C’est arrivé comme un changement d’année, à minuit pile. Pour ceux qui, comme moi, étaient alors rivés à leurs radios, il y a même eu un compte à rebours. Le Président allait parler, il était en passe de parler, il s’apprêtait à commencer à parler et puis voilà, il a parlé. Et tout d’un coup nous étions en guerre. Tous. Les salopards qui fusillaient encore au Bataclan à ce moment-là et ceux qui se lançaient à l’assaut de la salle de spectacle, bien sûr. Mais pas seulement. Nous étions tous en guerre. Lui dans son petit costume noir, moi, avachi dans mon fauteuil, une bouteille de rouge à la main et puis vous tous, ceux qui dormaient et ceux qui veillaient, ceux qui pleuraient leurs proches et ceux qui, hébétés sur un trottoir parisien regardaient le bal des gyrophares dans la nuit : tous ensemble, nous sommes entrés en guerre.
Depuis l’annonce est répétée à longueur d’ondes. Les chefs de guerre sont sur le pied de guerre et ils informent les citoyens du changement fondamental survenu durant cette nuit tellement plus noire que les autres. C’est la nature même de notre situation collective qui aurait été bouleversée. Il y a pourtant peu de chance pour que les historiens du futur situent le début de quelque guerre que ce soit en ce 13 novembre 2015. Car que s’est-il passé au juste ? Les suppositions sont devenues réalité, les menaces des actes. Et une poignée de vivants – toujours trop grande, toujours surnuméraire – des morts. C’est tragique. C’est dégueulasse. Chaque vie dérobée de la sorte, quel qu’en soit le motif, est une insulte faite à l’humanité. Est-ce pour autant une surprise ? L’observateur assidu peut être choqué, révulsé par ce déchaînement de violence et par l’abîme vers lequel se dirige le monde aujourd’hui. Il ne peut pas en revanche être surpris. C’est impossible.
D’autres l’ont expliqué mieux que je ne saurais le faire mais je ne crois pas qu’il faille être un cador de l’antiterrorisme ou un ancien otage pour avoir vu arriver ces attaques [1]. D’où je conclus que les décisions et politiques mises en branle depuis vendredi ne sont pas le fruit d’une réactivité, d’une gestion de crise, d’une adaptabilité remarquables de la part de nos gouvernants. Et ce n’est pas être conspirationniste que de le croire. Cette menace était réelle et connue, il serait incongru d’imaginer que le scénario qui se déroule à présent n’a pas été pensé en amont. On ne déclare pas la guerre à la légère ou sous l’effet de l’émotion et de la colère. On ne s’engage pas seul dans une rhétorique belliciste lorsque l’on dirige un État.
Il semble en revanche qu’il soit tout à fait possible de déclarer indéfiniment la même guerre. D’où nous viendrait autrement cet arrière-goût de déjà-vu ? N’étions-nous pas déjà en guerre contre ce même ennemi informe depuis les attentats de janvier ? Et en janvier, n’étions-nous pas déjà en guerre contre lui depuis des lustres ? Depuis l’assassinat des journalistes Ghislaine Dupont et Claude Verlon à Kidal ? Depuis l’opération Serval au Nord-Mali ? La prise d’otages d’In Amenas en Algérie ? Les meurtres de Mohamed Merah ? Le démantèlement de Forsane Alizza ? L’intervention en Libye ? Le World Trade Center ? Les attentats de Paris en 1995 ? La vérité c’est que nous sommes en guerre depuis vingt ans contre un ennemi qui change régulièrement de nom, de visage, de territoire, de moyens, de capacité d’organisation et de tactique. Un ennemi que l’on s’est créé aussi, à de nombreux égards, au fil de campagnes militaires désastreuses et de manipulations diplomatiques de haut vol. La seule différence notable de ces dernières années tient à une relocalisation du conflit : jusqu’ici, nous avions l’habitude de combattre principalement cet ennemi chez lui, sur son terrain, aujourd’hui il nous attaque sur le nôtre.
Mais la guerre n’a pas attendu ce retournement pour pénétrer notre quotidien. Ce sont ces patrouilles militaires que nous avons admises dans nos centres villes, ces poubelles transparentes, ces colis dits suspects, ces portiques de sécurité à l’entrée des mairies, ces contrôles au faciès, ce flicage généralisé, ce plan Vigipirate chaque fois plus cramoisi passé progressivement d’un dispositif provisoire à une norme de vie.
