Gardes à vue antiterroristes. Comment les biais psychologiques induisent de « faux aveux »

Un petit groupe de personnes avec des compétences diverses, professionnelles ou pas, autour du traumatisme psychologique et des effets psychologiques de la violence, a été sollicité pour prendre connaissance des témoignages d’interpellations et de gardes à vue de plusieurs des mis·es en cause de l’affaire dite du 8 décembre 2020 (7 personnes accusées d’association de malfaiteurs terroristes d’ultragauche).

Un petit groupe de personnes avec des compétences diverses, professionnelles ou pas, autour du traumatisme psychologique et des effets psychologiques de la violence, a été sollicité pour prendre connaissance des témoignages d’interpellations et de gardes à vue de plusieurs des mis·es en cause de l’affaire dite du 8 décembre 2020 (7 personnes accusées d’association de malfaiteurs terroristes d’ultragauche). Au-delà des expériences individuelles, ces témoignages laissent apparaître des méthodologies qui nous questionnent fortement sur le crédit qui peut être apporté à des informations obtenues lors de garde à vues longues et éprouvantes dans les locaux de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) et de la Sous Direction Anti-Terroriste (SDAT). Voici les analyses qui sous-tendent ces questionnements.

1/ Mise en place de conditions matérielles favorisant le choc traumatique

L’une des premières choses qui interpelle fortement dans ces témoignages est la mise en scène très intimidante des interpellations, provoquant chez tout le monde, à des degrés différents, de la confusion voire de la sidération traumatique. Pour bien comprendre, il est important de rappeler que c’est la surprise qui crée le trauma. C’est parce que quelque chose d’impensable, d’inimaginable, devient concret, que l’appareil psychique se fige et ne parvient plus à traiter les informations, car ce qu’il connaît et comprend du monde bascule. Cette mise en pause, ce gel de la pensée, est ce que la psychologie clinique nomme la sidération traumatique. Les neurosciences arrivent désormais aussi à expliquer ce phénomène dans leur champ d’étude [1] [2] [3].

Ainsi, quand elles ont pu anticiper les risques qu’elles encourent, les personnes seront souvent moins surprises que celles qui n’ont pas du tout vu venir les choses. Ce qui traumatise et crée un effet de sidération n’est donc pas la violence d’un événement extérieur, mais le niveau d’inattendu de l’événement pour soi.

Les conditions du choc traumatique et l’installation de la sidération

Concrètement, ce qui ressort des témoignages des mis·es en cause du 8 décembre, c’est leur totale incrédulité face au déroulé de l’interpellation, qui les met en grande difficulté pour penser ce qui leur arrive. Les personnes sont réveillées dans leur sommeil à 6h, par les cris d’autres habitant·es ou les aboiements d’un chien, ou alors directement par des fusils d’assaut pointés à quelques centimètres de leur visage par un groupe de personnes cagoulées, lasers rouges sur leurs poitrines. Tous·tes les identifient rapidement comme étant des policier·es et des militaires. Pour celleux qui parviennent encore à traiter les informations, ce n’est pas toujours un facteur rassurant et certain·es craignent une interprétation d’un geste conduisant à leur exécution. Iels s’emploient à décrire ce qu’iels vont faire (sortir du lit, mettre un pantalon) et à s’exécuter au ralenti, pour éviter tout malentendu pouvant légitimer un tir fatal. La peur de mourir, grand facteur de traumatisme, est donc présente chez quasi tous·tes.

Tous·tes essaient de comprendre intérieurement les motifs de l’interpellation, qui est concerné·e et ce qui est recherché. Ces informations ne sont pas données par la police. Les interpellations concernent une ou deux personnes maximum sur chaque lieu de vie. La confusion reste importante, chacun·e recherchant dans ses activités politiques ce qui pourrait justifier un tel réveil (expulsion de squat, manif, séjour Rojava...). Les gardes à vue sont notifiées sur les lieux d’interpellation, une fois les interpellé·es (souvent peu vêtu·es) menotté·es et placé·es entre deux policiers cagoulés et armés. L’Officier de Police Judiciaire (OPJ) évoque à ce moment-là le caractère terroriste, sans explications supplémentaires. Pour tous·tes, à nouveau, grande surprise et donc sidération.

S’en suivent de longues heures de perquisitions de leur lieu de vie et autres (camion aménagé, colocation, garage…) où les interpellé·es assistent à la mise à sac de leurs espaces intimes. Des déplacements sous grosse escorte en voiture les conduisent vers des trains et des avions, parmi des voyageur·euses étonné·es par l’imposant dispositif qui les entoure. Parfois, iels font un crochet pour rejoindre un autre lieu de perquisition. Iels finiront tous·tes dans les cellules du 4e sous-sol du siège de la DGSI et du PNAT à Levallois-Perret d’ici la fin de cette première et longue journée de garde à vue.

