D’un côté, nos vies sont menacées par un nouveau virus ; de l’autre, notre liberté est menacée par des nationalistes et des autoritaires qui veulent profiter de cette occasion pour mettre en place de nouveaux précédents en matière d’intervention et de contrôle étatique. Si nous acceptons cette dichotomie – entre la vie et la liberté – nous continuerons à en payer le prix longtemps après la fin de cette pandémie particulière. En fait, ces deux notions sont liées, elles sont dépendantes l’une de l’autre. Dans le récit suivant, nos camarades en Italie décrivent les conditions qui règnent sur place, les causes de l’escalade de la crise et la façon dont le gouvernement italien a profité de la situation pour consolider son pouvoir d’une manière qui ne peut qu’exacerber les crises futures.
À ce stade, la stratégie des autorités ne vise pas tant à protéger les gens du virus qu’à contrôler la vitesse à laquelle il se propage afin que ce dernier ne submerge pas leurs infrastructures. Comme dans tant d’autres aspects de notre vie, la gestion des crises est à l’ordre du jour. Nos dirigeant·e·s n’ont pas l’intention de préserver la vie de toutes les personnes affectées par le virus – ils et elles ont déjà renoncé·e·s à se préoccuper du sort des personnes démunies et ce bien avant le début de cette crise. Ils et elles sont plutôt déterminé·e·s à préserver la structure actuelle de la société ainsi que leur légitimité présumée au sein de celle-ci.
Dans ce contexte, nous devons être capables de distinguer deux catastrophes différentes : la catastrophe du virus elle-même et la catastrophe provoquée par la façon dont l’ordre existant répond – et ne répond pas – à la pandémie. Ce serait une grave erreur que de nous en remettre à la merci des structures de pouvoir existantes, avec la croyance aveugle qu’elles existent pour nous sauver. Au contraire, lorsque nos dirigeant·e·s parlent de « santé, » ils et elles parlent de la santé de l’économie bien plus que de la santé de nos corps. Par exemple : la Réserve fédérale américaine vient d’allouer 1,5 billion de dollars pour soutenir le marché boursier – 500 milliards de dollars pour les banques – mais la plupart des citoyen·ne·s américain·e·s ne peuvent toujours pas se faire tester pour le coronavirus.
Soyons clairs : bien que Trump et d’autres nationalistes de part le monde aient l’intention de profiter de cette occasion pour imposer de nouveaux contrôles sur nos mouvements, cette pandémie n’est pas une conséquence de la mondialisation. Les pandémies ont toujours été mondiales. La peste bubonique s’est répandue dans le monde entier il y a plusieurs centaines d’années. En introduisant une interdiction d’entrée sur le territoire des États-Unis aux ressortissant·e·s européen·e·s tout en continuant à essayer de préserver la santé de l’économie américaine – plutôt que d’orienter les ressources vers la préservation de la santé des êtres humains présents aux États-Unis – Trump nous montre explicitement la manière dont le capitalisme est fondamentalement dangereux pour notre santé.
Les virus ne respectent pas les frontières inventées de l’État. Ce virus-ci est déjà à l’intérieur des États-Unis, où les services de santé sont beaucoup moins largement et uniformément répartis sur le territoire que dans la majeure partie de l’Europe. Pendant tout ce temps, alors que le virus se propageait, les travailleur·euse·s du secteur des services ont été contraint·e·s de continuer à se mettre en danger pour pouvoir payer leurs factures. Pour éliminer les pressions qui contraignent les gens à prendre ce genre de décisions dangereuses, il faudrait pour commencer en finir avec le système qui crée des inégalités aussi drastiques. Les personnes pauvres, les sans-abris et les autres personnes qui vivent dans des conditions insalubres ou qui n’ont pas accès à des soins de santé décents sont toujours les plus touché·e·s en cas de crise, et cet impact entraîne une mise en danger généralisée de la population en propageant encore plus rapidement et davantage la contagion. Même les plus riches de chez les riches ne peuvent pas s’isoler complètement d’un tel virus, comme l’illustre la propagation du virus dans les hautes sphères du Parti Républicain. En résumé, l’ordre dominant n’est dans l’intérêt de personne, même pas de celles et ceux qui en bénéficient le plus.