Admettons ici que Charlie fut un point de rupture. Il y avait eu des signes avant-coureurs, soit, mais peu de Français auraient pu s’imaginer qu’une telle violence puisse faire irruption dans leur vie réelle, qu’elle puisse jaillir de l’écran de leur télévision pour éclater en plein Paris, dans les rues de leur capitale, ce décor qu’ils fréquentent, qu’ils aiment peut-être, qu’ils admettent en tout cas comme bien commun. Ces attaques ont donc constitué une rupture spectaculaire, c’est-à-dire un changement brutal dans les termes du récit qui nous est adressé et dans la manière dont nous le recevons. Ce type de traumatisme collectif fait évoluer le champ du dicible. Il y a des idées, des propositions, des offres politiques qui, impensables la veille, s’imposent dans le débat public dès le lendemain d’une série d’attentats [2]. Le peu de questionnements, voire l’exaltation, suscités par la traque et l’assassinat des frères Kouachi ont démontré le désir de vengeance qui traversait alors une partie de la population. Le discours sécuritaire a ainsi trouvé un écho rénové parmi la population française. Ces attaques ont permis une renégociation du contrat qui lie l’État et ses sujets et qui se résume toujours en ces termes : quelle part de votre liberté êtes-vous prêts à céder en échange de la promesse de sécurité ?
Je n’ai rien écrit sur Charlie jusqu’ici. Je n’en ai pas eu l’envie. Ou plutôt : je n’en ai pas eu le courage. Les sans-culottes de la liberté d’expression et les troupeaux de volontaires de la parade du recueillement obligatoire m’ont laissé sans voix. J’étais loin, je les ai laissés paître à l’ombre de leur République. Il y avait sûrement autant de marcheurs que de raisons de marcher ce dimanche de janvier. Ce n’est plus à un niveau individuel mais collectif qu’il convient aujourd’hui d’analyser les conséquences de l’unanimisme jesuischarliste. Qu’avons-nous accepté, à quel prix et avec quelles conséquences ? Car force est de constater que toute personne prenant part à un rassemblement de cette envergure accepte de troquer ses spécificités individuelles, ses nuances, ses doutes, ses précisions de jugement, contre un message collectif – symboliquement puissant mais nécessairement simpliste. Qu’on le veuille ou non – et je veux bien croire que ce n’était pas là l’intention principale d’une bonne partie des manifestants –, une telle pantalonnade accorde une licence d’agir aux gouvernants. C’est un mandat qui leur est donné. Et quand la manifestation se transforme en feria des forces de l’ordre, avec lâché de CRS en état de grâce et concours d’applaudimètre entre les différentes factions en bleu, le message est d’autant moins équivoque. En croyant marcher pour la liberté, cette chimère aux mille figures, ils l’ont vendue au moins offrant.
Il y a d’abord eu les affronts symboliques faits à notre intelligence. L’invitation des dirigeants parmi les plus sympathiques de la planète à la grande marche du 11 janvier. Les gamins de huit ans interrogés des heures durant sous le régime de la garde à vue pour n’avoir pas été suffisamment Charlie. L’usage massif de la délation au service de la notion fraîchement rénovée « d’apologie du terrorisme » [3]. La suspicion généralisée notamment envers les musulmans sommés de se dissocier des assassins alors qu’ils sont les premières victimes de l’ignorance et de l’obscurantisme qui travestissent leurs croyances. Ce n’étaient là que des mises en jambes. L’arsenal sécuritaire s’est ensuite déployé, chacun profitant du contexte pour avancer ses pions et accroître le périmètre de ses compétences. Plus de dix mille soldats ont ainsi été affectés à la sécurité des « sites sensibles ». Ils ont pris place dans nos villes, nos rues, nos lieux de transit, sécurisant nos esprits par l’exposition et donc la banalisation de leurs gros fusils de guerre. Les policiers ont ensuite obtenu la révision de leur armement pour faire face à celui des terroristes. Enfin les policiers municipaux – agents dont la fonction relativement fourre-tout consiste principalement à s’occuper des problèmes de voisinage et de circulation – ont massivement réclamé leur droit à la gâchette. Certains maires se sont opposés à cette mesure inutile et dangereuse mais d’autres ont su la mettre au service d’une politique locale anxiogène et xénophobe [4].