Le maintien volontaire du choc et de ses conséquences

Dans les témoignages, il apparaît qu’après le premier choc de l’interpellation, les mis·es en cause basculent dans le non-sens, et les conditions d’interpellation, de transport et de détention semblent pensées pour que les interpellé·es ne puissent pas récupérer leur capacité à penser, à traiter les informations, et pour qu’iels soient donc maintenus le plus longtemps possible dans un état de vulnérabilité, voire de détresse.

Au mieux, celleux qui conservent un peu de capacité à penser essaient de comprendre le récit policier via les questions posées et objets saisis lors des perquisitions pour sortir du brouillard mais sans percevoir réellement où les policiers veulent en venir.

Pendant la première journée de transit entre les arrestations, les perquisitions et l’arrivée en cellule un grand nombre d’éléments matériels sont précurseurs d’un état de choc, propice à une certaine docilité. À savoir : les températures fraîches de décembre, des vêtements de nuit légers ou (mal) choisis par les policier·es, des postures physiques inconfortables qui durent indéfiniment malgré les plaintes, diverses entraves de privations sensorielle (cagoules en tissu ou lunettes de ski opaques pour masquer la vue, camisoles pour entraver les gestes), interdiction de communiquer avec les autres, la désorientation spatiale (trajets dont la destination est cachée), le manque de nourriture et d’eau (peu ou rien entre 6h et 23h), ainsi que la fatigue de cette première journée (que nous avons évalué comme longue pour tous·tes, allant jusqu’à 18h d’affilée pour certain·es, interrogatoire compris).

En plus des éléments pensés pour directement impacter les interpellé·es, cette mise en scène pousse à isoler et distinguer les interpellé·es des autres êtres humains. Ainsi, lors de l’arrestation, iels sont mis·es à l’écart de leurs co-habitant·es. Lors des transports, entouré·es de policier·es surarmés et cagoulés, iels perçoivent ou ressentent les regards effrayés qu’iels suscitent, les caméras des téléphones braqués sur elleux, les déplacements des voyageur·euses terrorisé·es par le dispositif. Tout cela conduit à ce qu’iels se ressentent mis au ban de la société, coupé·es du monde, pointé·es du doigt. Les conditions de traitement installent une forme de déshumanisation, les amenant à se couper de leurs ressources psychiques, et facilitant le maintien de la sidération et la docilité.

Toutes les personnes interpellées ont fini par atterrir à Levallois-Perret (siège de la DGSI et de la SDAT) dans la soirée. Sans surprise, les conditions de détention au 4e sous-sol favorisent la persistance du choc. Les cellules sont très propres, mais aseptisées et n’offrent aucune aspérité pour construire un récit personnel aidant à se retrouver, se ressentir à nouveau et pouvoir organiser sa pensée. Les détenu·es y sont sans chaussures, grelottant de froid dans une lumière constamment allumée, aucun son ne traverse les murs, le couloir n’est pas visible, il n’y a pas de possibilité de connaître l’heure ou de mesurer le temps qui passe, la privation sensorielle et la perte des repères est totale. La déconnexion de lae détenu·e avec l’environnement et les autres également. La nourriture, passée par une trappe dans la porte de la cellule, est en quantité insuffisante (le stress consomme beaucoup d’énergie), elle est quasi similaire les 4 jours d’affilés, et sa composition peu identifiable (voir le 2e rapport du contrôleur général des lieux de privation de libertés).

Lors des sorties de cellule, généralement pour les interrogatoires, les déplacements sont systématiquement encadrés par deux policier·es armé·es. Cela renforce l’idée qu’iels n’ont plus de liberté de mouvement ou de pensée, que plus rien ne leur appartient. Lors de la douche, que l’on peut qualifier de moment de vulnérabilité du fait de l’intimité du rapport à son corps et à la nudité, les policier·es restent en observation, voire se moquent de lae détenu·e car la douche ne propose qu’un maigre filet d’eau. Pour se sécher, lae détenu·e ne peut utiliser que du papier toilette et retourne donc mouillé·e dans sa cellule froide. Ce temps de la douche, espéré comme un moment de soulagement et de relâchement, se transforme alors en une humiliation, renforçant une forme de harcèlement et le sentiment de déshumanisation.