C’est le problème de ce que Michel Foucault appelait le biopouvoir, dans lequel les structures qui maintiennent nos vies sont les mêmes que celles qui les restreignent. Lorsque ces systèmes cessent de nous soutenir, nous nous retrouvons piégé·e·s, dépendant·e·s de la chose même qui nous met en péril. D’un point de vue global, le changement climatique produit par l’industrie a déjà rendu cette situation très familière. Certain·e·s ont même émis l’hypothèse qu’en réduisant la pollution et les accidents du travail, le ralentissement de l’industrie provoqué par le virus en Chine sauve des vies.
Les libéraux et les gauchistes réagissent en critiquant les échecs du gouvernement de Trump, exigeant en réalité une plus grande intervention du gouvernement et un contrôle encore plus centralisé – que Trump, ou ses successeurs, ne manqueront pas d’utiliser à leur propre avantage, non seulement en réponse aux pandémies, mais aussi en réponse à tout ce qu’iels perçoivent comme une menace.
Au fond, le problème est que nous manquons d’une réflexion et d’un discours sur la santé qui ne soient pas fondé.es sur un contrôle centralisé. À travers tout le paysage politique, la moindre métaphore que nous utilisons pour parler de prévention et de santé est basée sur l’exclusion de la différence (par exemple : les frontières, la ségrégation, l’isolement, la protection) plutôt que sur l’objectif de développer une relation positive avec la différence (par exemple : étendre les ressources en matière de soins de santé à tou·te·s, y compris en incluant celles et ceux qui se trouvent en dehors des frontières américaines).
Nous avons besoin d’une façon de concevoir le bien-être qui comprend l’interconnexion entre la santé physique, les liens sociaux, la dignité humaine et la liberté. Nous avons besoin d’une façon de répondre aux crises basée sur l’entraide, qui n’accorde pas encore plus de pouvoir et de légitimité aux tyrans.
Plutôt que d’avoir une confiance aveugle en l’État, nous devons nous concentrer sur ce que nous pouvons faire avec notre propre pouvoir, avec notre propre capacité à prendre des décisions et à agir, en cherchant de l’inspiration auprès d’exemples antérieurs pour nous guider. Ne laissons personne prétendre que l’organisation anarchiste n’est pas assez « disciplinée » ou « coordonnée » pour s’occuper d’un problème tel que celui-ci. Nous avons vu à maintes reprises que les structures capitalistes et étatiques sont au mieux « disciplinées » et « coordonnées » précisément dans la manière dont elles nous imposent des crises inutiles – pauvreté, changement climatique, complexe carcéral industriel. L’anarchisme, tel que nous le voyons, n’est pas un hypothétique plan pour un monde alternatif, mais bien la nécessité immédiate d’agir en dehors et contre les diktats du profit et de l’autorité afin de contrecarrer leurs conséquences. Alors que les modèles actuels de « lutte contre la pandémie » mis en œuvre par les États sont basés sur un contrôle dit « vertical » et « descendant » qui ne parvient toutefois pas à protéger les plus vulnérables, une approche anarchiste se focaliserait principalement sur la circulation des ressources telles que les soins médicaux en direction de tou·te·s celles et ceux qui en ont besoin, tout en donnant aux individus et aux communautés les moyens de limiter le degré de risque auquel iels choisissent de s’exposer, et ce, sans engendrer de conséquences négatives majeures.
Il existe des exemples antérieurs de ce que nous venons de décrire. Nous nous rappelons de Malatesta, retournant à Naples en 1884, malgré une peine de trois ans de prison qui lui pendait au-dessus de la tête, afin de soigner une épidémie de choléra dans sa ville natale. Il est certain que nos prédécesseur·e·s ont théorisé sur ce sujet et ont pris des mesures dont nous pourrions nous inspirer aujourd’hui. Il y a quelques années à peine, certain·e·s anarchistes se sont lancé·e·s le défi d’analyser comment répondre à l’épidémie d’Ebola d’un point de vue anarchiste. Nous vous implorons de penser à, d’écrire et de discuter sur la manière dont nous pouvons générer un discours sur la santé qui se distingue de celui du contrôle de l’État – et du type d’actions que nous pouvons entreprendre ensemble pour nous aider les un·e·s les autres à survivre à cette situation tout en préservant notre autonomie.
