Infokiosques.net et les Editions Tout mais pas l’indifférence proposent une version brochure de ce texte à télécharger, photocopier, et diffuser largement...
Nous tenions, pour écrire le présent article, à lire l’intégralité de ses parutions : autrement dit, douze livres, publiés entre 1984 et 2013 (on se contente trop souvent de vidéos sur Internet, d’une quatrième de couverture, d’un article ou d’un ouvrage, quand l’œuvre complète en compte dix fois plus : paresse dommageable). D’aucuns prétendent qu’il ne faudrait pas parler de lui au prétexte que cela « lui fait de la publicité ». Argument sot. C’est par millions que se chiffrent déjà les vues de ses vidéos – sans rien dire du site qu’il administre, extrêmement visité, de ses livres qui s’arrachent sans la moindre promotion et du parti qu’il s’apprête à lancer aux côtés de Dieudonné : Réconciliation nationale – le prolongement, dans les urnes, de son mouvement Égalité & Réconciliation, qui se réclame d’un « front de la foi » (entre catholiques et musulmans) et de la « gauche du travail /droite des valeurs » (l’alliance, que l’essayiste synthétise dans son ouvrage Comprendre l’Empire, entre la Tradition et le socialisme révolutionnaire, qu’il soit marxisant ou vaguement anarchiste).
Très récemment, les célèbres rappeurs Médine et Disiz ont fait part de leurs inquiétudes quant à la percée de Soral dans les quartiers populaires. Le premier, qui récuse la prétendue « réconciliation » proposée par l’essayiste, explique : « Je suis très pessimiste. Ça fait dix ans et les choses empirent. […] J’ai aussi vu mon quartier tomber dans le populisme de la “Dissidence”, le populisme soralien. J’ai également vu une certaine forme d’antisémitisme tenter d’investir nos quartiers [1]. » Par « Dissidence », l’artiste fait référence au mouvement du même nom, plus ou moins formel, dans lequel s’inscrivent Soral et ses divers alliés : la lutte contre le Système, l’Empire et l’oligarchie mondialiste. Disiz répond quant à lui, lorsqu’un journaliste l’interroge sur la popularité du penseur : « Je vais t’expliquer à quel point ça me met en colère. À quel point j’ai la rage. […] On ne te donne pas autre chose, on ne te donne pas un autre exemple. Quant tu as un esprit revanchard et en colère – parce que tu vois bien qu’il y a une carotte dans cette société, qu’il y a des inégalités de ouf, et que c’est toujours les mêmes qui graillent –, celui qui va venir crier, qui va venir aboyer, qui va aller dans ton sens, tu vas faire abstraction de tout ce qu’il a fait avant (que le mec soit passé par le FN, par ci, par là) et te dire "Ouais, ce mec a raison [2] !" » Une influence confirmée par Kamel, du journal Fakir : « Comme il attire vachement de jeunes dans les quartiers, comme mon petit frère était sous son charme, je suis allé l’écouter. Y avait plein de mecs avec des djellabas, des barbes, les filles avec le voile [3] ».
Mais il serait faux de croire que Soral ne bénéficie que de ces seuls appuis ; il a coutume de revendiquer un triple public, dont chacun représente le tiers de l’ensemble de ses partisans : les nationalistes catholiques, les déçus de la gauche radicale et les musulmans (des quartiers populaires ou non). La bannière de son mouvement atteste du caractère composite de sa ligne et signe ce désir de rassemblement, par-delà les clivages en vigueur : apparaissent, en guise de figures tutélaires, Guevara, Castro, Lumumba, Sankara, Poutine, Kadhafi, Chávez, Ahmadinejad, Jeanne d’Arc et... Alain Soral en personne (la mégalomanie fait partie intégrante du personnage : « Aujourd’hui, s’il [Le Christ] était présent sur terre [...], il serait assis ici, à côté de moi ! [4] », déclara-t-il dans l’une de ses vidéos, tout en certifiant, dans son ouvrage Dialogues désaccordés, que sa « vision du monde » est « partagée par les plus grands esprits du monde depuis le Christ [5] »). Le fond d’écran donne à voir deux autres