Avant même que Kyriakos Mytsotakis et son parti conservateur de droite NeaDemokratia ne remportent les élections législatives en Grèce le 7 juillet, l’opinion publique grecque avait été durement travaillée pour répandre une image ennemie du "milieu anarchiste". Les journaux disposent d’une longue tradition bourgeoise, pleine d’informations faisant état d’affrontements violents intolérables dans le quartier Exarchia d’Athènes : de terroristes attaquant des innocents avec la mafia et de trafic de drogue contrôlé depuis les universités. Le soir des élections, des personnes masquées auraient volé les bulletins de vote du quartier et les auraient brûlés sur le Platia, la place au milieu de l’Exarchia.
Ici on est coincé, ici on attend et ici on s’ennuie.
Mytsotakis et ses ministres promettent alors qu’ils vont "nettoyer" le quartier historique, "tout vider", et "traquer" un ou deux groupes anarchistes. Pour cela, ils ont déjà fait les premiers ajustements : 2000 nouveaux policier·ères doivent être embauché·es ; 1500 d’entre elleux reconstruiront l’unité Delta, le fameux escadron de motards, connu pour son approche brutale. L’asile universitaire doit être aboli et l’électricité et l’eau ont été coupées aux premiers squats. De même, une loi permettant d’enfermer les personnes sans papiers jusqu’à 12 mois est déjà en cours d’élaboration. Le Ministère des Migrations a été aboli, le salaire minimum devrait être diminué, ainsi qu’une semaine de 7 jours introduite et les soins de santé réformés.
Mais la résistance se forme. Même s’il y a eu de nombreux moments de division et de conflit au cours des dernières années, tout le monde espère reprendre des forces et souhaite à nouveau protéger les structures et le projet d’un quartier "libéré" de la répression.
Il se passe beaucoup de choses à Exarchia. Poètes à côté de drogué·es, grands-mères à côté de jeunes touristes politiques. Des gens qui choisissent de vivre ici et des gens qui ne peuvent aller nulle part ailleurs. Parce qu’ils n’ont pas de papiers et parce que la Grèce reste l’un des principaux pays d’arrivée des fugitifs dans l’UE. Ici on est coincé, ici on attend et ici on s’ennuie. Il n’y a pas de travail ici, mais il y a des gens qui se parlent. La vie quotidienne dans le quartier est très conflictuelle, les disputes se passent sur de nombreux fronts. Et le conflit en commun est celui avec l’État et le droit en vigueur. Du moins pour beaucoup, parce qu’Exarchia a une longue tradition de luttes politiques. Déjà dans les années 70, c’était depuis le Polytechnio, l’école technique, que les protestations des étudiants contre la dictature militaire au pouvoir étaient organisées. Pendant plusieurs semaines, étudiant·es et sympathisant·es du quartier et de la ville entière ont occupé les amphithéâtres, planifié des démonstrations, philosophé et mené des actions communes.
Le soulèvement du 17 novembre 1972 est encore solennellement commémoré aujourd’hui, tout comme ses morts. 23 personnes ont été assassinées par les militaires lorsqu’un char d’assaut a franchi les portes de l’université. Chaque année, une grande manifestation commémorative a lieu et tou·tes celles et ceux de rang et de nom (par exemple Alexis Tsipras, l’ancien premier ministre du pays) viennent déposer une couronne commémorative "en grand deuil". Des gens du quartier et d’autres quartiers d’Athènes viennent également aux portes de l’université tous les 17 novembre, et depuis quelques années, un conflit éclate à propos de l’instrumentalisation de cette fête par l’État ou des organisations autoritaires.
Le gouvernement utilise l’accusation du terrorisme comme une épée politique contre la scène anarchiste.
Depuis les révoltes contre la dictature militaire, il existe en Grèce une loi qui accorde l’asile universitaire. Cela signifie qu’il est interdit à la police et à l’armée d’entrer dans les locaux des universités du pays. C’est devenu un élément important dans la pratique politique en Grèce. Les universités sont occupés, les groupes politiques se rencontrent, les actions, les manifestations et les luttes s’y préparent et s’y déroulent. Mytzotakis veut maintenant abolir cette loi. (L’asile universitaire a été aboli après la date limite éditoriale par résolution parlementaire, ndlr)
Le gouvernement considère que l’anarchisme et l’asile universitaire sont synonyme de la terreur et la mafia. Le gouvernement utilise l’accusation du terrorisme comme une épée politique contre la scène anarchiste. Un durcissement de la loi prévoit que de plus en plus de formes d’action politique relèvent de l’infraction pénale de terrorisme. Par exemple, la diffusion de contenus qui prônent ou veulent provoquer la chute de l’État. Cela signifie que chaque tract et chaque appel ayant un contenu révolutionnaire, chaque action ayant une revendication révolutionnaire pourrait être interprétée par l’État encore plus facilement comme du terrorisme. Elle prévoit également une sorte d’"emprisonnement clanique" pour les groupes politiques et veut abolir le congé d’emprisonnement auquel les prisonnier·es en Grèce ont droit pour les "terroristes". Les analyses d’ADN dans le contexte du "terrorisme" deviendront également plus fréquentes.
Tout est un gros problème. Dans l’ensemble, l’État et la mafia ne sont nullement différents l’un de l’autre
La mafia ou les structures hiérarchiques qui tentent de créer des positions de pouvoir dans le quartier sont indéniablement un problème. Par exemple, la consommation et les ventes de médicaments sont un sujet qui divise depuis des années. Cela entraîne des conflits autour de la consommation, du classisme et aussi du racisme, car les dealers du quartier sont presque tous des personnes sans papiers ou sans possibilité d’un revenu légal. Les gros poissons cependant ne traînent pas sur le Platia, mais traînent avec les flics et les politicien·nes dans les pubs et boivent du raki.
