Depuis quelques jours, nous voyons, avec horreur, défiler les images de Kaboul, capitale de l’Afghanistan, reconquise par les Talibans. Comme de nombreuses personnes, nous nous sentons envahies par un sentiment d’impuissance et de désespoir.
Le peuple afghan est l’un des grands sacrifiés des conflits impérialistes du 20e et du 21e siècle. Cette région du monde est soumise à d’incessants conflits depuis les années 70 ; la majorité de ses habitants n’a jamais vécu dans un pays qui ne soit pas sous occupation coloniale ou guerre par procuration entre puissances mondiales.
Comme l’a dit l’activiste afghane Madina Wardak :
« La population de ma région ne vit pas dans un monde post-colonial ; nous existons au sein même des héritages laissés par les empires. Nous arrivons en rampant sur vos rivages, où vous nous dites que nous ne pouvons pas être intégrés. Mais nous, nous avons déjà été familiarisés avec vous – nous avons vu les noms de vos pays partout : sur le flanc des véhicules militaires, sur les flyers de propagandes expédiées depuis des avions, dans la bouche des femmes que vos soldats ont violées. »
Dans cet état de déstabilisation permanente, la population civile paie un lourd prix, sans qu’on lui ouvre sérieusement des portes de sortie. Les femmes, les filles, les personnes issues de minorités ethniques et les personnes LGBTIQ+ sont particulièrement vulnérabilisées et sont spécifiquement visées par les seigneurs de guerre narco-terroristes que sont les Talibans. En tant que féministes intersectionnelles, nous ne savons que trop bien que lorsque l’on se trouve à la croisée des identités minorisées, on se retrouve vite à être une cible privilégiée des violences. Le sort de ces personnes doit être une préoccupation internationale.
Nous refusons néanmoins de conditionner notre empathie en fonction du genre des Afghan-e-x-s. En effet, nous entendons et lisons énormément de discours se concentrant exclusivement sur la question du sort des femmes (et encore, dans la majorité des cas on ne parle même pas de l’ensemble des conditions de ces femmes, uniquement de l’aspect vestimentaire). En négatif de la solidarité sélective envers les femmes et les filles afghanes, se dessine une désolidarisation et une déshumanisation complètes et assumées des hommes et garçons afghans, comme s’ils ne pouvaient pas être, par essence, victimes eux aussi, de près de cinquante ans de conflits coloniaux qui ont tout rasé sur leur passage. Quel est le projet ? Exfiltrer les femmes et les filles en les séparant des pères, des maris et des frères, qui seraient forcément des barbares assoiffés de sang ? Eluder la responsabilité écrasante du colonialisme et de l’impérialisme dans l’état de chaos du Moyen-Orient en réduisant la problématique à une histoire de vilains hommes musulmans trop arriérés pour savoir bien traiter leurs compatriotes ?
Nous souhaitons également insister sur le fait que l’empathie, de toute bonne foi, envers les femmes, les filles et les personnes LGBTIQ+ afghanes ne doit pas devenir un prétexte à excuser ou relativiser l’islamophobie en Suisse. Elle ne doit pas devenir l’argument-massue pour silencier les femmes musulmanes vivant en Suisse quand elles revendiquent de pouvoir étudier, travailler ou encore faire du sport en portant le foulard.
Les femmes musulmanes vivant en Suisse ne sont pas plus responsables que les autres citoyen-ne-x-s de la situation terrible que vivent les Afghan-e-x-s et les injonctions au dévoilement, sous prétexte de solidarité avec les femmes afghanes, sont à la fois contre-productives et indignes. Nous voyons autour de nous se multiplier une soudaine conscience humanitaire pour pleurer le sort des femmes afghanes, empêchées sous les Talibans d’étudier, de travailler, de se présenter politiquement. Parmi ces voix qui s’élèvent, nombreuses sont celles de personnes ayant contribué à la marginalisation des femmes musulmanes en Suisse, en se faisant le relais de l’idéologie fémonationaliste qui instrumentalise le féminisme à des fins racistes.
Le fémonationalisme est meurtrier. Non seulement il a justifié en partie la colonisation de l’Afghanistan par les Etats-Unis en 2001 et ainsi provoqué des centaines de milliers de morts, mais il a également contribué au projet de l’Europe-forteresse, qui fait d’innombrables victimes chaque année. Il instaure une dichotomie entre femmes non-blanches et hommes non-blancs, puisqu’il fantasme ces derniers comme des brutes impossibles à réformer, desquelles il faut protéger ces premières. Les lois d’interdiction du port du foulard font partie de la panoplie fémonationaliste : il y a une relation directe entre les politiques de gestion de l’habillement des femmes musulmanes vivant en Occident et le storytelling sur les guerres coloniales « justes » et « morales ». Les corps des femmes musulmanes méritent mieux que d’être un alibi de bonne conscience pour le blantriarcat capitaliste colonial.