personnages : de Gaulle et le philosophe marxiste Michel Clouscard. Soral fait preuve d’un syncrétisme à tout crin : il mélange les références à même de séduire son public (et bientôt son électorat), sans craindre le moins du monde les contradictions et, pis, les détournements de cadavres. Le biographe de Thomas Sankara, Bruno Jaffré, le rappelait déjà dans le premier numéro de la présente revue, à propos d’Égalité & Réconciliation : « Ils jouent. Ils essaient de mordre sur la jeunesse immigrée. Ce n’est pas du tout le même monde politique. […] C’est une entreprise de récupération politique. C’est vrai qu’il faudrait faire un article pour rappeler que Chávez et Sankara n’ont rien à voir avec eux. Sankara était profondément humaniste. Ces gens-là mélangent le nationalisme avec l’antisémitisme : c’est dangereux. [6] »
Les ouvrages de Soral fonctionnent pareillement : Comprendre l’Empire fait la part belle, pêle-mêle, à Robespierre, Marx, Bakounine, Proudhon, Orwell et Georges Sorel (quoique ce dernier fût une figure déjà plus ambiguë, un pied dans le syndicalisme révolutionnaire et l’autre, un temps, à l’Action française), comme à Henri Béraud, antisémite auto-proclamé [7], anticommuniste et partisan de l’agression mussolinienne de l’Éthiopie ; Jusqu’où va-t-on descendre ? s’ouvre sur une citation du poète communiste Pasolini ; Sociologie du dragueur est dédié à la mémoire du penseur marxiste Lucien Goldmann ; Vers la féminisation ? commence sur deux phrases, signées Clouscard et Georg Lukács, philosophe marxiste qui participa à la République des conseils de Hongrie ; Misères du Désir et CHUTe ! se placent sous l’étoile de Céline, écrivain fétiche de Soral (qu’il célèbre notamment pour ses pamphlets hostiles aux Juifs). Sa maison d’édition, Kontre Kulture, est une illustration plus criante encore de cette confusion idéologique : on peut y acheter, côte à côte, des ouvrages des libertaires Lazare, Kropotkine, Bakounine et Thoreau, des contre-révolutionnaires Maurras, Delassus, de Poncins, des communistes Marx et Childe Vere Gordon, du collaborateur vichyste Bonnard, du poète fasciste Ezra Pound ou encore du panafricain Sankara – sans parler des rééditions d’ouvrages ouvertement antisémites : La France juive de Drumont ou Le Juif international d’Henry Ford. Un fourre-tout mal articulé et invraisemblable, une auberge espagnole qui ne tient que par le charisme fédérateur de son leader, Alain Soral. Un mot sur l’omniprésent Clouscard : en 2007, le penseur avait tenu à se dissocier clairement de cette captation, dans les colonnes de L’Humanité : « Associer donc d’une manière quelconque nos deux noms s’apparente à un détournement de fonds. Il s’avère qu’Alain Soral croit bon de dériver vers l’extrême droite (campagne pour le FN). Il veut y associer ma personne, y compris en utilisant mes photos à ma totale stupéfaction. Je n’ai en aucun cas autorisé Alain Soral à se prévaloir de mon soutien dans ses menées prolepénistes. Le Pen est aux antipodes de ma pensée. [8] » Soral avait répondu dans son ouvrage Chroniques d’avant-guerre : Clouscard n’était finalement qu’un « vieux puceau [9] ».
Ses interventions foisonnent, ses vidéos pullulent sur la toile, mais le doute subsiste parfois. Disiz le reconnaît lui-même, il y a quelques jours de cela, en mai 2015 : il a des suspicions quant à son racisme, avéré ou non, mais « c’est trop vague », « c’est trop flou ». Soral est pourtant tout sauf obscur ou vaporeux. Il ne se cache de rien, s’avance à découvert et répète à qui veut l’entendre qu’il n’est pas un démocrate, qu’il se revendique explicitement du national-socialisme (français, précise-t-il, puisqu’il a des divergences avec le modèle hitlérien du fait du mépris que ce dernier avait pour la France) et qu’il se montre proche des mouvements néofascistes italiens (comme CasaPound). Les éléments ne manquent pas et les faits, pour qui veut, sont disponibles.