En attendant, nous vous proposons ce récit de nos camarades du nord de l’Italie qui traversent cette crise depuis plus longtemps que nous ici aux États-Unis.
Journal de la pandémie, Milan : l’amour au temps du Corona
1918-1920 : Déjà ébranlé par la Première Guerre mondiale, le monde faisait face à un ennemi plus insidieux : la grippe espagnole, une pandémie catastrophique qui a infecté 500 millions de personnes et a fait 50 millions de victimes, soit le double du nombre de victimes pendant la guerre.
2020 : COVID-19, une nouvelle infection pandémique, se répand dans le monde entier. Au moment où nous écrivons ces lignes, selon les chiffres de l’Organisation Mondiale de la Santé, plus de 125 000 cas ont été confirmés, avec plus de 4 600 décès. En Italie, il y a 12 000 infections, avec au moins 827 décès.
Ici, nous allons nous concentrer sur le cas de l’Italie, en posant quelques questions sur la manière de faire face au COVID-19. La première étape est de refuser de considérer le récit des médias institutionnels comme allant de soi et – plus que tout – de ne pas céder aux recommandations et ordonnances venues d’en haut, qui sont toutes de plus en plus oppressantes.
Nous allons commencer par les faits les plus évidents. Cette épidémie met en relief la nécessité d’une solidarité et d’une coopération internationales, afin que les gens puissent unir leurs forces pour faire face aux difficultés et atteindre des objectifs communs. Mais dans le système actuel – où chaque nation profite des tragédies des autres et où chaque « crise » ouvre la voie au profit – ce n’est pas possible.
Quelle que soit la manière dont nous abordons la question, nous arrivons à la même conclusion : le capitalisme et l’impérialisme soulignent la nécessité d’un changement radical par rapport à l’état actuel des choses.
Mais prenons un peu de recul afin de nous concentrer sur la Lombardie, en revenant au jour où le gouvernement italien a signé le premier décret pour tenter de contrôler la propagation de l’infection.
Lombardie, le 16 février
Ce jour-là, le gouvernement italien a signé le premier décret afin d’essayer de contrôler la propagation de l’infection.
Milan, 19h : La crainte que toutes les écoles et les lieux de rassemblement ne finissent par être fermés se répand rapidement, ainsi qu’une panique généralisée qui s’installe au sein de la population, créant des moments pseudo-apocalyptiques. Les supermarchés sont pris d’assaut comme si nous étions au bord de la guerre, les gens achètent d’énormes quantités de masques de protection et de gel désinfectant pour les mains (les masques en papier fin sont devenus un symbole de sécurité), nous entendons des cris, nous voyons des gens pleurer, nous vivons une panique de masse.
Suite aux rumeurs de restrictions, Milan, le grand Milan, la ville qui ne s’arrête jamais, a été paralysée par la peur. Mais il ne lui a fallu que quelques heures pour retrouver sa vitalité. En fait, le matin suivant l’annonce gouvernementale, le sentiment qui circulait dans toute la ville n’était pas celui de la peur du virus mais bien la peur de ne pas pouvoir vivre le « Milano da bere. » Les bars et les pubs étaient fermés de 18 heures à 6 heures du matin – à l ‘évidence, les virus pointent au travail de nuit comme les prolétaires. Les restaurants eux n’étaient pas fermés – apparemment, vous tombez malade si vous buvez, mais au contraire, si vous mangez, le virus vous respecte. Dans le même temps, nous avons assisté à la fermeture de toutes les écoles, universités et autres lieux de rassemblement.