D’une manière générale, la France a donc fait le choix de multiplier la présence d’armes létales dans l’espace public, une stratégie qui repose sans doute sur des logiques économiques et symboliques fortes mais dont l’efficacité peut sérieusement être en mise en doute, l’augmentation du nombre d’armes en circulation n’ayant jusqu’ici jamais contribué à l’établissement d’une paix durable – et ce, probablement, depuis l’invention du gourdin.
Restait encore à faire passer le gros morceau de l’histoire : la Loi sur le renseignement. Au moment des attaques contre Charlie et le magasin d’alimentation casher de Vincennes, le texte est déjà en préparation. Des parlementaires planchent dessus depuis plusieurs mois et ils doivent savoir que leur marge de manoeuvre est assez limitée. Les révélations d’Edward Snowden sur les pratiques du renseignement américain ont sensibilisé l’opinion publique et François Hollande lui-même s’est indigné de cet espionnage à grande échelle. Sans surprise, la machine s’emballe après le 7 janvier. Pour le gouvernement, les attentats qui viennent de nous frapper sont la preuve qu’il faut réformer le renseignement. C’est évidemment un raccourci ridicule. D’abord parce qu’en majorité, les innovations qu’introduit la nouvelle loi n’en sont pas. Il s’agit de légaliser, d’inscrire dans le marbre, des pratiques courantes des services de renseignement. Il n’y a donc pas de changement de cap à attendre, ce n’est pas un nouvel horizon fait de lendemains glorieux qui se dessine pour nos barbouzes mais la poursuite – à peine plus encadrée – de leurs activités habituelles.
D’autre part, c’est sur la question du contrôle numérique que l’on ose le plus. Or, la rhétorique de nos dirigeants est construite sur un mensonge, certes vendeur, certes récurrent depuis une dizaine d’années, qui voudrait faire de l’Internet le coeur sombre de la machine à radicaliser [5]. La figure du jeune djihadiste auto-formé dans les limbes du world wide web sert régulièrement d’alibi pour accroître la surveillance de tous les profils d’utilisateurs. La loi examinée « en procédure accélérée » par le Parlement instaure entre autres trouvailles technologiques un algorithme censé détecter des conduites atypiques, la collecte massive et aveugle des données de l’ensemble de la population connectée et l’assujettissement des fournisseurs d’accès [6]. La couleuvre est grosse. On peut légitimement se demander si nous l’aurions avalée sans rechigner si elle n’avait baigné dans le dit « Esprit du 11 janvier ».
Ces dispositifs sécuritaires ne sont pas les seules conséquences de l’aubaine politique qu’a constitué cette année le mouvement jesuischarliste. Peut-être pourrions-nous même analyser l’ensemble des décisions prises par l’exécutif depuis le mois de janvier sous ce prisme ? C’est le cas bien sûr de l’intervention en Syrie, mais aussi de l’abominable gestion de l’afflux migratoire depuis le printemps dernier. L’argument économique qui avait constitué de tous temps le socle du rejet de l’autre a été remplacé par des considérations sécuritaires. Parce que nous vivons une situation exceptionnelle, le repli sur soi est redevenu une option présentable. Depuis le mois de juin, à Vintimille, une partie de la frontière franco-italienne est fermée aux étrangers. Comme à Calais, à Paris et ailleurs, ils subissent le harcèlement et les coups des forces de l’ordre. En sus, les pouvoirs publics s’appliquent à faire la distinction entre les réfugiés – ces bons migrants qui ont vocation à être aidés – et les migrants économiques – ces mauvais migrants qui eux ont vocation à retourner crever dans leurs pays qui ne sont pas assez en guerre à nos yeux. C’est de cette distinction initiale que naît ensuite l’amalgame infâme entre terroristes et migrants.
Nous en étions donc là vendredi dernier. Convaincus d’avoir laissé filer une belle part de notre liberté dans cette affaire et déjà pas tout à fait certains d’y avoir trouvé plus de sécurité en échange. Les attaques successives à Nice, Villejuif, Saint-Quentin Fallavier ou à bord du Thalys en août dernier avaient démontré deux choses. L’une, c’est que la France n’a cessé d’être la cible occidentale privilégiée des terroristes. L’autre, c’est que la débauche de moyens mis au service de l’antiterrorisme n’a pas permis de faire baisser cette menace. Jusqu’à la semaine dernière, les services français pouvaient justifier ces « failles » par le casse-tête que posent les loups solitaires agissant par nature hors des réseaux et se faufilant donc entre les mailles de la surveillance. Ils fanfaronnaient d’autant plus que plusieurs groupes préparant des attentats sur le territoire auraient eux été démantelés ces derniers mois [7], à chaque fois in extremis selon les récits des ministres [8].