On déplorera que ses adversaires les plus médiatiques et les plus bruyants aient tout entrepris, par leur incompétence, leur ineptie ou leur compromission avec le pouvoir (de Fourest au CRIF, de Bernard-Henri Lévy à Manuel Valls, d’Alain Finkielkraut à certains groupuscules hystériques de l’extrême gauche), pour renforcer son crédit et son aura de dissident et de proscrit. Vérité déplaisante : le triomphe de Soral, comme celui de Dieudonné (farceur de talent devenu rentier du mauvais goût, commerçant de la division et usurier du ressentiment), est, dans une certaine mesure, l’œuvre de la gauche et des « démocrates » aux commandes. Par la criminalisation constante et permanente de la parole, fût-elle infecte, qui transforme les médiocres en martyrs (remercions nombre d’associations, toujours prêtes à se muer en officines policières : « Mais oui, écrivit pourtant le communiste libertaire Alexandre Berkman. Laissons-les parler de tout leur soûl. Les en empêcher ne servirait qu’à créer une nouvelle classe de persécutés et rallier ainsi le peuple à leur cause. La suppression de la liberté de parole et de la liberté de la presse ne serait pas seulement une offense théorique à la liberté ; la supprimer serait porter un coup direct aux fondations mêmes de la révolution. ») ; par la chape de plomb qui étouffe la question palestinienne (l’appareil politique français n’ayant, semble-t-il, qu’une préoccupation à valeur de passion : applaudir à toutes les décisions israéliennes) ; par la mascarade médiatique et politique permanente qui, surtout lorsqu’elle se réclame du socialisme ou de la gauche, jette dans les bras des extrêmes les citoyens déçus, trahis et en colère ; par l’aberrante et contre-productive loi Gayssot, qui suscite des vocations négationnistes en série au nom du respect, pourtant des plus légitimes, de la mémoire (Noam Chomsky a sur le sujet une position on ne peut plus raisonnable : l’État n’a pas à dicter l’Histoire, sauf à vouloir singer Staline) ; par la manie que la gauche critique, du haut de ses chaires jargonneuses, a de se couper des gens du commun – ceux à qui Soral dédie plusieurs de ses livres et dit vouloir représenter, avec une sincérité que l’on ne saurait mesurer : les petits, les sans-grades, les beaufs, les dépossédés et les oubliés des paillettes et des plateaux de télévision. Il est ensuite aisé, pour un rhéteur brillant et cultivé parlant sans chichis (à tel point que personne, ou presque, ne s’aventure à débattre avec lui), de s’emparer du drapeau de la « dissidence » quand le « système » fait tout pour lui offrir cette place, de procès en procès et de condamnations en condamnations. La gauche critique et l’extrême gauche ont régulièrement accès aux médias de masse (Besancenot dans Vivement dimanche !, Mélenchon dans Touche pas à mon poste) : Soral peut à loisir étaler sa crédibilité de subversif : plus personne ne l’invite. Égalité & Réconciliation a su, malheureusement mieux que ses ennemis, construire un contre-espace, un contre-monde, « des formes de diffusions parallèles [10] », dirait Rancière : édition de livres, éducation populaire en ligne, stages, partenariats divers (gastronomie, viniculture) – et, par la voix apparemment ludique de Dieudonné, un projet d’assurances et, à terme, de banque à vocation « révolutionnaire ».
Cet article, fort d’une lecture exhaustive de son œuvre, se charge donc de rassembler les éléments disponibles en un même espace afin qu’il ne soit plus possible, comme on le lit ou l’entend trop souvent, de prétendre que Soral, il est vrai, « dépasse parfois les bornes », « dit des conneries », « exagère », mais que, tout de même, l’homme « a raison sur plein de choses » et qu’il est « bon sur le fond, si on oublie la forme ». Qu’il ne soit plus possible d’entendre un Étienne Chouard, qui se revendique pourtant de la gauche et de la tradition libertaire, déclarer : « Pour moi, Alain Soral est à gauche parce qu’il se bat contre les privilèges. C’est un résistant. [11] » Quand il n’ajoute pas : « Les gens qui sont derrière Soral, j’en vois plein, c’est des humains comme vous et moi : ils cherchent le bien commun à leur façon. [12] »
La pensée soralienne se passe d’exégèse tant elle est limpide – pour ne pas dire simple, ôté le vernis rhétorique et sophistique parfois, sinon souvent, habile et séduisant pour les esprits en quête d’une explication hâtive et fruste du monde et de ses rapports de force. Notre objet n’est pas, ici, de présenter ses thèses principales (sur le féminisme, la Banque, la politique étrangère nord-américaine, le désir comme moteur de consommation, le libéralisme-libertaire, le communautarisme, la laïcité ou encore le sionisme), ni de chercher à les réfuter une à une (un article, par sa forme, ne le permet absolument pas), mais de mettre en évidence les éléments, enracinés dans toute son œuvre (et non pas à la marge, au détour d’une discussion ou d’un jour de colère, comme certains le pensent naïvement), qui attestent que Soral ne peut et ne pourra jamais être un point d’appui, un allié et un compagnon de route de l’émancipation : ni dans la lutte ô combien légitime contre l’occupation de la Palestine, ni dans la lutte ô combien nécessaire contre l’impérialisme et l’hégémonie atlantiste, ni dans la lutte ô combien primordiale contre la bourgeoisie de droite et de gauche et les trahisons successives de leurs gouvernements républicains, toujours soucieux de leur classe et jamais des milieux populaires. Et s’il est évidemment possible, au regard de la somme d’éléments qu’il aborde, de le rejoindre sur tel ou tel point du fait de ses fondamentaux socialistes et marxistes (sa sœur rappelle qu’il était même anarchiste dans sa jeunesse, avant d’entrer au Parti communiste), rien ne justifie, selon la rengaine bien connue, de frayer avec les ennemis de nos ennemis. C’est d’ailleurs là une constance historique : révolutionnaires et contre-révolutionnaires, socialistes et nostalgiques de l’Ancien régime ont souvent pu se retrouver sur certains axes, dans leurs critiques de la bourgeoisie ou de la corruption parlementaire — du boulangisme au Cercle Proudhon. Soral reprend le flambeau et revendique l’héritage du CNR (où, pour vaincre l’occupation allemande, cagoulards et communistes s’unirent tant bien que mal) et, dans Chroniques d’avant-guerre, déplore qu’il ne soit pas possible de fusionner le Front national et le Front de gauche (il prend également l’exemple libanais de Nasrallah, musulman, s’alliant au général Aoun, chrétien). Les propos qui suivent se chargent de rappeler que personne, dans la lutte contre l’ordre en place, n’a à gagner à s’allier avec « la Dissidence ». « J’ai écrit des grands livres [13] », a-t-il asséné un jour : petit florilège, en guise de boîte à outils, pour s’en convaincre...