Fin février
Une semaine passe et Milan, cette ville provinciale et pseudo new-yorkaise en herbe, ne s’arrête pas. De même, le virus progresse, provoquant encore plus de panique. Il y a de plus en plus d’infections, et de plus en plus de décès – même si, il faut bien l’admettre, parmi les victimes figurent de nombreuses personnes âgées souffrant de maladies cardiovasculaires préexistantes. Une fois de plus, tout est fermé et verrouillé – les écoles, les cinémas, les théâtres, s’embrasser et se serrer dans les bras – mais pas les bars, les restaurants, les centres commerciaux ou les transports publics. Pendant ce temps, Beppe Sala, le maire de la ville, tente de donner de la force aux pauvres milanais·es touché·e·s par cet épouvantable virus qui chasse la nuit et seulement si tu as rendez-vous pour boire des coups. Utilisant ses réseaux sociaux bien-aimés, il publie une vidéo avec le hashtag #MilanoNonSiFerma (Milan ne s’arrête pas).
D’un point de vue technique, la vidéo est parfaite – des prises de vue aériennes avec des couleurs vives, des mélodies accrocheuses – mais ça sonne aussi faux qu’un billet de trois dollars. Il ne fait aucun doute que c’est l’Unione dei Brand della Ristorazione Italiana (Union des marques de la restauration italienne) qui fait son autopromotion dans la vidéo. Milan ne s’arrête pas. Mais dans cette vidéo, on ne voit pas vraiment Milan, le vrai Milan – le Milan que j’aime non pas parce qu’il est le centre de la movida mais parce qu’il est traversé par des frissons révolutionnaires, même s’iels ont essayé de l’abattre à coup de fascisme et de xénophobie, même si la ville s’est endormie politiquement parlant ces vingt dernières années. La vidéo présentée par Sala semble tout droit sortie des années 1980, lorsqu’une publicité pour une marque de liqueur très populaire était diffusée : Amaro Ramazzoti, la liqueur du « Milano da bere. »
Vidéo officielle du Maire Sala
Le vrai Milan n’est pas représenté sur ces images. Le vrai Milan est celui exprimé crûment mais sincèrement par le Collectif Zam dans une vidéo parodiant celle d’un maire qui – en quelques jours – revient sur ses déclarations et a recours à un discours mensonger dans les médias ; un discours mensonger dans lequel la rhétorique de classe xénophobe est constamment et continuellement servie sur un plateau, permettant ainsi à cette ville de vivre de l’exploitation des travailleur·euse·s précaires et d’étranger·ère·s qui chaque jour doivent se battre contre le racisme, le patriarcat, la gentrification, le manque d’entretien des quartiers populaires et le capitalisme.
Le virus n’est pas le cœur de l’urgence. La véritable urgence, le patient zéro de cette ville « cosmopolite, » est la précarité économique qui inflige le désespoir aux travailleur·euse·s forcé·e·s de lutter contre la hausse du coût de la vie et l’exploitation qui, ces dernières semaines, est apparue sous la nouvelle forme du « travail intelligent, » forme de travail qui n’avait jamais été utilisé auparavant en Italie et qui, très sûrement, deviendra l’année prochaine la nouvelle tendance pour poursuivre et approfondir l’asservissement par le biais de la sous-traitance et de l’externalisation. De nombreux employeurs des zones rouges du nord de l’Italie obligent leurs employé·e·s à prendre des congés maladie ou administratifs sans tenir compte du fait que cela va déstabiliser encore plus un système étatique déjà précaire et que, surtout, cela va frapper de front l’ensemble des travailleur·euse·s précaires qui doivent se battre chaque jour pour gagner de quoi manger le soir, qui gardent la tête hors de l’eau en acceptant des emplois sous-payés, et qui endurent des horaires de travail terribles sur des lieux de travail dépourvus de toute mesures de sécurité. Pour vous donner une idée, il y a eu 46 décès au travail entre le 1er janvier et le 6 février de cette année.
Vidéo du Collectif Zam en réponse au Maire
Si nous étudions les deux vidéos, nous remarquons que, et ce n’est pas un hasard, les médias continuent de rejeter la responsabilité de tout ce qui arrive sur l’individu, du travail au déplacement des personnes en passant par la circulation des marchandises.