Et puis il y a eu Paris. Il y a eu le Stade de France, le Bataclan, la Belle Équipe, le Petit Cambodge et ces listes insoutenables de prénoms, ces courtes biographies alignées sur les sites d’informations comme autant de vies réelles, si semblables aux nôtres, si anonymes. Ils n’ont pas visé des militaires, ils n’ont pas visé des policiers, des journalistes, des dessinateurs. Ils n’ont même pas visé les artistes qui se trouvaient sur la scène et dont le nom aurait pu planer légèrement au dessus des autres durant les hommages. Ils ont tiré dans le tas, ces salopards. Et tout, dans leurs méthodes, leur organisation, dans ce choix raisonné de cibler des inconnus, de frapper à plusieurs endroits simultanément, tout dans ces attaques tourne en ridicule le dispositif sécuritaire français. Le message principal qu’adressent les djihadistes, c’est celui de la faillite de la stratégie post-Charlie. Ils nous disent que nous aurons beau établir la surveillance massive, les écoutes, le flicage des déplacements, la répression, les perquisitions, les descentes, les discours, les caméras, les mouchards, les infiltrations, nous aurons beau mettre un agent derrière chaque barbu et des soldats à tous les coins de rue, ils parviendront quand même à nous frapper en plein coeur. C’est cette vérité qui suscite dans la population un sentiment de vulnérabilité et d’impuissance.
Nous nous trouvons pris en otage entre les partisans d’une idéologie absurde et sanguinaire et des dirigeants qui n’ont à offrir en réponse qu’une escalade de la violence, du renfermement et du contrôle dont nous savons déjà qu’elle ne peut qu’échouer. Nous pouvions feindre de l’ignorer en janvier dernier, ce n’est plus possible aujourd’hui.
À partir de là, il me semble absolument indispensable de nous poser la question de notre responsabilité collective. C’est certainement un paradoxe mais c’est aujourd’hui, alors que l’émotion en paralyse certains et que la vue du sang fait resurgir nos instincts les plus bas, qu’il faut prendre le temps de la distance, celui de la réflexion, reposer les problèmes en termes de philosophie politique. Qu’attendons-nous d’un État ? Qu’est-ce que l’État ? Quel est son rôle et quel est le nôtre ? Si l’État que nous voulons est celui qui répond aux agressions en promettant de « rendre point par point » [9] les coups que lui assènent la « barbarie » et les « monstres » qui la servent, alors c’est un Dieu que nous cherchons. Ce n’est pas un système raisonné ayant pour objectif la pacification des rapports humains ou la poursuite du bonheur, c’est une figure mythologique, paternelle, grégaire, un souverain qui cache la vacuité de son projet et la fragilité de son pouvoir réel par la force de son récit narratif et dont la puissance ne repose, in fine, que sur la peur qu’il inspire. Cet État là dit : « moi ou le chaos ». Et parce que son seul véritable objectif est de garantir sa pérennité et la préservation de ses intérêts, il organise lui-même l’idée du chaos.
Cette pente est dangereuse en ceci qu’elle mène aux théories du complot. Nous avons tout à y perdre. Le conspirationnisme est un leurre qui dépouille ceux qui y adhèrent de leur capacité d’action. En supposant l’existence d’un plan global, connu de peu et caché à tous, ils confèrent un pouvoir incommensurable aux élites. Il faut démonter cette logique [10]. Les gens qui nous gouvernent ne sont pas d’incroyables stratèges dont la longueur de vue n’aurait d’égale que les compétences. Nul besoin d’être un génie de la géopolitique pour se rendre compte qu’ils ne sont pas des fusées en la matière. En questionnant la responsabilité de nos dirigeants dans la situation actuelle, il ne s’agit donc pas ici de déceler d’improbables complicités terroristes au sein même de l’appareil d’État. Il s’agit plutôt de mettre en lumière la nullité de leurs politiques.