Tout est propice à la perte d’identité et de soi. Mis ensemble, tout ces éléments peuvent être considérés comme de la « torture blanche », c’est-à-dire des éléments permettant d’avoir des effets similaires à la torture sans laisser de traces physiques. On retrouve une explication détaillée de ces stratégies dans l’ouvrage écrit, à la demande de la CIA et en période post-11 septembre, par deux psychologues américains, pour tirer profit de la dimension psychologique dans des interrogatoires (Traduction française de ce rapport : Techniques d’interrogatoire à l’usage de la CIA, Editions des Equateurs (2009)).

La mise en scène de l’interpellation, les conditions du transport des prévenu·es et de leurs détentions, posent un cadre qui interrogent déjà sur ce qui peut être obtenu lors des interrogatoires qui vont suivre [4].

Un état de choc facilitant la soumission à l’autorité

Ces mises en scènes, qui flirtent en permanence avec des sévices, créent un climat propice à la soumission à l’autorité. Dans un registre peut-être plus connu du grand public, ce sont les mêmes mécanismes à l’œuvre que ceux dénoncés par Naomi Klein dans ses travaux sur la stratégie du choc. À une échelle plus individuelle, ce climat nous paraît répondre au sentiment de perte de soi-même que l’on retrouve dans des cas de traumatisme psychique grave, notamment ceux intentionnellement causés par d’autres êtres humains (toute la pratique clinique des violences et de la torture, à la différence de la pratique clinique des catastrophes naturelles par exemple). La mise en place intentionnelle d’une sidération traumatique, renforcée par un isolement de l’individu·e et une privation sensorielle et de repères, sont propices à l’ancrage d’un sentiment de déshumanisation, dans un terreau traumatique sciemment installé [5].

Il apparaît que l’absence de toute information qui permettraient de se repérer dans la situation, est volontaire et souhaité. Cela encourage la soumission à l’autorité (voir l’expérience de Milgram et les travaux sur la soumission à l’autorité). En effet, les témoignages des personnes qui ont clairement basculé dans un état de choc traumatique et de sidération, montrent que leurs dernières ressources sont dédiées à donner du sens à la situation et à comprendre ce que recherche la police. Iels tentent de s’expliquer ou de leur "donner ce qu’iels veulent". L’objectif est de mettre fin à la situation de détresse physique et psychique dans laquelle iels se trouvent et à laquelle il n’est, à ce stade, pas proposé d’issues claires. Il peut alors s’installer une volonté de satisfaire l’agent instructeur pour ne plus subir les sévices, ainsi qu’un désir d’identifier comment la·e satisfaire. L’agent de la DGSI maintient le flou pendant un certain temps et les interpellé·es ont encore plusieurs étapes à vivre avant qu’il ne leur soit proposer une unique porte de sortie : la collaboration ou la détention.

Ces constats nous conduisent à des questionnements éthiques, et à nous interroger sur les intentions policières et la construction volontaire d’un tel biais à exploiter. Disons que soit les personnes interpellées arrivent à donner du sens à la situation, à prendre du recul et à percevoir les rouages utilisés, et finalement toute cette mise en scène a théoriquement beaucoup moins de prise sur elleux. Soit les personnes sont dans une confusion extrême sur ce qui a pu les conduire à cette situation, poussées par l’ensemble du dispositif jusqu’à la déshumanisation, rendant leurs pensées confuses et les repoussant dans leurs retranchements pour en sortir. Connaissant la vulnérabilité de personnes sidérées par la déshumanisation dont elles font l’objet, et la grande confusion que peuvent traverser des personnes en état de choc traumatique, nous questionnons le crédit que l’on peut apporter aux propos tenus dans ces conditions.

2/ La place donnée à l’OPJ, facteur d’aliénation

Un OPJ unique et rassurant

Tout d’abord, chose inhabituelle, c’est le même OPJ qui accompagne tous les actes d’enquêtes de lae même inculpé·e, de l’annonce de son arrestation au réveil jusqu’à sa libération ou son déferrement. Il est donc celui qui réalise tous les interrogatoires, et il le fait visiblement seul. Parfois, un autre agent peut être présent mais il n’aura aucune interaction avec l’interpellé·e. Dans des contextes plus communs de gardes à vue, les auditions (ou interrogatoires) sont plutôt menées selon qui est en poste à cette heure-là et généralement par plusieurs policier·es en même temps, probablement pour éviter les biais individuels. Dans le dispositif qui nous concerne, l’OPJ occupe une place différente.

