Africains et Afrodescendants face au coronavirus : entre moralisation, irresponsabilité étatique et médecine coloniale

Plusieurs déclarations de médecins ou d’élus européens, rapprochées dans le temps, et dont certaines inquiètent à plus d’un titre, laissent entendre que les populations africaines, en Europe ou en Afrique, sont plus exposées au coronavirus.

  • 28 mars 2020, Marseille. Slim Hadiji, médecin généraliste à la maison régionale de santé publie une vidéo à l’attention de la communauté comorienne pour l’alerter de la sur-représentation de patients comoriens atteints du Covid-19 dans les hôpitaux marseillais [1].
  • 30 mars 2020, Liège. Willy Demeyer, bourgmestre de cette ville belge interpelle les populations africaines au sujet de leur « proportion anormalement élevée » parmi les patients hospitalisés en raison du Covid-19 [2].
  • 1er avril 2020, Paris. L’extrait d’un échange entre le chef de service de réanimation de l’hôpital Cochin, Jean-Paul Mira, et un directeur de recherche à l’inserm Camille Locht, sur LCI, laisse entendre la proposition de tester les vaccins BCG d’abord en Afrique, ces populations étant « hautement exposées », au coronavirus, tout en « ne se protégeant pas » [3].

Pour nous, simples individus n’exerçant pas les fonctions de soignants, de politiques, ou de statisticiens, s’il nous est tout de même possible de supposer que face à un système de santé en difficulté, les populations africaines paieraient cher des contaminations massives sur le continent, nous n’avons en revanche ni les moyens ni les compétences nous permettant d’affirmer ou de contredire l’hypothèse d’une vulnérabilité plus grande des populations africaines en Europe. Nous pouvons toutefois d’ores et déjà nous interroger sur les termes dans lesquels cette hypothèse se déploie, c’est à dire les causes qu’on lui prête, de même que les solutions qu’on entend lui apporter. Plus grand encore peut-être, l’enjeu consistant à bien identifier ce qui fait problème dans les propos tenus, afin d’élaborer la critique et les solutions les plus pertinentes.

Établir l’échelle des responsabilités

On peut lire sur les réseaux sociaux des commentaires reprochant à cette hypothèse d’une plus grande exposition en Europe des populations africaines au virus, de renforcer l’équation hélas bien connue entre « Africains » et « maladies ». Toutefois, ce n’est pas le fait de postuler une sur-exposition qui relève de la stigmatisation, mais le fait de lier la dite sur-exposition au non respect des consignes de sécurité, notamment le confinement.

Dans les deux premiers exemples cités, en France et en Belgique, les populations africaines sont invitées à prendre garde à la menace bien réelle du virus, et à notamment respecter les consignes de sécurité, tel que le confinement et les gestes barrières. Le but n’est pas de questionner la motivation de ces alertes, car si sur-exposition il y a bien, il va de soi qu’il est dans l’intérêt de ceux qui en sont la cible de disposer des informations vitales, notamment transmises par les professionnels de santé, et qu’il est attendu que les élus prennent leur responsabilité. D’autres diront que l’on peut aussi comprendre que face à la perspective d’une catastrophe sanitaire, pesant plus sur certains que d’autres, il est normal d’inviter directement les plus vulnérables au maximum de précaution dans leur quotidien. Cela se tient.

Néanmoins, en dépit de ces positions qui pourraient pour beaucoup relever du simple « bon sens », appeler les éventuelles populations plus vulnérables au virus à se responsabiliser face à la menace, revient malheureusement, même lorsqu’il n’en est aucunement l’intention, à moraliser un problème structurel (« faites attention », « ayez les bons gestes », etc), et donc à, quelque part, dédouaner l’État et l’organisation inégalitaire des sociétés de classe, fondées sur le racisme. La responsabilité première de la sur-exposition éventuelle de certaines populations au virus, dont les Africains et Afrodescendants, incombe à l’État.

