapprochement plus explicite avec les révolutionnaires. Du coup aujourd’hui, Bachar autorise Daech à terroriser les Druzes. Ce qui me fait dire que Deraa est une zone que le régime pourrait lâcher aux révolutionnaires, car, après ce point de non-retour, les Druzes ne rejoueront pas l’alliance avec le régime. »

Pour Salma, « L’argument confessionnel sert de prétexte à toutes les parties prenantes au conflit, de Bachar aux puissances étrangères. C’est comme s’il y avait un plan en deux étapes, d’abord faire croire que les groupes confessionnels sont irréconciliables, puis imposer une partition, un découpage de zones d’influence, comme au Liban, en Irak. ». Marwan insiste sur l’interventionnisme dévastateur des puissances régionales soutenues par leurs alliés internationaux : « La Syrie n’est pas dans les mains des Syriens. Même au travers des institutions de l’opposition, on n’a pas réussi à investir dans la démocratie. Les dégâts matériels seront un jour remplacés par l’Iran ou l’Arabie Saoudite. Pour moi, c’est là que la révolution a perdu. ». Alors qu’en septembre, Le Drian, ministre des affaires étrangères, annonce les premières frappes militaires françaises contre Daesh et que les soldats russes débarquent au sol dans le nord du pays, les réseaux d’insurgés comprennent aujourd’hui qu’aucune puissance n’a eu la volonté de soutenir ce soulèvement civil, ni réellement souhaité la chute du régime Assad. Aux yeux des États, l’incertitude d’un mouvement démocratique paraît toujours moins souhaitable que le chaos organisé en zones d’influence et s’appuyant sur des seigneurs de guerre locaux. Sur l’échiquier géopolitique, les crimes du dictateur finissent par être oubliés.

Sentiment d’abandon et exil

Déçus, lâchés, y compris dans les pays de leur exil (cf. les conditions d’accueil des réfugiés syriens dans l’Hexagone), certains de ces résistants repartent parfois au plus près des frontières syriennes pour poursuivre la résistance. Quel espoir reste-t-il pour eux, qui luttent contre le sentiment d’abandon et d’exil, de voir se reconstruire une république sociale syrienne, démocratique, multiconfessionnelle, interethnique et laïque, qu’ils appellent de leurs vœux ?

Condamnant le tour que prend l’alliance objective entre le régime et les puissances extérieures et le silence radio coupable sur ceux qui ont réellement porté cette rébellion populaire, Abou Selma conclut avec amertume : « Cette force d’opposition, ça aurait dû être nous ! Mais on a été poussé dans des impasses. La communauté internationale a fait miroiter aux résistants beaucoup de soutiens qui ne sont jamais venus. Aujourd’hui les médias se focalisent sur des acteurs du conflit qui ne représentent qu’une minorité de gens en réalité. Alors que c’est une majorité du peuple syrien qui s’est révoltée ! Mais cela n’a plus aucune valeur aux yeux de l’Occident. On est tous devenus des cafards ou des Daesh. ». Si personne aujourd’hui ne sait ce qu’il adviendra réellement de la Syrie, avec ou sans Bachar, entière ou fragmentée, la mémoire de cette résistance devra être la base de toutes les recompositions.

GLAMMOUR
Groupe de liaison et d’actions Méditerranée Moyen-Orient Utopie Rojava

1.On parle du « commerce du djihad », une stratégie du régime qui fait référence à la libération de prisonniers djihadistes en 2011 dans le seul objectif de créer un contre-pouvoir à la révolution civile (voir encadré sur le rôle de Daesh dans le siège de Yarmouk).
2.voir le site adoptrevolution.org
3.Le puissant groupe salafiste Jabhat al-Nosra, affilié à Al Qaeda, est notoirement soutenu par des émirs saoudiens. Le groupe « islamo-national » Ahrar Al-Sham qui domine le Nord ouest du pays, bénéficie de l’appui du Qatar, de la Turquie et cherche le soutien des États-Unis.
4.https://tahriricn.wordpress.com/)

L’ensemble du dossier Syrie de CQFD n°136 est disponible ici en version PDF.

A lire aussi...