Il se trouve encore des gens qui parlent du terrorisme comme d’une peste noire. Ils apportent des bougies sur les lieux des tueries, mouillent leurs yeux d’incompréhension et lèvent les bras au ciel comme pour exiger une réponse. Comment expliquer que ce fléau s’abatte sur la France, cette innocente Marianne au sein nu drapé dans ses devises grandioses et sa déclaration de droits de l’Homme ? À ceux-là il faut expliquer qu’il n’y a point de hasard. Nous payons aujourd’hui les conséquences de décennies d’incurie, de bêtise et de soumission aux intérêts économiques. La France n’est pas la seule coupable, mais elle est loin d’être toute blanche. Certes elle n’a pas participé à l’invasion de l’Irak de Saddam Hussein dont l’organisation État islamique est le fruit pourri [11] mais elle est avant tout une ancienne puissance coloniale. C’est une page que nous avons choisi de tourner bien rapidement de ce côté-ci de la Méditerranée.
Le retour d’un état d’urgence daté de la guerre d’Algérie nous rappelle opportunément qu’elle n’est pas si lointaine l’époque des pillages, des massacres, de la répression, de l’humiliation quotidienne, du racisme d’État. Et le colonialisme s’appelle désormais partenariat privilégié. La France soutient les régimes autoritaires du monde arabe sous prétexte qu’ils constitueraient un rempart aux théocrates. Elle tempère toutefois cette position en faisant sienne la ligne diplomatique américaine dans cette région du monde : un croyant est un ami si ses croyances ne l’empêchent pas d’être un partenaire commercial majeur. L’idylle débridée entre Paris et Doha ou Ryad ne laisse aucune place au doute. La vente d’avions de chasse et de navires de guerre au régime égyptien du maréchal Al-Sissi non plus. Rien n’a été appris des printemps arabes. Les interventions militaires continuent, déguisées en « opérations de maintien de la paix ». Mais ce n’est pas la paix qu’elles maintiennent c’est la mainmise des entreprises françaises sur les ressources naturelles.
Heureusement, l’histoire a fait de nous les dépositaires universels de valeurs telles que l’humanité et la tolérance. On s’empresse donc de sortir du placard le joli costume de gendarme, celui qui sied si bien à tous nos présidents. Il suffit de l’épousseter légèrement, de le réajuster à l’air du temps. On ne dit plus que l’on va apporter la démocratie et l’électricité aux sauvages. Ce serait terriblement fâcheux. Désormais on soutient l’action d’un ami face à la barbarie d’un ennemi commun. C’est tout de même plus simple de bombarder le Sahara en s’indignant des mains coupées et des femmes violées, qu’en expliquant que l’on veut sécuriser les implantations d’Areva dont les mines nigériennes produisent un tiers de l’uranium servant dans les centrales nucléaires hexagonales.
Les intérêts comptables constituent rarement de bonnes boussoles géopolitiques. Irak, Afghanistan, Libye, Mali, Centrafrique, aucun de ces pays n’a retrouvé un semblant de stabilité ou de sécurité après l’intervention des forces françaises ou occidentales. Dans la plupart des cas, une fois le fiasco en vue et la focale déplacée sur un autre terrain, les chancelleries ont organisé leur retraite en sachant parfaitement qu’elles laissaient le pays aux mains d’autorités illégitimes et incapables d’en assurer la gestion [12].
À l’inverse, c’est pour ne pas froisser nos partenaires Turcs que l’on a refusé si longtemps de soutenir l’insurrection des Kurdes en Irak et dans le nord de la Syrie alors même qu’ils étaient les seul(e)s à s’opposer efficacement à l’avancée des djihadistes. Nos dirigeants n’ont donc qu’une lecture économique du monde. Sommes-nous riches pour autant ? Non. L’État qui guerroie en notre nom nous a t’il apporté en échange la prospérité ? Non. Tout est pourtant intimement lié. Nous avons déjà été en guerre mais ce qui fait la spécificité du conflit dont nous parlons, c’est sa géographie. L’ennemi n’est plus identifié à un territoire donné. Il est là-bas mais surtout ici. Il est partout. C’est aussi pour cela que nous devons nous poser la question de notre responsabilité collective. Ceux qui se dressent en armes aujourd’hui sont aussi des dits enfants de la République. Comme vous, comme moi. Je ne voudrais pas m’abandonner à des thèses essentialistes mais il n’existe qu’un seul terreau sur lequel pousse le fanatisme « religieux » : c’est la misère. Elle prend de nombreuses apparences selon les individus et les contextes – misère économique, misère affective et sexuelle, misère intellectuelle – mais elle engendre toujours cette pauvreté des rapports humains. La misère, c’est l’existence rendue invisible, la négation de l’individu.