LES NOIRS, LES ARABES, LES JUIFS ET LES GITANS
Une affaire privée rendue public fut un choc pour certains de ses soutiens. La chanteuse Binti, d’origine camerounaise, reçut les messages suivants : « Les blancs prennent les blacks pour des putes (ce qu’elles sont le plus souvent). », « Finalement il ne te reste de sûr que les juifs et les pédés ! », « Les pédés comme amis pour t’écouter chialer que ton destin c’est d’être une pute à juifs... », « Dans 10 ans ton corps sera tout sec, et avec ton gros pif sémite, tu ressembleras à un vieux chef indien ! Sur le marché du travail tu ne vaudras plus rien... [14] » Soral ne chercha pas à nier ; il les assuma même.
S’il s’est parfois présenté, notamment dans CHUTe !, comme le « défenseur des beaufs et des Arabes » (p. 20) et qu’il s’est attiré de nombreuses sympathies du fait de sa défense répétée de l’islam (comme religion virile, modeste et égalitaire), il n’en reste pas moins que « l’arabophilie » soralienne s’avère avant tout stratégique (réconcilier les Gaulois et les Arabes pour éviter, par patriotisme, la guerre civile qui gronde en France). Il suffit de gratter un peu pour que s’écaille la peinture fraternelle. Ainsi décrit-il, dans l’un de ses livres, le « petit sourire du raton fouteur de merde » (C, p. 46) et le tempérament « vicieux comme l’Arabo-berbère » d’un personnage (p. 65). Jusqu’où va-t-on descendre ? oscille entre paternalisme (« nos petits Beurs », p. 82) et mépris franc (la France est détruite, car devenue un pays « envahi de Maghrébins hostiles », p. 106), et donne à reconsidérer sérieusement l’anticolonialisme affiché par les figures fondatrices de son mouvement (Guevara, Sankara, Lumumba) : « Plus je vois la merde noire (corruption, intégrisme, généraux...) dans laquelle l’Algérie s’enfonce un peu plus chaque jour, […] plus je me dis que leur seul espoir, c’est qu’on y retourne. » (p. 13) Même ode aux bienfaits de la colonisation, durant une intervention filmée, lorsque Soral s’attaque à la porte-parole des Indigènes de la République (ce qui ne l’empêche pas, quant à elle, de faire l’éloge des couples non-mixtes, dans les pages de Vacarme, c’est-à-dire de limiter autant que faire se peut les unions entre « racisés » et « Blancs ») : « Houria Bouteldja est la preuve de la réussite totale de la colonisation, car sans la colonisation, cette petite Algérienne serait aujourd’hui tatouée en bleu sur le front, dans un bled de moyenne montagne, elle aurait été mariée de force, ce qui est normal dans une société patriarcale traditionnelle, elle aurait six gosses et elle fermerait sa gueule [15] ». Soral aime à brasser les catégories larges et les grands ensembles — maître en essentialisation, les Arabes issus de l’Afrique du Nord en font aussi les frais : « Les Maghrébins, vous parlez fort et vous êtes d’une lâcheté, sur le terrain, inouïe [16] » ou encore « Il aboyait fort, parce que les Maghrébins ne savent pas demander gentiment. [17] » Aussi, il s’en prend à la culture nord-africaine, juive ou non, pour faire l’éloge du Nord, des Celtes et de la culture chrétienne : « Nous, on se met pas à hurler, à pleurnicher, y’a pas de youyous, etc. C’est deux cultures. [18] » Réconciliation, vraiment ?