En bref, il y a eu trois étapes, que nous pouvons résumer comme suit. La première étape, désormais impossible à assurer, consiste à dissimuler le problème. La deuxième étape est le soi-disant « terrorisme médiatique » qui est toujours en cours, hésitant et oscillant entre la panique de masse et le calme illusoire. Dans la troisième étape, celle qui est en cours, des changements spectaculaires sont imposés à la société sous couvert d’une combinaison de panique et de consensus social. Pendant ce temps, des décrets sont émis, décrets qui auront un impact considérable sur notre futur, nous privant du droit de manifester, de nous mettre en grève, de nous rassembler selon nos propres conditions.
Que va-t-il se passer maintenant que le décret signé par le Premier ministre Giuseppe Conte a été publié au Journal Officiel ? Les restrictions et mesures supplémentaires visant à contenir le virus en Lombardie seront prolongées jusqu’au 3 avril. Nous aurons besoin d’une autorisation spéciale pour entrer et sortir de la région mais aussi pour se déplacer à l’intérieur de celle-ci ; les gens sont priés de se mettre en auto-quarantaine ; toutes les écoles et universités sont fermées – nous savons tou·te·s que les études ne sont pas importantes, alors pourquoi ne pas saisir l’occasion de mettre les parents et les étudiant·e·s, déjà épuisé·e·s par des années et des années de coupes budgétaires, dans le pétrin ? Les bars et les restaurants peuvent rester ouverts de 6 heures à 18 heures à condition que les client·e·s puissent garder une distance d’au moins un mètre entre elleux ; les salles de théâtres, de sport, les stations de ski et les boîtes de nuit sont fermées, mais tous les événements sportifs majeurs peuvent se dérouler à huis clos (ça c’est l’Italie – on ne peut pas vivre sans football) ; tous les rassemblements publics sont interdits ; pas de mariages ni d’enterrements ; les centres commerciaux de moyenne et grande taille sont fermés, mais uniquement pendant les week-ends et les jours fériés.
En résumé, la peur de la contagion déclenche une panique de masse et, au nom d’une supposée sécurité, ces nouvelles restrictions restreignent dangereusement la liberté, justifiant l’état d’urgence sans tenir compte de l’impact qu’il aura sur les petits commerçants et les entreprises familiales. Mais le réel danger, celui qui devrait tous et toutes nous inquiéter, n’est pas tant celui d’une hypothétique contagion, mais celui lié à l’ignorance d’un gouvernement qui a divulgué un projet de décret qui, comme l’a souligné le virologue Roberto Burioni, « panique les gens. » En gros, ces mesures drastiques interdisent aux gens d’aller travailler et imposent un « travail intelligent » à une grande partie des travailleur·euse·s, elles limitent la liberté de mouvement dans certaines zones, font pression sur les gens pour qu’ils et elles restent chez elleux et interdisent tous les « rassemblements » publics (à l’intérieur comme à l’extérieur). Chaque droit est de plus en plus limité ou refusé. Et tout ça, en plein milieu de la panique de masse et de l’isolement social de millions de personnes qui en découle.
Et maintenant, deux des plus grands problèmes « sociaux » se profilent à l’horizon. Le premier, le domaine dans lequel nous autres italien·ne·s sommes les maîtres incontesté·e·s, c’est l’ « espertite » de nombreuses personnes, résultant d’une saturation de l’information, avec pour conséquence que chacun·e se considère comme « le ou la plus grand·e expert·e, » ignorant en général des problèmes tels que la rapidité de propagation du virus. C’est clairement le résultat que les médias et les autorités cherchent à obtenir. Le deuxième problème est le résultat des nombreux spécialistes – médecins, virologues, biologistes – se déchainant à la télévision, à la radio, dans les journaux et, surtout, sur Internet. Ces personnes sont présentées – de mauvaise ou de bonne foi – comme aptes à fournir une sorte de solution à la crise dans la mesure où ce sont des experts « neutres » – comme si la science était neutre et que les experts l’analysant, médecins compris, étaient dépourvus d’idées préconçues. Mais quoi qu’il en soit, c’est ça la politique ! Si nous ne gardons pas en tête cet aspect, nous arriverons à des conclusions erronées, même si nous faisons de notre mieux.
