La mise au jour de l’opération a provoqué un tollédans le milieu militant libertaire, mais aussi dans la gauche espagnole au sens large.
Dans le cadre légal espagnol ce genre d’opérations ne peut-être mené que sur ordre judiciaire, lorsqu’il y a soupçon de terrorisme de crime organisé ou de trafic de stupéfiant. Ce qui a priori n’était pas le cas ici. Des sources policières prétendent qu’il s’agissait au contraire d’un travail ordinaire de renseignement tout à fait légal.
Dans la sphère militante, l’affaire soulève d’autres interrogations. Comment un agent de police a-t-il pu s’intégrer avec autant de facilité dans ce milieu fermé sans le moindre bagage politique ? C’est simple : en concentrant ses efforts sur le maillon le plus faible d’une chaîne de sécurité, la faille humaine. Les gens qui l’ont connu pendant son infiltration décrivent Daniel Hernàndez Pons (son nom d’emprunt) comme un personnage extraverti, charmant, très aimable avec tout le monde. En les interrogeant durant son enquête, la Directa a été en mesure de retracer son parcours.
Début juin 2020, au sortir du premier confinement COVID, Dani s’installe dans un petit studio de la rue de la Flor de Neu, à deux pas de la Cinètika, un complexe de cinéma squatté depuis 2016 au cœur du quartier de Sant Andreu de Palomar. Quelques jours plus tard il s’y présente pour participer à l’entraînement de boxe thaï antifa. Le premier contact passe bien. Il explique qu’il est nouveau dans le coin, qu’il est originaire de l’île de Majorque dans les Baléares, ce qui pour le coup est une véritable information : il parle le « majorquin », une variante du catalan. Il prétend gagner sa vie comme installateur de climatiseurs, et exprime son souhait de s’investir dans la vie politique du quartier.
Il se fait rapidement des amis, avec lesquels il boit des bières dans la rue, après le couvre-feu parfois, ce qui l’amène un soir à une confrontation avec un agent de la police municipale qui menace de le verbaliser. En quelques semaines il se fond dans le décor en opérant une métamorphose stylistique éclair : coiffure en crête, oreille percées, tshirt antifa et une énorme étoile du chaos tatouée au genou. Toujours une bière à la main, il est de toutes les fêtes, assiste aux concerts punk, propose généreusement de l’ecstasy et de la mdma à ses nouveaux amis, participe à des tournois de foot populaires.
Charmant, toujours prêt à donner un coup de main, il entame rapidement des relations intimes avec des militantes, qui à leur insu lui ouvrent les portes d’endroits emblématiques du militantisme libertaire barcelonais. Il obtient notamment un double des clés de la Cinètika.
Il invite quelques-unes d’entre-elles à son appartement, qu’elles trouvent sobrement décoré. Là il leur montre des photos de son ex, et de ses amis lorsqu’il était adolescent, jamais de sa famille. Il explique que son père est décédé il y a bien longtemps, que de son vivant il maltraitait sa mère. Très généreux en messages whatsapp, il arrive parfois qu’il ne donne brusquement plus aucune nouvelle. Puis plusieurs jours après il reprend contact en prétextant par exemple des problèmes techniques avec son téléphone.
Dani ne tient aucun discours politique, donc, mais est de toutes les luttes. Il aide aux préparatifs de la visite des Zapatistes à Barcelone, il participe à un groupe de travail sur les violences patriarcales, il intègre la coordination anti-répressive du quartier de Sant Andreu. Il participe aux manifestations monstres qui secouent Barcelone en février 2021 après l’incarcération du rappeur Pablo Hasélpour « apologie du terrorisme » et « injures à la Couronne » d’Espagne.
Il s’investit dans les opérations anti-expulsion, où il affronte à une occasion les gorilles d’extrême droite de l’entreprise anti-squatteur Desokupa. Un jour d’avril 2021, il forme une chaînes humaine avec des camarades pour bloquer l’expulsion d’une famille par les « mossos d’esquadra », les CRS catalans. Il écope alors d’une amende de 600 euros en vertu de la fameuse « loi bâillon » que le gouvernement Rajoy avait imposée en 2015.
En parallèle il entame une relation de plus longue durée avec l’une de ses amies militantes dont il a commencé à se rapprocher en décembre 2020.
La description de leur relation qu’elle fait a posteriori est... des plus ordinaires. Du moins elle le serait si elle n’était complètement factice. Dans l’intimité Dani est très attentionné. Il parle peu de politique. Et puis il élude subtilement les questions qui concernent son passé. Mais il est de très bonne constitution. Au bout de quelques semaines elle le présente à ses parents, à sa sœur. En août 2021, ils partent quelques jours en vacances à Majorque. Là-bas, ils boivent un verre en compagnie d’un de ses prétendus amis. Dani souhaite également la présenter à sa mère, qui selon ses dires vit en banlieue de Palma. Mais n’étant pas à l’aise avec l’idée de rencontrer sa mère, elle décline la proposition, ce qui le fâche. De retour à Barcelone, leur relation continue bon train. Elle est parfois entachée de quelques disputes liées à la jalousie. « Il me disait qu’il n’aimait que moi, mais que ne l’aimais pas assez en retour et me faisait sentir coupable » raconte-t-elle. Dani lui fait part du manque de confiance qu’il ressent à son égard en raison des liens qu’elle conserve avec son ex. Le 24 octobre 2021, il lui exprime son besoin de prendre un peu de recul pour réfléchir, et rompt la relation quelques jours plus tard.
