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Le mouvement qui se déploie en France depuis le 19 janvier est enthousiasmant à bien des égards. En à peine deux mois, il a profondément modifié l’atmosphère politique du pays, fait reculer le défaitisme ambiant, déstabilisé (voire apeuré) les défenseurs zélés de l’ordre social établi et des politiques néolibérales, élargi l’horizon d’attente des millions de personnes qui sont entrées en lutte et, ce faisant, ont commencé à prendre la mesure de leur force. Surtout, cette mobilisation a accentué la crise d’hégémonie qui s’approfondit en France depuis des années, en faisant notamment apparaître à quel point le pouvoir macroniste est isolé socialement. Elle a cristallisé les mécontentements sociaux qui ne trouvaient pas nécessairement les voies pour s’exprimer politiquement, et transformé en rage légitime la défiance généralisée d’une grande partie de la population – en particulier de la classe travailleuse et de la jeunesse – vis-à-vis de Macron et de son gouvernement.
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Dès lors, l’enjeu n’est plus seulement la contre-réforme des retraites. Il n’est plus simplement « social », au sens restrictif de syndical. Il est éminemment et pleinement politique : dès lors qu’il devient national, prend une large ampleur sociale et s’ancre durablement, le mouvement s’affirme comme une confrontation non avec tel ou tel capitaliste (comme dans le cas d’une lutte contre des licenciements ou suppressions d’emploi dans une entreprise), non avec telle ou telle mesure sectorielle (aussi importante soit-elle), mais avec l’ensemble de la classe bourgeoise telle qu’elle est représentée (et défendue) par le pouvoir politique. À ce titre, un tel mouvement est à même d’ouvrir une brèche dans l’ordre politique en modifiant durablement les rapports de force entre les classes.
Il est d’ailleurs dans la nature d’un grand mouvement populaire de brouiller les catégories dans lesquelles on veut corseter artificiellement les luttes de classe en séparant un niveau « politique » d’un côté et « socio-économique » de l’autre. Toute lutte de masse, et celle que nous vivons n’échappe nullement à la règle, s’avère ainsi inextricablement sociale et politique ; elle tend inévitablement à se donner pour cible logique le pouvoir politique et les grands intérêts que celui-ci incarne : les possédants, les exploiteurs, la classe dominante. Elle est également idéologique et culturelle, dans la mesure où elle remet en question les récits (petits ou grands) que bâtissent les dominants pour justifier telle ou telle contre-réforme, ou plus largement leur ordre social avec son cortège d’injustices, d’aliénation et de violences, mais aussi au sens où elle permet que s’engage une bataille entre des conceptions du monde antagonistes et que s’épanouissent des visions alternatives de ce que devrait être la société, les rapports humains, nos vies.
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Le mouvement actuel se hisse sur les épaules de toutes les mobilisations qui l’ont précédé, du moins celles qui ont marqué la séquence de lutte ouverte au milieu des années 2010 : en particulier la bataille de Notre-Dame-des-Landes, la lutte contre la loi Travail, les Gilets jaunes, les mobilisations féministes contre les VSS et plus largement l’oppression de genre, le mouvement de 2019-2020 contre la réforme des retraites, les luttes des sans-papiers ou encore les combats (notamment antiracistes) contre les crimes policiers et l’ensemble des violences d’État. Il en intègre, en articule et en développe les acquis, aussi bien sur le plan des méthodes et tactiques de lutte que sur le plan idéologique.
Une différence non-négligeable tient toutefois dans la montée en puissance et la combativité accrue de la gauche parlementaire, en particulier les 74 député·es LFI, qui ont contribué fortement à politiser et à radicaliser une mobilisation que la plupart des syndicats – en particulier la CFDT – voulaient maintenir sur un terrain strictement « social ». On peut ainsi se réjouir du fait que la plupart des nouveaux·lles député·es LFI – qu’on pense à Rachel Keke ou Louis Boyard – n’aient à aucun moment cherché à opposer la bataille parlementaire (avec ses moyens propres) aux méthodes classiques de la lutte des classes : manifestations de rue, piquets de grève (sur lesquels on a vu à plusieurs reprises ces député·es, y compris la présidente du groupe parlementaire LFI Mathilde Panot), et blocages (notamment de lycées et d’universités mais aussi d’axes routiers).
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Tous nos efforts doivent être tendus vers l’objectif d’élargir encore et d’intensifier le mouvement, afin d’obtenir une victoire. Nous ne savons pas jusqu’où nous pouvons aller, mais faire reculer le gouvernement sur sa contre-réforme est le strict minimum. Dans les mois et années à venir, une telle victoire comptera double ou triple, précisément parce que Macron a voulu faire de cette contre-réforme la mère des batailles, une épreuve de force permettant d’asseoir son pouvoir jusqu’à la fin de son mandat, et d’engager la destruction totale des conquêtes de la classe travailleuse au 20e siècle. En thatchérien ayant bien appris ses leçons (de la contre-révolution néolibérale), Macron sait qu’il lui faut briser les secteurs les plus combatifs du mouvement social afin de plonger durablement dans le désespoir celles et ceux qui actuellement se mobilisent, construisent la grève et manifestent, bloquent et font bloc, avec l’espoir – vague ou affirmé – d’un monde d’égalité et de justice sociale.
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Dans cet affrontement, le pouvoir macroniste a déjà indiqué – par sa parole et sa pratique – qu’il est prêt à aller aussi loin que nécessaire, contribuant d’ailleurs à la politisation du mouvement par une répression policière tous azimuts. Battant en brèche les illusions concernant le nouveau « schéma de maintien de l’ordre » et la nomination à Paris d’un préfet de police réputé moins brutal que l’infâme Lallement, la police s’est caractérisée en effet ces derniers jours par l’extrême brutalité de ses interventions – d’une brutalité normalisée et routinisée au cours des dix dernières années, si bien qu’il ne s’agit nullement de « dérapages » ou de « bavures » mais des agissements ordinaires d’une police largement fascisée. Mais l’action policière se caractérise aussi par un désarroi certain face au nombre et à la détermination des manifestant·es dans la séquence qui a suivi l’imposition du 49-3.
Largement minoritaire dans le pays sur son projet, passée en force via toute une série de manœuvres institutionnelles typiques de la Cinquième République (dont la Constitution se situe comme on sait à bonne distance de tous les standards, même minimaux, d’une démocratie), déstabilisée par l’accumulation de vidéos et de témoignages donnant à voir ou à entendre les violences d’État, la Macronie, ses idéologues en tête, ne parvient manifestement pas ou plus à convaincre largement que la violence serait du côté des manifestant·es, et que les violences policières se résumeraient à un mythe inventé par des barbares assoiffés de sang policier. Preuve que le monopole de la violence légitime n’est jamais que « revendiqué » par l’État, pour reprendre la célèbre définition de Max Weber, et que parfois, quand le « succès » évoqué dans cette définition n’est pas au rendez-vous, ça coince.