Que fait l’italien·ne moyen·e pour résister à ces contrôles et restrictions à sa liberté ? Il ou elle ne réalise pas qu’il ou elle est déjà contraint·e par une large gamme de restrictions imposées par le contrôle – via les médias, la vidéo-surveillance, etc. – et est contraint·e de tout faire pour rester autant que possible à niveau avec les plus riches, même au prix de contracter des emprunts et de mourir de faim juste pour s’acheter un iPhone, de rembourser des taux d’usuriers pendant des mois juste pour être « méritant, » de baver après des influenceur·euse·s qui refusent de prendre parti quand il s’agit d’abriter des « parias, » mais qui sont toujours prêt·e·s à s’afficher en photo avec le dernier modèle de chaussures à la mode. Il ou elle se comporte comme Pulcinella, paniquant parce qu’il ou elle ne peut pas retourner dans le Sud ; il ou elle se dépêche pour embarquer dans les trains et les bus ; il ou elle se fiche que ce comportement puisse propager le virus dans les Pouilles, la Calabre, la Sicile – toutes ces régions qui étaient encore considérées comme « sûres » le 8 mars dernier – et se fiche aussi de la quarantaine en vigueur dans le nord de l’Italie. Ce soir [le 9 mars], des centaines de personnes ont pris d’assaut les gares ferroviaires et routières pour tenter de s’échapper de la zone rouge, obligeant la police ferroviaire (POLFER) à intervenir pour calmer les foules. Incapable de comprendre comment une telle situation ait pu se produire, Conte a dit : « La publication d’un décret aussi brouillon a engendré une situation de doute, d’insécurité, de confusion, et nous ne pouvons le tolérer. »
Alors pourquoi ne pas donner à la police des pouvoirs spéciaux, lui permettre d’arrêter les gens et d’exiger de savoir où iels vont, alors que les bars et les restaurants restent ouverts ? Une cause mène à un effet ; dans ce cas, elle mènera à l’intensification de la colère et du racisme refoulé, c’est évident. Et qui sait – tôt ou tard, il ne serait pas surprenant de lire que quelqu’un a commencé à tirer sur des personnes chinoises, marocaines, roumaines ou n’importe qui d’autre, sous prétexte de chercher à venger la mort, due au COVID-19, de son cousin, de son voisin ou d’une connaissance. Des ressortissant·e·s d’Europe de l’Est vivant en Italie ont déjà été attaqué·e·s.
L’italien·ne de base ne pense pas aux autres, il ou elle se concentre juste sur son bien-être personnel, car ce qui compte vraiment, c’est la recherche de sa propre satisfaction. Qu’importe si le monde autour s’écroule ? Mais les chiens ne font pas des chats et un très bon exemple de l’attitude « je-m’en-foutiste » de l’italien moyen est incarné par l’ancien ministre de l’intérieur Matteo Salvini, populiste de droite et politicien anti-immigration à la tête du parti la Lega. On dirait que c’était hier, mais près d’un mois s’est écoulé depuis qu’il lançait d’un ton hargneux, comme toujours, que le gouvernement ne bloquait pas les bateaux remplis de migrant·e·s, se demandant si le gouvernement n’avait pas sous-estimé le coronavirus en « permettant aux migrant·e·s de débarquer. » Qu’importe s’il veut fermer les frontières italiennes à l’exception de celles vers le Royaume-Uni. À peine quelques jours avant la signature du décret, il a pu se rendre à Londres en dépit du bon sens, propageant ses pensées nationalistes et racistes à travers l’Europe – la peste qui précède le coronavirus.
Maintenant, il nous faut nous poser d’autres questions auxquelles il pourrait s’avérer difficile de répondre. La première est de savoir comment nous devrions réagir à ce qui se passe, en tenant compte de toutes les difficultés objectives liées aux interdictions (par exemple, les sanctions pour les contrevenants, y compris jusqu’à trois mois de prison ou des amendes de 225 euros), du « bombardement médiatique » continu, et du sentiment d’incertitude permanent.