Parlons un peu de solidarité. Nous pouvons et devons nous montrer solidaires des Afghan-e-x-s. Détourner le regard serait une honte. Nos autorités suisses se vantent souvent de la tradition humanitaire et favorable aux droits humains de notre pays. Et pourtant, ses actions témoignent du contraire. Nous ne croirons au mythe de la Suisse œuvrant pour la paix que lorsque seront prises les mesures adéquates :
- Arrêter de fabriquer et d’exporter du matériel de guerre. Nous ne pouvons d’un côté se prétendre une nation pacifique et d’un autre profiter du business de la mort. En 2020, selon les chiffres de la Confédération elle-même, l’exportation de matériel de guerre a augmenté de 24% par rapport à l’année précédente. Les USA sont positionnés en 5e position sur la liste des pays acheteurs de notre matériel de guerre. On parle d’armes, de munitions, d’explosifs, de drones pour ne citer que quelques exemples.
- La prise en compte des intérêts des Afghan-e-x-s dans le cadre d’une diplomatie non-violente, non-basée sur la normalisation de la colonisation par des puissances mondiales. A notre niveau, en tant que citoyen-ne-x-s, cela passe par la participation aux rassemblements et manifestations, notamment celles organisées un peu partout par la communauté afghane de Suisse.
- Ouvrir, pour de vrai, les portes aux réfugiée-x-s afghan-e-x-s. Notre politique migratoire restrictive, raciste et xénophobe est déjà criminelle en temps normal, elle devient une complice objective de la persécution du peuple afghan dans une situation d’urgence pareille. Début août, les autorités suisses ont décidé, en pleine conscience de l’avancée rapide des Talibans, de néanmoins continuer les expulsions de personnes déboutées vers l’Afghanistan. Le Conseil Fédéral a d’ores et déjà annoncé qu’il n’accueillerait que les personnes afghanes ayant travaillé au contact de la Direction de Développement et Coopération suisse, soit à peine 230 personnes. C’est une honte absolue.
- Cesser de s’indigner sélectivement au sujet des violations des droits humains. Les crimes de guerre des Talibans doivent être condamnés et inciter à une action rapide, c’est un fait. Mais où était notre conscience humanitaire ces deux dernières décennies, quand les violences étaient commises par des armées occidentales ? Est-ce une réelle neutralité que de considérer comme normal une situation coloniale juste parce que les perpétrateurs sont blancs ? L’idéologie impérialiste, à laquelle la Suisse n’échappe pas, tend à considérer la violence blanche comme civilisatrice et la violence indigène comme destructrice. Elle donne ainsi la justification morale d’un interventionnisme qui détruit le tissu social, fragilise voire annihile la capacité d’action des populations et autorités locales, excuse l’économie d’extraction des matières premières.
- Cesser de relayer des visions colonialistes et eurocentrées de ce qu’est une “femme libre”. On voit souvent circuler sur les réseaux sociaux des image de femmes afghanes en minijupe dans les années 70, mises en vis-à-vis de femmes en burqa dans les années 2000, accompagnées d’un commentaire déplorant le recul des droits des femmes. Non seulement ces photos d’époque ne reflètent pas la réalité des afghanes “ordinaires” de l’époque (celles en mini-jupe appartenaient à une micro-minorité de femmes de la classe bourgeoise de Kaboul), mais liberté des femmes ne se mesure et ne se résume pas à la longueur des tenues. Au hasard, on pourrait mesurer le taux d’émancipation des femmes afghanes à l’aune d’autres types d’indicateurs : la liberté de ne pas mourir tuée par une attaque de drone, la liberté de pouvoir circuler dans le monde sans visa et sans avoir à emprunter des routes migratoires clandestines dangereuses, la liberté de ne pas assister, impuissante, à la mort de ses propres enfants pour cause de malnutrition et manque d’accès aux médicaments, la liberté de ne pas être fétichisée par les puissances coloniales extractivistes... Et bien entendu la liberté de pouvoir exercer ses droits corporels les plus élémentaires : être protégée des violences sexuelles et de genre, pouvoir faire un usage libre et consenti de ses droits reproductifs, pouvoir choisir librement son habillement sans être instrumentalisée (ce que soit une burqa ou une minijupe).
Comme le dit la street artiste de Kaboul Shamsia Hassani
« Beaucoup de personnes dans le monde pensent que la burqa est le seul problème. Ils pensent que si les femmes afghanes enlèvent la burqa, leurs problèmes seront résolus. […] Pour moi, la liberté ce n’est pas d’enlever la burqa. Pour moi, la liberté c’est d’avoir la paix. ».
Cette obsession pour la sexualisation du corps des femmes afghanes en particulier et des femmes musulmanes en général ne résulte en rien d’autre qu’en un préjudice pour nous toutes. Quelle que soit notre tenue, nous refusons d’être instrumentalisées, que ce soit par des seigneurs de guerre religieux extrémistes ou par les soldats du blantriarcat impérialiste capitaliste.
Centrer les voix afghanes. Elles et ils sont les mieux placé-e-x-s pour parler de leur situation. Cessons de projeter nos idées reçues sur un pays qu’on ne connaît pas pour la plupart d’entre nous, et surtout, cessons, pour avoir accès à une compréhension de la situation, à tendre le micro aux colons, c’est-à-dire aux premiers responsables de la situation. Les personnes dont l’expertise du peuple afghan se limite à l’avoir piétiné avec des bottes militaires et lui avoir pointé une arme sur la tempe n’ont pas, et n’auront jamais, la crédibilité nécessaire pour parler à leur place.