L’activiste Nicos décrit la situation comme étant un peu déconcertante : "Tout est un gros problème. Dans l’ensemble, l’État et la mafia ne sont nullement différents l’un de l’autre : ils veulent utiliser la violence pour imposer leurs règles dans le quartier, vendre de la drogue, etc. Tout ça avec des armes à feu. Ils sont capitalistes, racistes, sexistes et autoritaires. La mafia et la drogue, c’est de la merde, mais les lynchages de trafiquants de drogue, qui sont par hasard des migrant·es c’est aussi de la merde. It’s all fucked up !"
De nouvelles maisons ont été construites sur Strefi ces dernières années, et les riches y vivent maintenant.
Its all fucked up. C’est une expression qu’on entend souvent ici. D’autant plus que de plus en plus de policiers traversent le quartier et que le meurtrier d’Alexis Grigoropoulos, tué d’une balle dans la tête en 2008, Epaminondas Korkoneas (également policier), a été libéré. A l’époque, les émeutes étaient partout et la police avait été chassée du quartier. Les yeux des gens brillent quand ils parlent de ces moments. Depuis cette époque, les policièr·es se sont posté·es dans presque tout le quartier, surveillant et harcelant ceux et celles dont la peau n’est pas assez claire ou dont les vêtements sont trop noirs. Mais cela aussi est en train d’évoluer. De plus en plus souvent, ils viennent jusqu’au Platia ou prennent d’assaut des événements sur le Strefi, la colline au-dessus d’Exarchia. Le terrain de basket-ball, qui rappelle beaucoup celui de la prison de Korydallos, devient le théâtre de provocations ciblées de la police. Korydallos, la prison proche du centre, doit également être rénovée et transformée en maison d’arrêt. Elle devrait alors être "plus sûre" et surtout bien coupée des ami·es, des familles et des luttes politiques.
De nouvelles maisons ont été construites sur Strefi ces dernières années, et les riches y vivent maintenant.
Parce qu’ici, comme dans d’autres villes, la gentrification est de plus en plus perceptible pour tout le monde. Les baux de nombreux appartements loués sont résiliés afin qu’ils soient transformés en appartements Airbnb. Les gens doivent quitter le quartier, qui devient de plus en plus cher de toute façon. Les maisons occupées sont vendues. La maison d’Eleni, une squatteuse de 67 ans, l’est aussi : "Ma maison a été achetée par une entreprise chinoise. Ils veulent qu’on parte et qu’on transforme tout en appartements Airbnb. Cela se passe presque partout, il y a une vraie course sur les maisons. C’est un gros problème. Mais je n’y vais pas, je n’ai pas peur d’eux et de toute façon, j’ai déjà été en prison."
Les investisseurs·euses jouent sur le caractère politico-cool d’Exarchia, le quartier émeutier. Ils misent sur le fait que la résistance peut être commercialisée et attirante pour les touristes. Or, à l’heure actuelle, Exarchia aurait besoin de tous les sujets politiques qui sont en permanence prêts à défendre ses idéaux. Car la police n’est pas seulement tenue à l’écart du quartier par la "bachala" (émeute) le vendredi et le samedi soir. Mais aussi à chaque fois que l’on essaie de gérer soi-même les conflits, que des structures sont trouvées pour cela et que l’on s’organise pour. Never call the cops ! Cela peut prendre beaucoup de temps, ça ne se passe pas toujours très bien, mais ça marche. Combien la lutte contre Airbnb et l’embourgeoisement dérangent l’État a pu être vu récemment lors d’une manifestation contre les appartements de vacances, que la police a attaqués durement.
"Personne n’a dit que ce serait facile" est écrit sur le mur intérieur d’un des nombreux squats. La plupart des squats sont habités par des gens pour qui ce n’est pas un choix. La lutte pour l’Exarchia est donc une question de survie pour beaucoup de gens, parce que où d’autre pourraient-ils aller ?
Récemment, il a été tenté de réintroduire une surveillance de quartier pour chasser la police et il y a une assemblée pour organiser la protection des squats. On verra s’il sera possible de ramener tout le monde à la même table. Les clivages politiques sont profonds, mais l’ennemi clair pourrait réunir un peu la scène. Il faut sauver la vie quotidienne, la liberté de se déplacer, la liberté de décider pour soi-même, de ne pas s’isoler, la liberté de prendre des responsabilités, de s’organiser et, malgré toutes les différences, de lutter aux côtés des gens. Exarchia est nécessaire pour cela.
Les investisseurs·euses jouent sur le caractère politico-cool d’Exarchia, le quartier émeutier. Ils misent sur le fait que la résistance peut être commercialisée et attirante pour les touristes.
Exarchia n’est pas un mythe, Exarchia est une réalité et cela signifie que ça devient physique. Qu’il est important de voir le foirage comme sa propre faiblesse, mais aussi comme un produit de la crise économique, de la terreur d’État, des frontières, du capitalisme, de la société orthodoxe, raciste et patriarcale. Il ne sert à rien de courir après une image romantiquement transfigurée, car il n’existe pas de nid fait. Mais il y a Exarchia et il faut se battre encore et encore pour ce quartier.
#Photo de couverture : Evacuation de deux maisons squattées dans la rue Tzavela à Exarchia en avril 2019/Refugees_Gr