D’une part, nous constatons une insistance excessive concernant la responsabilité individuelle, en particulier pour les personnes atteintes du coronavirus, et d’autre part, l’État qui utilise l’excuse de l’urgence pour imposer de nouvelles règles. Ils et elles ne parlent pas des coupes budgétaires dans le secteur des hôpitaux publics (45 000 au cours des dix dernières années), ni de la situation des travailleur·euse·s en première ligne (en particulier les médecins, les infirmier·ère·s, etc.), ni des effets négatifs sur le secteur de la santé – tels que l’interruption des traitements médicaux réguliers, incluant la dialyse et le traitement des personnes diabétiques ou ayant d’autres maladies graves, personnes qui se sont vues refuser leur droit à l’accès aux soins à cause du détournement des financements en direction de cette « urgence » et ce, sans qu’ils ou elles n’aient été jamais pris·es en considération. De manière hypocrite, les politicien·ne·s italien·ne·s – ceux-là mêmes qui ont attaqué le secteur de la santé publique et ses travailleur·euse·s – couvrent d’éloges notre système de santé publique, sans jamais mentionner toutes les privatisations motivées par le profit.
Du coup, que va-t-il se passer maintenant ? Quelles seront les conséquences historiques de ces « urgences » ? Ces dernières années en Italie, nous voyons bien qu’à chaque fois qu’il y a eu une « urgence, » un ensemble de règles répressives a été créé pour y répondre. Or, une fois l’ « urgence » passée, ces règles répressives n’ont pas disparu, et ce, quel qu’ait été le type d’urgence en question.
Dans ce pays, la création et l’exploitation de l’urgence nous a causé de sérieux problèmes. Sous prétexte de faire la guerre à la mafia et au soi-disant « terrorisme, » les autorités ont adopté des « lois spéciales » comme celle qui prévoit une peine maximale de 30 ans (car, même dans l’hypocrisie bourgeoise officielle, la punition doit être « rééducative » avec comme objectif la réinsertion sociale) ; mais en 1992, elles ont introduit la prison à vie sans possibilité de libération conditionnelle. C’est peut-être l’exemple le plus criant des tendances autoritaires de plus en plus agressives de la démocratie bourgeoise. Pour élargir notre analyse, nous devrions étudier comment, au cours des dernières décennies, il a été possible de criminaliser et réprimer les pauvres, les personnes en difficulté et tou·te·s celles et ceux qui tentent de s’opposer au statu quo d’une manière ou d’une autre. Cela a conduit à des lourdes peines, avec des exceptions uniquement lorsque nous sommes capables de repousser les attaques de l’État.
Par exemple, les tremblements de terre ont été l’occasion d’introduire des lois régionales antisociales sous prétexte de faire face aux « pillages. » Le tremblement de terre à L’Aquilas illustre bien ceci – même si, dans ce cas, les autorités ont dû faire face à une réponse très combative de la part de la population.
De la même manière, les « lois spéciales anti-hooligan » qui, depuis 2006, ont commencé à s’occuper du courant « le moins présentable » du mouvement (du point de vue de la police), c’est-à-dire les groupes de jeunes des banlieues les plus pauvres, souvent enclins à se battre contre la police et à enfreindre les règles qu’elle impose. Ces lois étaient censées cibler les « hooligans dangereux » des clubs de football organisés, mais depuis qu’elles ont été adoptées, elles ont également été utilisées pour réprimer les grèves, les mobilisations et les piquets de grève. Nous pouvons en voir les conséquences dans les luttes politiques qui sont visées par des amendes et le bien connu « daspo, » un ordre interdisant l’accès aux événements sportifs qui a aussi été imposé comme mesure « préventive » contre d’autres cibles, sans même devoir passer par les tribunaux, et qui est appliqué par la police de manière complétement arbitraire. On peut résumer l’action de nombreux clubs de football organisés comme une forme de protestation contre le football moderne (c’est-à-dire contre la perte du caractère social, remplacé par une course au profit) et comme une mobilisation qui reconnaît le danger que les « lois spéciales anti-hooligan » représentent pour tous les mouvements qui s’organisent. Le slogan anti-répression « lois spéciales : aujourd’hui pour les hooligans, demain pour toute la ville ! » est également pertinent ici. D’abord, ils vont nous cibler, puis ils finiront par étendre le contrôle à tout le monde.