Même son de cloche avec les Ukrainiens (« Putes ukrainiennes, c’est un pléonasme [19] »), les Gitans (« braqueur surarmé réputé pour son goût du sang », JO, p. 128) et les Rroms (« On a un afflux massif, je dirais, de la pire racaille que l’humanité ait porté, c’est-à-dire les Rroms de l’Est, albano-roumano-etc. [20] »). Les Juifs, on ne l’ignore pas, constituent sans contredit sa mire de prédilection. Dresser la liste de ses assauts aurait tôt fait d’user le lecteur ; contentons-nous de quelques pages. Comprendre l’Empire : « la volonté de domination juive » (p. 69), « son omniprésence et son omnipotence avérées dans tous les secteurs clefs de la finance, de la politique, des médias et des sciences » (p. 110), « une flopée de sociaux-traîtres dont énumérer les noms évoquerait immédiatement la liste de Schindler » (p. 134), Sarkozy aux origines « douteuses » (p. 175) ; Dialogues désaccordés : « Rosenberg, le vrai nom pas du tout catholique de Madame Sinclair » (pp. 27-28), « gauche juive » (p. 29), « l’écrasante domination juive » (p. 40) ; Misères du Désir : « Beaucoup de Benamou, Benichou » (p. 59), « également ashkénaze (je constate) » (p. 92). Obsession névrotique des origines, à tel point qu’il ne peut mentionner une seule personne sans préciser son appartenance ethnique ou communautaire — quand bien même celle-ci ne s’en revendique jamais.
Soral possède néanmoins trois pirouettes en la matière : la première, revendiquer les écrivains juifs qu’il affectionne (Marx, Goldmann, etc.) ; la seconde, mettre en avant, selon la logique bien connue, ses « amis » juifs (ils sont deux : Jacob Cohen et le musicien Gilad Atzmon — ce dernier a même été désavoué publiquement, du fait de ses « arguments racistes », par un collectif de penseurs palestiniens... [21]) ; la troisième, répéter qu’il n’est pas antisémite mais judéophobe ou judéocritique (autrement dit : qu’il cible « l’idéologie juive », comme système de pensée, et non les êtres en tant que personnes de chair et d’os), et, surtout, qu’il ne s’en prend jamais à ceux qu’il nomme les « Juifs sur les bords » ou « Juifs du quotidien ». La défense s’écroule pourtant dès l’instant où il déclare, en juin 2014 : « On a vu le petit Elkabbach – là, c’est mon analyse un peu plus racialo-communautaire –, qui est le petit sémite séfarade, se soumettre finalement comme une femme à quelqu’un [Poutine] qui représente encore, je dirais, la virilité aryenne, d’une certaine manière - même si elle est slave. Et ça, c’est la juste hiérarchie traditionnelle, vous voyez. Quand Poutine ouvre sa gueule, un Elkabbach la ferme. Et c’est comme ça que doit se concevoir un monde qui fonctionne bien. [22] » Jean-Pierre Elkabbach est très clairement attaqué en tant qu’individu membre d’une communauté ethnique déterminée. Autre exemple : un journaliste interroge Soral et lui demande ce qu’il juge obscène, en matière de littérature. Sans étonnement, Soral embraie sitôt, le visage traversé de successives moues écœurées : « J’ai ressenti un vif dégoût en lisant des pages plus ou moins autobiographiques de... ce n’est pas un hasard... Albert Cohen. Le type qui a écrit Belle du Seigneur et Mangeclous. Ça, ça me répugne. Il y a ce côté... je ne vais pas dire le mot pour ne pas m’attirer d’ennuis, mais ce côté complaisant, mis en scène, y’a du Elie Wiesel chez Albert Cohen. C’est pas un hasard. Ça m’insupporte. Moi je suis un goy du Nord, il y a le côté on se tourne pour pleurer, on pleure jamais face à la caméra. Sinon tout le reste c’est la famille, c’est Claude Lelouch, Boujenah, ça sent l’huile quoi... […] J’ai d’ailleurs ressenti cette gêne sans jamais identifier qu’il y avait une origine ethnico-culturelle là-dedans. J’ai toujours détesté les films de Woody Allen, qui sont incroyablement narcissiques et complaisants, et médiocres. Ça m’a toujours insupporté. Même les films des frères Coen. […] Pleurer face à la caméra pour tirer les larmes du goy et lui faire les poches. C’est une évidence, on le voit. Mangeclous et Belle du Seigneur, c’est insupportable. En plus d’énormes pavés, comme ça, c’est gras, c’est gras. C’est une culture, quoi. Quand on aime ça... Aujourd’hui on est submergé par cette merde. […] Mon monde à moi, qui est le monde de la pudeur du Nord, de la pudeur héléno-chrétienne, de la retenue, de l’émotion subtile, etc., a été dévasté par la vulgarité séfarade, il faut le dire, judéo-méditerranéenne. C’est une souffrance terrible pour nous. [23] » Le sionisme n’a, ici, strictement rien à faire. Pas plus que la critique de l’Ancien Testament ou de la métaphysique juive. Seulement le racisme crasse.