En effet, il devient rapidement la figure de référence de l’interpellé·e. Il est là depuis le début à toutes les étapes. Il est présent à l’interpellation, il reconnaît l’interpellé·e, l’appelle par son nom et lui annonce l’arrestation pour association de malfaiteurs terroriste. C’est aussi lui qui guide tous les interrogatoires, à visage découvert. Il a une posture presque réconfortante en comparaison des autres policiers qui accompagnent l’interpellé·e dans ses déplacements, qui restent cagoulés, froids et violents. Quand il y a plusieurs OPJ à l’interpellation (nous identifions ici comme OPJ les policiers sans cagoule et fusils d’assaut, qui ressemblent plus à des enquêteurs qu’à des opérateurs), il est le plus respectueux et poli, au côté de collègues plus nerveux et/ou méprisants. Il est habillé d’une manière familière à celle de l’interpellé·e. Il comprend rapidement les préoccupations de l’interpellé·e et son langage est accessible par celui ou celle-ci. Plusieurs témoignages rapportent un soulagement quand iels comprennent que c’est cet OPJ qui s’occupera d’elleux, car c’est lui qui est le plus attentif et qui semble de moins en moins menaçant au vu du reste des attaques perçues. Là encore, il serait surprenant que cela soit un hasard ou un effet non-recherché du dispositif [6].

Les attentes et la familiarité de l’OPJ

Ce qui aide à instaurer ce rapport de proximité entre l’interpellé·e et l’OPJ, c’est très probablement que l’OPJ le vit aussi. Certain·es interpellé·es découvriront au fur et à mesure des interrogatoires que l’OPJ en face d’elleux les connaît bien, et qu’il est même familier car il les tutoie tout du long de la procédure. L’interpellé·e comprend que cet agent a été derrière les dispositifs de surveillance qui lae concerne. Les témoignages ne définissent pas le rôle exact de chaque OPJ dans la surveillance de "son" interpellé·e, mais il semble avoir une connaissance plus approfondie que les extraits proposés au dossier d’instruction : du mode de vie, de ses habitudes, de ses relations et des réflexions de "son" interpellé·e. Bien sûr, cette connaissance lui permet d’instruire son enquête, d’écrire ses listes de questions en vue des interrogatoires, et tout ce qu’on peut s’imaginer du travail policier. Cependant, toute une partie des interrogatoires, notamment dans cette affaire sans acte ou projet clairement établi, s’appuie sur la personnalité et la psychologie des interpellé·es. Si cette personne devient l’OPJ interrogateur, c’est sûrement qu’il lui est reconnu une connaissance fine de l’interpellé·e qui permettra de lae faire parler. Et on imagine que le 7 décembre 2020 au soir, en préparant son opération, l’OPJ doit s’imaginer la rencontre avec la personne qu’il surveille. Il peut donc lui aussi être touché et sensible à ce qui se passe, aux réactions de "son" interpellé·e, à si c’était bien ce qu’il avait ou non anticipé, au bout de combien de temps iel fatigue, de qui iel réclame des nouvelles... On peut imaginer que de cette surveillance s’est installée une forme d’attachement qui va pouvoir se concrétiser au travers de cette interpellation (entrée dans l’espace de l’intime) et cette garde à vue (temps de la rencontre) - (cf. les travaux de Sandor Ferenzci sur "l’identification à l’agresseur").

Que cette familiarité et cet attachement soient sincère ou non, la situation est propice à faire de l’OPJ le sauveur bienveillant de l’interpellé·e. Même si l’OPJ a un rôle probablement déterminant dans la décision de son interpellation, cet élément peut sembler lointain à l’interpellé·e, notamment pour les personnes en choc traumatique. Ce qui est perçu à ce moment-là, c’est que les sévices sont infligés par les conditions matérielles de l’interpellation ou la détention, ou par les "molosses cagoulés" avec des armes de guerre, plutôt que par l’OPJ. Sans uniforme, à visage découvert, il semble avoir une autorité sur les "molosses" et explique qu’il veut juste comprendre, mieux connaître l’interpellé·e et que c’est pour cette raison qu’il pose des questions. Les interrogatoires sont enregistrés sur support vidéo mais il semble qu’une grande partie des échanges s’effectuent en off, camera éteinte. C’est dans ces temps off que l’OPJ tente de nouer du lien, il peut rebondir par des blagues familières ou des informations qui vont intimement toucher l’interpellé·e. Par exemple, l’OPJ est capable de ressortir très facilement des éléments de vie privée : des paroles tenues lors de conversations avec la famille ou un propriétaire, le surnom de sa chienne ou évoquer son partenaire amoureux... L’OPJ peut aborder dans ces temps-là sa préoccupation, donner du sens à la situation, et même lui suggérer quoi faire pour pouvoir arrêter ce cauchemar et se sentir mieux.