À tous les défis qui se sont posés à eux depuis des décennies, les dirigeants libéraux ont répondu par l’affrontement et la division. C’est ainsi qu’ils règlent les conflits qu’ils soient sociaux, culturels, environnementaux ou diplomatiques. La guerre est créatrice de valeur. Ceux qui ne s’adaptent pas, ceux qui ne résistent pas, crèveront sur le bord de la route. Le monde suivra sa course effrénée. Cette logique nous a mené là où nous sommes aujourd’hui. Dans l’impasse. Et comme à chaque fois, la promesse qui nous est faite est la suivante : pour régler le problème auquel ils ont grandement contribué, nos gouvernants exigent plus de moyens, plus de marge de manoeuvre, moins de contrôle démocratique. Ils réclament une confiance aveugle. C’est le capitaine soûl d’un navire à la dérive qui demande à son équipage de lui laisser la barre à l’entrée d’un champ d’icebergs. Comptent-ils résoudre l’équation islamiste comme ils s’y sont pris pour réguler le capitalisme financier ou limiter le réchauffement climatique ?
De toute évidence, oui. Et à dire vrai, c’est même légèrement pire que ce que nous aurions pu espérer. Comme souligné plus haut, je pense que le mandat donné par la manifestation du 11 janvier est toujours en vigueur. Nous vivions depuis sous le régime de l’antiterrorisme [13] et le glissement s’est opéré vendredi soir vers un état véritable de guerre. L’un n’aurait pas été possible sans l’autre. Le scénario actuel puise sa légitimité à la fois dans le pathos (l’émotion créée par les tueries et l’unité nationale supposée en découler) et dans cette licence populaire de janvier. Ils estiment que nous avons collectivement accepté que l’affrontement était la seule réponse appropriée. C’est pour cela que nous ne sommes plus du tout consultés.
Il y a dix mois, tout le monde s’accordait à voir dans l’occupation des rues, la communion collective, la plus belle forme de réponse à l’ignorance des assassins. Cette fois tous les rassemblements ont été interdits. Ceux qui ont tenté de se tenir – et notamment place de la République, symbole s’il en est de la ferveur jesuischarliste – ont été dispersés sans ménagement par les forces de l’ordre. Il y a de l’empressement dans la réaction gouvernementale. À peine l’état d’urgence avait-il été instauré par le Président que son Premier ministre annonçait vouloir le prolonger. À peine les députés s’apprêtaient-ils à voter cette prolongation que le Président revenait à la charge pour suggérer ni plus ni moins que son inscription dans la Constitution. Pourquoi tant de précipitation ? Craignaient-ils qu’une fois les larmes séchées et les cerveaux réinstallés dans leurs boîtes crâniennes, le peuple se mette à douter du bien fondé de ces restrictions de liberté ? Plus de cinq cents perquisitions ont par exemple été réalisées depuis l’instauration de l’état d’urgence dont plus de cent dans la nuit de dimanche à lundi. Soit ces opérations étaient nécessaires et alors elles n’auraient pas dû être déclenchées par des massacres sur la voie publique à l’autre bout du pays. Soit, elles ne l’étaient pas – en tout cas pas toutes et pas dans un objectif de « sûreté nationale » – et il s’agit donc de poudre de piètre qualité jetée aux yeux d’électeurs potentiels [14].
En réalité, ce feu d’artifice de mesures choc qui accompagne désormais tout événement traumatique masque mal la médiocrité de nos décideurs. Aucune des solutions qu’ils proposent n’est propice à faire évoluer les choses favorablement. Alors ils continuent de noyer le poisson. L’an dernier il fallait changer l’antiterrorisme, après Charlie ce fut le renseignement, et aujourd’hui la Constitution. Entre temps, un tabou de plus est tombé. Dans l’émotion de la semaine dernière les flics ont obtenu le droit de porter leurs armes en dehors des heures de service. L’ennemi, cette espèce d’épouvantail jamais clairement défini, est-il si mouvant qu’il faille, pour lutter efficacement contre lui, réadapter nos lois tous les six mois ?