Lisons ou relisons le psychiatre anticolonialiste antillais Frantz Fanon : « C’est mon professeur de philosophie, d’origine antillaise, qui me le rappelait un jour : "Quand vous entendez dire du mal des Juifs, dressez l’oreille, on parle de vous." Et je pensais qu’il avait raison universellement, entendant par là que j’étais responsable, dans mon corps et dans mon âme, du sort réservé à mon frère. Depuis lors, j’ai compris qu’il voulait tout simplement dire : un antisémite est forcément négrophobe. » (Peaux noires, masques blancs, paru en 1952.)
LES FEMMES
Sans doute l’un des fils rouges de trois décennies de publications. Dans Sociologie du dragueur, quand il ne parle pas de « salope flippée » et de « féministe crypto-lesbienne », il analyse la gent féminine en quatre catégories : les salopes, les bonniches, les folles et la femme-miracle. Mais toutes, par nature, ne savent pas s’exprimer clairement : « Une femme qui dit "non" est une femme qui dit "peut-être" et qu’une femme qui dit "peut-être" est une femme qui dit "oui". [24] » Se pose dès lors la question du viol. Délicate, estime-t-il – puisque, de nouveau, la femme n’éprouve pas « de frontière franche entre le "oui" et le "non" » (p. 113). Le viol est, pour le dragueur aguerri, un « défaut de maîtrise » (p. 114), une faute d’amateur en matière de technique. Et lorsqu’il parle de harcèlement sexuel, il ne s’agit bien sûr pas de celui que les femmes ont régulièrement à subir (au travail ou dans la rue), mais de celui que les hommes endurent par l’affichage quotidien de femmes dévêtues dans les espaces publics – harcèlement qui génère la frustration des hommes et pourrait aboutir à ce genre de « conséquences funestes », c’est-à-dire le viol (p. 114). Soral n’est du reste pas avare en recommandations, sur le terrain des rapports sexuels, consentis, cette fois : « Plus vous entrez sèchement, plus votre sentiment de la pénétrer sera fort » (p. 105) ; « son plaisir étant parent de la douleur, croyez qu’elle appréciera » (ibid) ; « jouissez, elle jouira » (p. 106) ; « aussitôt joui, barrez-vous » (p. 107). Dans CHUTe ! Éloge de la disgrâce, il explique « comment baiser une vraie bonne salope » (p. 93). Du fait de ses dispositions biologiques et mentales, écrit-il aussi, la femme s’avère moins apte que l’homme à penser (elle n’a que très rarement une « vision globale cohérente », SD, p. 155). Pour appuyer ses dires, il prend l’exemple de Arendt et Badinter, en jugeant de l’imbécilité de leurs œuvres respectives (Arendt revient à plusieurs reprises, dans ses livres, pour étayer ce même argument). La femme, du fait, notamment, de son « trou » anatomique, ne peut « pénétrer l’objet » (SD, p. 160), c’est-à-dire la pensée dans son abstraction la plus pure – d’où sa propension à l’irrationnel, l’émotion, l’intuition et l’astrologie. « La femme est profondément inapte à cette activité sérieuse et exigeante qu’est la pensée » (ibid). Existent toutefois quelques exceptions, ajoute-t-il, liées à des trajectoires individuelles obliques, comme Rosa Luxemburg et Jeanne d’Arc.