Causes structurelles de la sur-exposition au virus

D’innombrables éléments peuvent expliquer une sur-exposition éventuelle des populations africaines et afrodescendantes dont la majorité réside dans des quartiers populaires en Europe. Aux logements exigus et souvent vétustes, s’ajoute une densité plus élevée par foyer d’habitation, un fort chômage et l’exercice de petits « jobs de rue » impliquant une occupation « stagnante » et non « circulante » dans les quartiers précarisés, ou, pour ceux qui travaillent « officiellement », une sur-représentation dans les basses couches du salariat, lesquelles ne sont pas confinées (métiers du BTP, caisse, ménage etc).

S’il serait donc dangereux, au nom d’une résistance à la stigmatisation (subie, par ailleurs, de manière constante, indépendamment du présent virus), de nier la probabilité d’une sur-exposition de cette population, il est en revanche urgent d’inviter à ce que l’État soit enjoint à prendre ces responsabilités comme cause principale de cette vulnérabilité. En d’autres mots si s’adresser aux communautés afros peut être une bonne chose – encore faut-il le faire en prenant en compte leurs conditions réelles, rendant parfois plus difficile le respect du confinement – c’est surtout à l’État qu’il faut adresser critiques et revendications. Cet État qui loge mal, ghettoïse, prive certains quartiers de services publics, s’évertue à détruire l’hôpital public contribuant ainsi à rendre toujours plus ardu l’accès aux soins des plus précaires, met en œuvre des politiques migratoires fragilisant toujours plus le sort des « non régularisés », force les ouvriers du BTP à travailler contre leur droit de retrait et plus généralement ne met pas en place des mesures permettant un retrait d’industries non essentielles mettant en danger un grand nombre de prolétaires, etc. Les populations africaines payent ces politiques de leur santé, voire de leur vie, et ce tout au long de l’année. La présente crise ne reflète donc qu’une forme intensifiée d’un processus autrement continu.

Professionnels de santé, élus et chercheurs doivent enjoindre l’État à cesser la marginalisation des populations, notamment immigrées et afros, qui, aux dires de médecins, payent déjà très cher la diffusion exponentielle de ce virus. En lieu et place de les criminaliser, au travers notamment de la multiplication des contrôles de police dans les quartiers où celle-ci était déjà très présente et très violente, il doit être exigé que l’État développe des outils pour que les populations sur-exposées soient protégées des risques qu’elles encourent plus que d’autres. C’est véritablement un bras de fer qu’il va falloir instaurer, autant en Europe qu’en Amérique du Nord, foyers désormais principaux du virus, et leaders politiques et économiques, dans lesquels les populations afros sont reléguées en position subalterne. C’est aussi entre la France et le dit « outre-mer » qu’il faudra soutenir les initiatives mettant l’État face à ses responsabilités, en raison de nombreuses décisions incompréhensibles quant à la protection des populations, de la part de représentants étatiques français, notamment en Guadeloupe, et particulièrement sur l’île de Marie-Galante [4].

Médecine coloniale

Enfin, s’agissant du troisième exemple, le plus grave, où deux médecins discutent avec légèreté de la possibilité de tester « d’abord en Afrique » le vaccin BCG, il s’agit simplement d’un triste rappel des racines coloniales d’une médecine moderne ayant pris les corps africains comme cobayes. L’histoire est à ce titre jalonnée d’exemples [5]. Ce propos aujourd’hui ne fait que prolonger une histoire longue de déshumanisation des corps rendus « noirs » par l’histoire, pour justifier leur exploitation massive et le pillage de leurs ressources.

Face à l’éventualité d’une plus grande exposition des populations afros, au virus, il faudra, moins rejeter cette idée, au motif qu’elle serait en elle-même stigmatisante, mais refuser, aussi bien les argumentations situant les causes de cette sur-exposition dans les « comportements » plutôt que les conditions de vie, que les projets qui s’en serviront pour justifier une énième utilisation des populations afros, en Europe ou en Afrique, comme objets d’un Occident en panique cherchant avant tout à soigner ces populations.

Que personne ne s’illusionne en effet, sur l’inégalité dans la circulation des vaccins et autres médicaments, une fois les solutions contre le coronavirus trouvés. Ceux-là même que l’on souhaite réduire en cobayes, profitant de leur vulnérabilité sanitaire, économique et politique, vivant dans des États défaillants, ayant à leurs têtes des élites acceptant la sale besogne de courroie de transmission du néocolonialisme, seront comme toujours les derniers à bénéficier des fruits d’avancées médicales élaborées dans leur chair.