Il noue alors d’autres relations du même type avec d’autres militantes, ce qui lui permet d’explorer d’autres quartiers. Lors d’une jam session de hip-hop, il rencontre une activiste qui l’intègre dans son cercle de lutte du centre ville. Puis il sort avec une membre de la CGT ( de tendance anarchiste, à Barcelone) pendant six mois, durant lesquels elle lui présente ses camarades… La stratégie est la même, l’histoire se répète. Au total, l’agent Daniel Hernandez Pons aurait eu des relations sexuelles avec au moins huit femmes qui assurent qu’elles ignoraient tout de sa véritable identité.
Mais le 7 juin 2022, le vent commence à tourner pour Dani. Le journal la Directa révèle une première opération d’infiltration policière dans une autre sphère du militantisme barcelonais : la gauche indépendantiste et les collectifs de défense des droits au logement.
Étrangement, ce premier agent infiltré se faisait appeler « Marc Hernàndez Pon ». Le même nom de famille que Dani, à une lettre près ! Une imprudence qui plus tard mettront les journalistes sur la piste de Dani. L’affaire de Marc Hernàndez Pon remonte au ministre de l’intérieur espagnol Fernando Grande-Marlaska, qui reconnaît l’existence d’opérations d’infiltration, mais assure durant l’été 2022 qu’ »elles ont désormais pris fin ». Les journalistes de la Directa soupçonnent le contraire et continuent leurs investigation, qui les mènent à Dani. Ils découvrent que les deux infiltrés sont issus des Baléares, et faisaient partie de la même promotion à l’école de police. Après quelques mois à accumuler des preuve, ils publient un article sur cette seconde affaire le 30 janvier 2023.
Mais entre temps, Dani a filé à l’anglaise.
Dès le mois d’octobre, il avait senti que sa couverture était compromise, des soupçons planaient sur lui, le moment était venu pour lui de s’exfiltrer discrètement. Il annonce alors autour de lui qu’il part faire la récolte d’olive à Grenade, puis qu’il rejoindra Majorque où il a trouvé un job intéressant. Le 30 octobre, il quitte définitivement son appartement de Sant Andreu. Lorsque le scandale éclate en janvier, il a quitté Barcelone depuis déjà trois mois.
Depuis, cinq des militantes avec lesquelles il a noué des relations ont annoncé attaquer en justice Dani, ainsi que son supérieur hiérarchique, et le ministre de l’Intérieur espagnol pour abus sexuel, atteinte à l’intégrité morale, divulgation d’informations privées et atteinte à la liberté d’exercice des droits civiques. De son côté, le ministre de l’Intérieur a assuré que « les agents de police remplissent dans toutes leurs interventions les principes de légalité et les valeurs constitutionnels ». Pour les militantes et leurs avocates, le bras de fer avec l’état espagnol ne fait que commencer.
Ils durera probablement de longues années, comme le combat qu’a mené l’activiste climatique Kate Wilson contre l’état britannique à partir de 2010. Cette année-là, elle avait appris que son ex-conjoint Mark Stone, avec qui elle avait vécu une relation de 2 ans entre 2003 et 2005, s’appelait en réalité Mark Kennedy. Il était un agent de police de Londres, infiltré dans le milieu écologiste anglais pendant sept ans avant d’être découvert en 2010. Sept ans durant lesquels il avait eu des relations sexuelles avec au moins dix autres femmes que Kate Wilson, tout en étant marié avec deux enfants dans sa vie privée. Après 10 ans de bataille juridique, la justice anglaise a fini par rendre raison à Kate Wilson en 2021, elle a condamné la police à lui verser l’équivalent de 250 000 euros de dommages et intérêt.
Mais Kennedy n’était pas un cas isolé, au cours des années 2010 plusieurs autre cas de ce genre ont été révélés, certains agents ayant même eu des enfants avec leurs victimes manipulées.
En parallèle en Allemagne, plusieurs affaires du même genre éclatent à Hambourg, où plusieurs agents successifs ont infiltré le squat Rote Flora. Mais cette fois, il s’agissait de femmes.
Côté français, aucune femme ni aucun homme n’ont encore été démasqués dans les milieux anarchistes, autonomes, ou même écologistes, en tout cas pas dans l’histoire récente. Les méthodes de la police française ferait-elle exception ? Rien n’est moins sûr. Quant à « Dani », à l’heure actuelle il doit être en train de couler des jours heureux loin de Barcelone, dans une ambassade à l’étranger, où il aurait été muté pour quelques années avec un salaire confortable, le temps de se faire oublier.
B.R.