Dégoût physique et psychologisme lapidaire émaillent l’ouvrage : la vulve des femmes est « suppurante et nauséabonde » et « la jeune fille pue dans la plupart des cas » (SD, p. 31) ; « en baisant la fille, le dragueur baise d’abord sa propre mère » (p. 61), « dans un visage de femme, le jeune homme cherche d’abord à retrouver sa mère » (p. 86.) et « l’attachement mystique de l’homme à sa mère et le besoin frustre qu’il a de pénétrer » (p. 225). Dans un autre livre, Misères du Désir, il compare le sexe féminin à du mou de veau et rappelle « combien le sexe est vil » (p. 61) et combien « elle n’est pas bien belle l’origine du monde » (p. 60), après voir évoqué cette « ruse de la Nature qui nous met les femmes au cœur pour mieux nous pousser à y fourrer la bite » (p. 35). L’homme, ajoute-t-il, est fait pour la guerre, la politique et la pensée ; la femme pour l’enfantement et la gestion matérielle de l’existence (« leur nature de pondeuse », p. 41). Il aborde dans le même ouvrage la mort de Marie Trintignant, en 2003, sous les coups de Bertrand Cantat. « Le vrai scandale » de cette affaire, pense-t-il, c’est d’abord « la délocalisation d’une production de la télévision nationale » (p. 149), puisque le tournage se déroulait en Lituanie. « La violence physique du mâle est surtout son aveu d’impuissance. Devant tant d’habileté, de rouerie [féminine], il arrive que ces âmes anguleuses et simples, tout en émotivité, soient comme les résistants du Hamas confrontés aux manipulations sionistes : elles explosent ! » (p. 154) Il poursuit, toujours à propos de Cantat : « Je suis sûr qu’il ne l’a pas frappée pour lui voler son sac. Il a quand même fallu qu’elle lui en dise des mots vexants, humiliants, désespérants... qu’elle le pousse sacrément à bout, le gentil nounours, pour qu’il voie rouge et qu’il déjante. […] Oserais-je avancer qu’il a craqué, non pas parce qu’il était un monstre, une bête, mais parce qu’il était trop humain ? » (pp. 155-156). La violence ? Il l’assume, et reconnaît avoir giflé deux femmes et « dérouillé vraiment » une troisième (p. 157). Il raconte même : « Je l’étranglai, elle tomba au sol. […] Je devins vraiment fou, je la cognai, je la cognai... comme dans un rêve... un cauchemar. » (p. 158)
Soral, qui en appelle à abattre le féminisme du fait des « ravages » qu’il génère, le décrit comme « une soumission non sue à la masculinité » (SD, p. 189). Sans surprise, les féministes sont sous sa plume des « harpies » et des « hystériques ». Il fait état, dans Jusqu’où va-t-on descendre ?, de « leur mentalité d’avorteuse, leur tendance à l’infanticide » (p. 100), et, dans Socrate à Saint-Tropez, affirme que le « féminisme est en fait un mépris des femmes » (p. 332) (doit-on en déduire que le soralisme signifierait leur respect ?). Notons, en passant, que le harcèlement sexuel n’existe pas, nous l’avons lu, sauf lorsqu’il permet de louer la burqa : cette « jolie burqa bleue qui protège la musulmane du harcèlement sexuel » (Jusqu’où va-t-on descendre ?, p. 179). L’essayiste n’est jamais à une contradiction près : il lui arrive de déplorer le retour à l’irrationalité (musulmane — voir Socrate à Saint-Tropez) tout en traitant de « sataniques » la plupart de ses ennemis ; il n’a de cesse de faire l’éloge du travail productif tout en reconnaissant avoir tout fait pour fuir ledit travail (« Quand on a été salarié du tertiaire et qu’on a conduit une bagnole dans Paris pendant des années, on est un untermensch [25] », déclare-t-il tranquillement — c’est-à-dire, en allemand, un sous-homme).
LES HOMOSEXUELS
Une autre cible de choix (dont le révolutionnaire afro-américain, Huey P. Newton, fondateur des Black Panthers, disait qu’ils étaient « peut-être la population la plus opprimée de la société » et qu’il fallait, dès lors, « former des coalitions avec les groupes de libération des femmes et des gays [26] »). Les gays, écrit Soral dans Sociologie du dragueur, sont « l’ensemble des efféminés du tertiaire dont la conscience politique se limite au droit de se faire enculer » (p. 196). Ils sont aussi des « pédés branchés » (p. 80) et les hommes qui nouent de sincères relations amicales avec les femmes ont « une mentalité de pédé » (p. 82) (le séducteur, qu’il oppose au dragueur de rue, dont il se réclamait alors, est quant à lui « politiquement émasculé », p. 73). Quand il n’en parle pas comme des « pédés », c’est pour les décrire comme des « sodomites », des « invertis », des « fiottes » et des « tantouzes ». Il dénonce, dans Misères du Désir, la « multiplication des fiottes dans nos sociales démocraties urbaines occidentales » (p. 166) et classe, dans Vers la féminisation ? Démontage d’un complot antidémocratique (paru en 1999, il reprend en grande partie Sociologie du dragueur), les homosexuels en quelques catégories principales : le « pédé littéraire », le « pédé commerçant », le « pédé intello-gauchiste », le « pédé néofasciste » (schéma qu’il utilise également dans Jusqu’où va-t-on descendre ?).