Ce tableau n’est pas aussi pessimiste qu’il en a l’air. Il pose la question de notre rôle à tous, non pas pour nous acculer sous la culpabilité et l’impuissance, mais au contraire pour rappeler que tout est entre nos mains. Nous subissons les conséquences de notre manque de créativité. Nous n’avons pas été capables d’inventer le monde que nous voulions. Nous nous sommes laissés berner par ces transformistes, capables de revêtir un jour leurs habits d’enchanteurs du rêve français et le lendemain les sinistres nippes des croques-morts de la liberté. Ils nous ont pris par la main et nous avons marché. Soit. Allons-nous les suivre indéfiniment ?
L’horreur de ce 13 novembre a fait fleurir partout des graines de révolte. Elles sont encore minuscules. Elles parlent de la liberté, celle que nous chérissons tous et que ces salopards ont voulu jeter au caveau. Je vous lis. Vous êtes souvent tristes, parfois très drôles [15]. Vous crachez au ciel et à la gueule des endoctrinés que rien, jamais, ne nous mettra au tapis. Que nous allons continuer d’aller au bar, en terrasse, d’entrechoquer nos carcasses au concert et de poser nos culs au théâtre, de sortir, de vivre, d’aimer, de baiser, de boire et de baiser encore. Évidemment qu’il le faut ! Évidemment ! Il n’a jamais été question de renoncer à tout cela. Évidemment qu’il y a des sourires de filles et des corps de garçons qui donnent envie de s’enivrer et qu’il est fort probable que ça emmerde tous ces frustrés.
Mais peut-être que l’on pourrait pousser tout cela un peu plus loin ? Cette révolte est belle, comme une chanson de Trenet, comme une chronique de François Morel, comme le rire d’Arletty. Mais Ma France à moi, c’est aussi celle de Jean Ferrat. Celle qui s’insurge, qui bat le pavé, qui ne reste pas chez elle quand l’état d’urgence l’ordonne, qui refuse de se croire libre tant qu’un seul homme est enfermé. Je lis partout que Paris est une fête. Réveillons-nous ! Paris crève d’ennui, de monotonie et d’embourgeoisement. Paris s’emmerde et on s’y emmerde. La fête est finie. S’il revenait parmi nous, Hemingway pleurerait nos morts mais il pleurerait aussi la ville vivante qu’il a connue. Et je parie qu’il préfèrerait rester au paradis des alcoolos bougons que de faire trois kilomètres à pieds pour se payer une pinte de pisse à neuf euros dans un club privé chaque fois qu’il aurait le gosier sec à une heure trop avancée de la nuit.
Alors oui, bien sûr, la poésie est une révolte et il faut en lire autant que possible. Bien sûr, il faut continuer de sortir et de vivre. Mais gageons que nous pourrions tenter de vivre mieux. Je crois que c’est ici que se situe notre lutte. Nous sommes coincés entre deux nihilismes. Le capitalisme libéral qui marchandise la vie pour son profit et l’obscurantisme sanguinaire qui veut régir chaque aspect de cette vie selon les règles d’une religion à laquelle il n’entend rien. Pour lutter contre ces nihilismes, il nous faut créer du sens. Notre révolte est un instinct de survie. Elle ne peut être canalisée par les automatismes patriotards d’un réseau social. Elle doit éclabousser tout le spectre de nos existences. Nous devons tâcher de nous réapproprier nos vies et rien de moins.
La liberté à laquelle tous veulent s’en prendre est là. C’est le temps que nous passons ensemble. Ce sont ces heures que nous reprenons en refusant le travail, l’exploitation, l’aliénation. Ce sont les liens que nous tissons en dehors des rapports monétaires. C’est la créativité que nous déployons pour nous retrouver, pour faire la fête, pour nous aimer, hors des circuits de la consommation. Ce sont les œuvres que nous créons, les gamins que nous éduquons, la terre que nous cultivons. C’est l’autonomie développée en aidant ceux qui échouent sur nos rives. C’est l’insoumission face aux dispositifs de contrôle. C’est le soutien inconditionnel avec ceux qui font naître l’espoir au Rojava et ailleurs. C’est le sabotage systématique des grands projets inutiles et mortifères. C’est le refus de mettre l’avenir de notre planète entre des mains souillées. C’est la vie qui respecte la vie sous toutes ses formes, qui ne scie plus la branche sur laquelle elle est assise.
Parce qu’aujourd’hui plus que jamais, Le droit de vivre ne se mendie pas, il se prend [16].