Une relation privilégiée instrumentalisée pour les besoins de l’enquête

Ainsi, nous faisons l’hypothèse que l’OPJ comme l’interpellé·e, sont tous·tes deux pris·es dans une relation intentionnellement construite, que nous pourrions qualifier au mieux de transférentielle [7], au pire d’emprise, voire d’aliénation. Car en effet, les deux partis n’ont pas la même place dans cette relation, l’un dominant l’autre par sa maîtrise de la situation et son pouvoir. Selon nous, le curseur est à placer en fonction de la profondeur de l’état traumatique de l’interpellé·e. S’iel a conservé suffisamment de capacité à penser et à traiter les informations, la relation serait plutôt transférentielle. Si l’interpellé·e est sidéré·e psychiquement, que sa pensée est figée et ne fonctionne plus, on entre dans la relation d’emprise. Si la personne a perdu toute connexion avec elle-même, et glisse dans la déshumanisation, la relation en devient facilement aliénante.

Dans les témoignages recueillis, nous avons pu observer ces trois déclinaisons. Sans surprise à nouveau, les séquelles de l’aliénation sont plus profondes que celle de la relation d’emprise ou transférentielle, même si tous·tes se posent encore des questions sur ce qui s’est joué à ce moment-là des mois voire des années après. Pour approfondir, nous vous renvoyons aux travaux sur la soumission à l’autorité, popularisés via l’expérience de Milgram au sortir de la seconde guerre mondiale.

3/ La confirmation du récit policier et l’effet tunnel

Dans les témoignages auxquels nous avons eu accès, il paraît assez évident que l’objectif de la fragilisation de l’interpellé·e et de la relation privilégiée avec l’OPJ n’est pas l’extraction d’informations-clés pour prévenir un attentat imminent, mais la confirmation du récit policier. Il semble que les mois d’investigation aient permis de se forger une conviction, mais pas de la prouver. Les interrogatoires sur le fond du dossier visent alors à légitimer et confirmer un scénario construit par la police depuis des mois, et ayant conduit à ces arrestations.

Détresse et transfert au service du récit policier

Nous voyons comment la situation de détresse de l’interpellé·e, associée à la relation privilégiée, l’amène à satisfaire les volontés de l’OPJ pour mettre fin au cauchemar le plus vite possible. L’OPJ ne cesse de rappeler que c’est la prison qui s’annonce à l’issue de la garde à vue, et il peut suggérer qu’en lui faisant confiance, l’interpellé·e pourrait s’éviter une détention provisoire. Ainsi, passés les interrogatoires sur la personnalité et les convictions politiques de l’interpellé·e, il devient évident que ce qui intéresse et satisfera à l’OPJ, c’est de répondre à toutes les questions qu’il pose sur l’association de malfaiteurs et le projet terroriste, en validant les postulats ou hypothèses qui se dévoilent au fur et à mesure des questions. Les listes de questions s’enchaînent de sorte à provoquer des réactions chez l’interpellé·e. En ce sens, l’OPJ peut prêcher le faux pour savoir le vrai, et l’interpellé.e peut se sentir obligé·e d’exposer un tas d’éléments pour se justifier allant parfois jusqu’à en rajouter ou minimiser pour être entendu·e, cru·e et qu’on relâche la pression sur ellui.

Concernant celles et ceux qui tentent en garde à vue de résister à cette situation de choc, à la déshumanisation, à la sidération nous pouvons voir que les agents de la DGSI vont tenter des méthodes de pression et de déstabilisation très fortes. Par exemple, leur citer mot pour mot des propos tenus au téléphone ou dans l’intimité, menacer de finir en prison (alors qu’iels n’ont pas ce pouvoir décisionnaire), évoquer une personne proche... Ou une autre technique connue des interrogatoires de police : gentil·le flic, méchant·e flic. Une fois la peur installée avec une menace de peine de prison, un.e « gentil·le flic » vient discuter et proposer de donner des infos pour arranger la situation.

Répondre au scénario policier, c’est aussi pour l’interpellé·e une manière de sortir du silence et de la déshumanisation, d’exister à nouveau, et d’avoir de la valeur aux yeux de quelqu’un·e qui va donner du sens à son existence, quelqu’un·e qui a le pouvoir de dénouer cette situation.