« Si les gays continuent à se multiplier, note-t-il dans l’ouvrage que l’on vient de mentionner, ils risquent de mettre en danger la survie même du monde occidental » (p. 125). Et croit bon de constater : « Il en sort de partout » (ibid). Dans Dialogues désaccordés, ouvrage bâclé commis avec Éric Naulleau et paru en 2013, Soral enfonce un clou vieux de presque vingt ans : « Alors que je les tolère, les supporte, ces créatures s’attaquent à mon monde pour le détruire, par haine, esprit de vengeance de l’anormal pour le normal ! » (p. 37) Et, assurant s’inspirer de Freud, explique que « l’homosexualité est une sexualité déviante, tantôt immature, tantôt perverse, qui doit se pratiquer dans la discrétion, avec un soupçon de honte ! » (p. 40) Les dérapages, prévient-il, ont tôt fait d’arriver : « D’abord un doigt de femme pour finir par une bite d’immigré » (p. 42). Dans Chroniques de l’avant-guerre, lorsqu’il parle d’un réalisateur, il ne peut à l’évidence s’empêcher de préciser : « 8 Césars de l’homosexuel Audiard [27] ».
Un lieu commun assure que l’homophobie témoignerait en réalité d’une homosexualité refoulée : il n’est pas inintéressant de lire, dans Misères du Désir, qu’il éprouva le besoin, pour savoir s’il était homosexuel ou non, d’avoir une relation sexuelle avec un homme (de façon active et passive, indiqua-t-il) – l’expérience lui permit de conclure qu’il ne l’était pas (un thème récurrent dans son œuvre et son langage : il achève d’ailleurs CHUTe ! en se mettant ainsi en scène, du moins son double romanesque, dans un back room).
LE POUVOIR, APRÈS LES LIVRES ?
Soral a fait savoir qu’il était déjà rentré dans la petite Histoire et qu’il n’appartenait qu’à la grande de l’accueillir. Il suffirait, pour cela, de troubles révolutionnaires en Europe afin qu’il puisse devenir Robespierre, son modèle et héros depuis l’adolescence. Il y a quelques années, Taddéi lui avait demandé s’il pourrait faire couler le sang afin que s’accomplissent ses idées ; Soral de répondre, plus ou moins fanfaron : « Bien sûr, si on veut sauver la France demain, il faudra tuer quelques personnes. C’est une évidence, oui. [...] Les gens ont peur de moi, parce qu’ils se disent que si un mec comme moi prenait le pouvoir, ils seraient peut-être effectivement un peu en danger de mort. Et ils n’ont pas tout à fait tort de le penser. Ils me flattent. [...] Je rêverais de pouvoir faire plus que de faire rire les gens et les instruire, je rêverais de punir les méchants. [...] Je pense quelque part avoir un devoir moral d’aider les gens [28] ». Plus récemment, en juin 2014, il entérinait : « Quand je prendrai le pouvoir, car je finirai par le prendre un jour, je remettrai tout ça bien en place. [29] » Dans Dialogues désaccordés, il écrit encore : « J’aspire à l’avènement d’un leader autoritaire » (p. 72). Et s’il reproche à Trotsky son goût (juif, précise-t-il) pour la vengeance, notre Gaulois n’est pourtant pas en reste : il confesse, dans la préface de son roman La Vie d’un vaurien, s’être inscrit au PCF pour se « venger » (p. 9) et déclare, dans CHUTe ! : « L’envie de tuer m’a tenu » (p. 52).
Le châtiment, doublé d’une obsession de la Vertu, sature ses textes. Il rappelle, dans Jusqu’où va-t-on descendre ?, le plaisir qui fut le sien de voir les tours américaines s’écrouler, au nom « de la morale et l’humanité » (p. 240), et explique, dans Dialogues désaccordés, qu’il ne songe qu’à une chose : « Dire le vrai au service du bien » (p. 24). Sous le masque de la Justice, le ressentiment et la violence sont à l’œuvre (un détail qui en dit assez long : la corrida est à ses yeux un « beau geste » où l’animal fait « la découverte ultime de la beauté », (ST, p. 290). Et si tout Soral, au fond, tenait dans l’une des phrases de son ouvrage Misères du Désir ? « Je suis devenu polémiste, crachant dans la soupe qu’on n’a pas voulu me servir. » Page 57.
Toujours « flou » et « résistant », Soral ?
Louis Simon, le 5 juin 2015
Lit, plante et écrit ; entre Paris et Pointe-à-Pitre.