Cela nous ramène au décret qui a été adopté presque sous silence, le « décret Conte » mentionné ci-dessus, qui a mis en œuvre à la va-vite une loi réduisant les droits des employé·e·s au sujet du « travail intelligent » tout en augmentant les avantages des patrons. Sans être clairement liée à l’urgence du coronavirus, ils et elles font main basse sur les droits de millions de personnes à l’aide de tels décrets.
Mais ce type de répression peut aussi engendrer la révolte. En réponse à la suppression par le gouvernement de divers droits des prisonnier·ère·s (notamment les droits de visite et de loisirs), les prisonnier·ère·s
se sont révolté·e·sNéanmoins, malgré toutes les menaces et les risques, le premier jour du confinement national, une dizaine de manifestant·e·s se sont rassemblé·e·s dans les rues vides du centre de Rome, ainsi qu’à l’extérieur du ministère de la Justice pour faire entendre les revendications des prisonnier·ère·s se révoltant dans tout le pays.
Le 11 mars
De nouvelles mesures encore plus strictes ont été imposées à celles et ceux qui falsifient la déclaration sur l’honneur pour sortir : vous pouvez être arrêté en flagrant délit et purger jusqu’à six ans de prison. En outre, celles et ceux qui enfreignent la quarantaine peuvent être accusé·e·s d’ « homicide involontaire contre la santé publique, » tandis que celles et ceux qui enfreignent la quarantaine et qui présentent des symptômes du COVID-19 tels que fièvre et toux, entrainant la mort de personnes âgées ou de sujets à risque, peuvent être accusé·e·s d’ « homicide volontaire » et recevoir des peines pouvant aller jusqu’à 21 ans d’emprisonnement. Il en va de même pour celles et ceux qui sont en contacts avec des personnes testées positives au COVID-19 et qui continuent d’avoir des relations sociales ou de travailler avec elleux sans prendre les précautions nécessaires ou sans en informer les autres.
Le 12 mars
Tout est fermé pendant deux semaines, excepté les centres commerciaux, les pharmacies et les magasins de proximité. Nous sommes confiné·e·s et la quarantaine nous isole du monde. Appelez-moi catastrophiste, mais ce qui me vient à l’esprit, c’est le sort du prince Prospero, caché dans son abbaye fortifiée :
On reconnut alors la présence de la Mort rouge. Elle était venue comme un voleur de nuit. Et tous les convives tombèrent un à un dans les salles de l’orgie inondées d’une rose sanglante, et chacun mourut dans la posture désespérée de sa chute. Et la vie de l’horloge d’ébène disparut avec celle du dernier de ces êtres joyeux. Et les flammes des trépieds expièrent. Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.
- Le Masque de la Mort Rouge, Edgar Allan Poe.
Mais nous survivrons, malgré la quarantaine qui nous est imposée.
Le 13 mars
Toute l’Italie, mise à genoux, semble enfin être animée d’un esprit rebelle. Nous ne parlons pas ici du flashmob de chant prévu aujourd’hui à 18 heures – l’appel à sortir sur son balcon pour chanter et jouer de la musique, pour faire savoir au monde entier que « nous pouvons le faire » et que tout ira bien. Il s’agit d’autre chose. Les maîtres parlent de « grève irresponsable. » Les employé·e·s quant à elleux nous expliquent que les mesures de sécurité sur les lieux de travail font défaut. « Nous ne sommes pas sacrifiables » – « Nous ne sommes pas de la chair à canon. » Ce sont les chants qui viennent des usines italiennes. Du nord au sud, les syndicats et les travailleur·euse·s font une démonstration de force et font bouger les choses avec des grèves spontanées pour réclamer des mesures de protection et de santé. Au moins, c’est déjà ça.