A nouveau, plus le choc traumatique est profond, plus l’unique relation humaine accessible sera le support de tous les enjeux de survie psychique de l’interpellé·e. Dans les témoignages consultés, une personne a arrêté de dormir, de s’alimenter, de se laver, voire d’exister psychiquement lors de sa garde à vue. Elle répond aux questions, refuse l’avocate désignée par ses proches, et essaye de dire tout ce qui peut lui permettre de sortir de son cauchemar, alors sincèrement convaincue qu’elle a été instrumentalisée par ses co-inculpé·es. Cette personne n’a que peu de souvenirs de ses déclarations lors des interrogatoires, désignant la plupart comme fantaisistes et guidées par les questions de l’OPJ. La personne les a re-découverte, avec de très fortes émotions, dans les PV d’audition quand elle a pu accéder au dossier, et n’est toujours pas en mesure d’en parler avec facilité 3 ans après.

Quelle valeur peut sincèrement et éthiquement être accordée à ces propos ? Et quelle Justice est servie par ce genre de pratiques ? [8]

Dans un autre témoignage, un interpellé est presque désolé de la déception de "son" OPJ quand ce-dernier comprend que l’interpellé répond sincèrement qu’il ne connaît pas les autres personnes désignées dans le dossier. Cette scène interpelle car l’OPJ ne doute pas de l’interpellé, il constate juste que son montage n’est pas validé et s’en sent peiné. D’autres exemples pourraient étayer cette idée . Cela nous démontre comment l’OPJ lui-même est pris au piège de son besoin de confirmation du scénario pré-écrit, ce qui nous interpelle.

L’effet tunnel

Il faut comprendre que les interrogatoires sont une suite de questions écrites à l’avance, afin de mettre en œuvre diverses techniques. Une forme classique est de mettre en confiance l’interpellé·e, en l’amenant à répondre à des questions simples d’apparence anodine, puis à l’amener sur des questions plus incriminantes. La littérature policière, thématisant la pratique de l’interrogatoire, a conscience que ces méthodes peuvent aboutir à l’obtention de faux aveux et tente de poser quelques points de vigilance. L’un d’entre-eux a particulièrement retenu notre attention : l’effet tunnel.

Voici comment un manuel policier définit l’effet tunnel :

« Quel que soit le cas qu’il est amené à traiter, l’enquêteur doit constamment élargir son horizon et ne pas se laisser envahir par sa seule perception de la situation. [...]
Le risque est grand en effet qu’en restant bloqué sur son impression de départ ou sur la finalité de l’entretien, l’enquêteur s’enferme dans un « effet tunnel » qui l’empêche de réfléchir et qui le force à vouloir rapidement clore l’entretien. Emprisonné dans un tel raisonnement, il n’arrive plus à évaluer correctement les faits et se laisse déborder par des préjugés. [...]
En préparant son entretien et en prenant le temps d’écouter les réponses qui lui sont fournies, l’enquêteur ne se laisse pas piéger par l’effet tunnel et évite que son esprit ne l’entraîne dans des distorsions perceptives. [...]
S’il ne s’inflige pas cette discipline, il risque d’être victime de l’effet Pygmalion ou effet Rosenthal, le célèbre biais de l’observateur qui attend ou anticipe un résultat. »
Olivier Guéniat, Fabio Benoit, Les secrets des interrogatoires et des auditions de police : traité de tactiques, techniques et stratégies, Presse polytechniques et universitaires romandes 2019

Cet effet tunnel paraît ici clairement à l’œuvre dans le cadre des interrogatoires, et favorisé par un OPJ unique. On pourrait supposer que l’OPJ ne travaille pas seul, et que les interrogatoires et leur direction sont suivis de près par d’autres agents, dans d’autres bureaux. Ce qui nous étonne est que ceux-ci soient conduits seul·es et sans gardes-fou. Rappelons pour contexte que ce qui a besoin d’être légitimé au travers des interrogatoire, c’est tout un dossier d’instruction, comportant des mois de surveillance et de nombreux actes d’enquête, obtenus grâce à la promesse d’un projet terroriste en association de malfaiteurs. En effet, le dossier sans ces éléments, malgré tous ces moyens mis à disposition, semble bien fragile. L’enjeu et la pression pour les policier·es en charge des interrogatoires est réel, et peut aisément conduire au glissement vers cet "effet tunnel" dénoncé.

Parmi les mis·es en examen, seules les personnes qui ont coopéré et qui n’ont à aucun moment fait usage de leur droit à garder le silence seront d’ailleurs relâchées, comme pour confirmer que c’est bel et bien l’unique porte de sortie. Cela a eu pour effet d’entériner la division et le sentiment de trahison entre les inculpé.es. La détention provisoire peut donc être perçue comme la punition pour ne pas avoir collaboré, pour ne pas avoir voulu confirmer le récit suggéré par les renseignements.