Perspective

La situation actuelle, qui n’a d’« exceptionnelle » que le fait d’initier modérément certains européens blancs à ce qui était déjà le quotidien des afros (accès restreint aux soins, confinement dans des quartiers ségrégués, brutalité policière etc), exige une prise de responsabilité qui doit dépasser le stade de la critique, même la plus acerbe, au racisme et au colonialisme, qui si elle n’est pas accompagnée d’alternatives, relève simplement du spectacle. Là où nous vivons, posons-nous ces questions : quelles associations, organisations, structures au sens large, sont à même de défendre nos intérêts, organiser les solidarités à des échelles variables (des plus petites aux plus grandes) en prenant garde aux consignes de sécurité, et qui, pour certaines, peuvent faire des propositions en matière de politiques sanitaires ciblées, adressées aux nôtres, mais aussi sommer les élus et chefs d’États africains et caribéens de prendre leur responsabilité ? [6]

Au cœur de nos difficultés, se loge l’absence de souveraineté. Plutôt qu’un énième buzz critiquant les propos de certains de ces médecins ou élus européens à l’égard des Africains ou de l’Afrique, buzz qui ne convaincra que les convaincus et donnera lieu aux scènes habituelles où les critiques afros seront réduites à des émotions mal maîtrisées et un supposé goût immodéré pour la « victimisation », accompagnons nos indignations de la recherche collective de solutions. Agir pour construire des îlots de souveraineté jusqu’à la pleine réalisation de celle-ci, aujourd’hui comme hier, telle est notre urgence.

Notes :

[1Slim Hadiji, « Message à la diaspora comorienne de Marseille », 28 mars 2020. URL : https://tinyurl.com/thurpuw
Adrien Max, « Coronavirus à Marseille : « Je ne veux plus perdre encore un patient », un médecin alerte la communauté comorienne » , 20 minutes, 31 mars 2020. URL : https://tinyurl.com/vngc9r8

[2Michel Gertry, « Coronavirus : polémique à propos des Liégeois d’origine subsaharienne, particulièrement touchés », RTBF, 31 mars 2020. URL : https://tinyurl.com/tfc237q

[3Un extrait a été enregistré par un usager du réseau social Twitter. URL https://tinyurl.com/t6gxjdb

Lien complet de l’échange, où le professeur Locht répond au Professeur Mira qui se veut « provocateur » en proposant d’abord de tester en Afrique, que ça « n’empêchera pas aussi de tester en Europe et en Australie » https://www.youtube.com/watch?v=eP0bfBQ6zzc

[4François-Joseph Ousselin, « Une pétition contre la décision préfectorale d’ouvrir l’accès à Marie-Galante », Guadeloupe 1ère, 28 mars 2020. URL : https://tinyurl.com/uhr7wjq

[5Lachenal Guillaume, « Quand la médecine coloniale laisse des traces », Les Tribunes de la santé, 2011/4 (n° 33), p. 59-66. DOI : 10.3917/seve.033.0059. URL : https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2011-4-page-59.htm

Linstrum, Erik. Ruling Minds : Psychology in the British Empire. Harvard University Press, 2016.

[6Par exemple, des acteurs de la vie politique et culturelle de la Guadeloupe appellent les élus locaux à un « sursaut » et la construction d’une politique endogène de protection de la population, contre l’irresponsabilité du préfet de l’île : urlz.fr/ceV2. La Ligue Panafricaine-Umoja à laquelle j’appartiens, a quant à elle par exemple créé grâce à Marlette KyssamaNsona, pharmaco-chimiste et secrétaire général de la Ligue Panafricaine-UMOJA Section Congo, des outils pédagogiques comme une vidéo explicative (https://tinyurl.com/yx7pvbtm) et de la prévention dans les sections territoriales, prenant en compte les réalités des populations. Mettre en commun ce genre d’initiatives, par-delà certains désaccords idéologiques, est ici essentiel.

PS :

Article publié le 2 avril 2020 sur le blog de Joao Gabriell

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