Nous avons donc 96h de garde à vue, se déroulant en vase clos dès l’arrivée à la DGSI, durant lesquelles l’interpellé·e cherche comment se sortir d’affaire, en essayant de comprendre ce qu’un OPJ familier, presque bienveillant, attend de lui. De son côté, l’OPJ est dans l’attente de cette rencontre, projetant sur « son » interpellé·e ses attentes de confirmation de ses hypothèses et validation de mois de travail. Enfin, les conditions matérielles conduisent l’interpellé·e à une situation de détresse, et en face, l’OPJ devient obsessionnel sur la validation de ses hypothèses. Lors des interrogatoires, les interpellés témoignent clairement que les OPJ semblaient imperméables à tout ce qui s’éloignerait de la confirmation du récit policier, et notamment de "charger" la personne désignée comme leader. Quand la personne désignée comme leader choisit de garder le silence, l’OPJ lui dit que ce n’est pas grave car "ce sont ses potes qui vont le vendre". En aucun cas dans ce que les témoignages nous ont montré, les OPJ semblent avoir "constamment élargir [leur] horizon et ne pas [s’être laissé] envahir par [leur] seule perception de la situation."

4/ Dispositif à produire de faux aveux ?

Au moment de conclure, nous restons préoccupé·es et inquiet·es de ce que donne à voir ces témoignages des méthodes employées au 4e sous-sol de la DGSI et de la SDAT.

Nos analyses ne nous semblent pas d’une grande originalité face aux éléments partagés. Nous comprenons que la rareté des témoignages conduit au peu de littérature sur le sujet. Cependant, les services des renseignements nous paraissent difficilement pouvoir ignorer les importants biais de leur dispositif, et nous n’observons rien dans les témoignages qui semblent mis en place pour réduire ces biais.

Nous nous interrogeons aussi sur la vulnérabilité accrue dans ce dispositif de personnes qui n’arriveraient pas à donner du sens à leur garde à vue, tout particulièrement pour une personne qui ne se reconnaîtrait pas dans les accusations ni les faits reprochés. Pour ces personnes, l’état de sidération peut les entrainer dans une relation aliénante avec l’agent de la DGSI. L’interpellé·e qui n’arrive pas à donner sens par iel-même à sa garde à vue, finit par croire le récit policier pour combler son incompréhension et se sentir réhumaniser. Tandis que l’agent risque ainsi d’obtenir les réponses qu’il lui aura soufflées, consciemment ou non.

Nous en arrivons à nous demander s’il n’est pas intentionnel, dans des dossiers manquants d’éléments incriminants, d’arrêter au travers d’opérations "coup de filet" des personnes qui ne pourront pas donner par elles-mêmes du sens à leur garde à vue, dans le but de produire des faux aveux légitimant le récit policier.

En conclusion, nos constats et analyses nous préoccupent sur la confiance donnée aux dispositifs anti-terroristes auxquels les interpellé·es ont été confronté·es, et sur les éventuels contre-pouvoirs en charge d’entraver leurs potentielles dérives.

L’article sous forme de brochure

Notes

[1] Définition du psychotraumatisme selon Louis Crocq, psychiatre militaire à l’origine de la création des Cellule d’Urgence Médico-Psychologique,
« phénomène d’effraction du psychisme et de débordement de ses défenses par les excitations violentes afférentes à la survenue d’un événement agressant ou menaçant pour la vie ou pour l’intégrité (physique ou psychique) d’un individu qui y est exposé comme victime, comme témoin ou comme acteur ».

[2] "Les traumatismes qui sont susceptibles d’être à l’origine de ces mécanismes psychotraumatismes sont ceux qui vont menacer l’intégrité physique (confrontation à sa propre mort ou à la mort d’autrui) ou l’intégrité psychique : situations terrorisantes par leur anormalité, leur caractère dégradant, inhumain, humiliant, injuste, incompréhensible (l’horreur de la situation va être à l’origine d’un état de stress dépassé représentant un risque vital).
Ces mécanismes psychotraumatiques sont mis en place par le cerveau pour échapper à un risque vital intrinsèque cardiovasculaire et neurologique induit par une réponse émotionnelle dépassée et non contrôlée. Cela se produit quand la situation stressante ne va pas pouvoir être intégrée corticalement, on parle alors d’une effraction psychique responsable d’une sidération psychique.
Le non-sens de la violence, son caractère impensable sont responsables de cette effraction psychique, ce non-sens envahit alors totalement l’espace psychique et bloque toutes les représentations mentales. La vie psychique s’arrête, le discours intérieur qui analyse en permanence tout ce qu’une personne est en train de vivre est interrompu, il n’y a plus d’accès à la parole et à la pensée, c’est le vide… il n’y a plus qu’un état de stress extrême qui ne pourra pas être calmé, ni modulé par des représentations mentales qui sont en panne."
Page élaborée à partir des travaux du Dr Muriel Salmona sur les mécanismes psychologiques et neurobiologiques psychotraumatiques. https://www.memoiretraumatique.org/psychotraumatismes/mecanismes.html

[3] "Que se passe-t-il dans notre cerveau quand nous avons peur ? « Deux structures cérébrales sont impliquées, l’amygdale et le noyau du lit de la strie terminale », explique Ron Stoop, chef de l’unité de l’anxiété et de la peur au Centre de neurosciences psychiatriques du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). L’amygdale [...] reçoit des messages de nos sens (vue, ouïe, etc.) qui préviennent : attention, danger ! Elle s’active alors, provoquant « cet état de choc dans lequel nous pouvons nous trouver et pendant lequel nous ne savons pas quoi faire », souligne le chercheur."
Comment le cerveau gère-t-il la peur ? (2018), article d’Elisabeth Gordon, Planète Santé, https://www.planetesante.ch/Magazine/Psycho-et-cerveau/Mecanismes-du-cerveau/Comment-le-cerveau-gere-t-il-la-peur

[4] « La clinique de l’angoisse prend des formes très variables, depuis le stress adapté jusqu’à tous les degrés de modifications de l’état de conscience : dépersonnalisation et déréalisation, sentiment de vivre un rêve ou un cauchemar, accélération ou ralentissement du temps vécu, états confusionnels avec perte de tous les repères spatio-temporels temporels et modifications qui peuvent êtres hallucinatoires de la réalité. »
Le traumatisme psychique (2006), François LEBIGOT, p.23 - https://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/ta_trauma_psychique.pdf

[5] « On reconnaît là ce qui fait l’effroi, la disparition de toute pensée, de toute émotion. Pendant un moment, le sujet a été privé de langage. Or l’homme est un être de langage et dans cet instant, c’est pour lui comme s’il avait été déshumanisé. Comme s’il avait été exclu de la communauté des hommes, abandonné des siens. Il en résulte de puissants et durables sentiments de honte et d’abandon. Selon les patients, ils expriment ce sentiment de honte, incompréhensible pour eux, lié à leur expérience de déshumanisation. »
Le traumatisme psychique (2006), François LEBIGOT, p.16 - https://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/ta_trauma_psychique.pdf

[6] "« Le cerveau possède différents systèmes internes qui peuvent diminuer le niveau de la peur en cas de besoin », souligne Ron Stoop. Parmi eux figure l’ocytocine, une hormone inhibant l’activité de l’amygdale. Fabriquée par le cerveau, elle est impliquée dans de nombreux aspects de notre vie, notamment la peur, mais aussi la lactation et l’attachement aux autres.
L’équipe lausannoise a mené une expérience avec des rats chez lesquels elle a réussi à activer le relâchement de l’ocytocine interne et ainsi à diminuer la peur. Dans la mesure où la libération de cette hormone peut être stimulée par le contact direct avec des congénères, les chercheurs tentent maintenant d’aider un rongeur à surmonter sa frayeur en le mettant en compagnie d’un animal qui n’a pas été exposé à l’apprentissage de la peur et qui, lui, restera calme. Appliquée aux êtres humains, cette hypothèse impliquerait que, grâce à la libération de l’ocytocine, le soutien social pourrait contribuer à mieux vaincre sa peur."
Comment le cerveau gère-t-il la peur ? (2018), article d’Elisabeth Gordon, Planète Santé, https://www.planetesante.ch/Magazine/Psycho-et-cerveau/Mecanismes-du-cerveau/Comment-le-cerveau-gere-t-il-la-peur

[7] Note des auteur·es : Issu de la thérapie analytique, le transfert est la relation de confiance particulière qui s’installe entre un psychothérapeute et son patient qui pourtant ne se connaissent pas, permettant le travail psychothérapeutique. C’est une relation artificielle et dédiée à cet objectif.

[8] « Il n’est pas étonnant dès lors que toutes les victimes se sentent coupables, soit ouvertement le plus souvent, soit la culpabilité est projetée (sur les supposés responsables de la catastrophe), soit elle est refoulée, mais apparaîtra dans des symptômes ou au cours de la psychothérapie. Ce phénomène intriguant et un peu révoltant a donné lieu à des explications qui sont destinées à satisfaire la raison, de la part des patients comme de celle des psychiatres : culpabilité du survivant unanimement retenue dans les catastrophes collectives, culpabilité de n’en avoir pas fait assez pour les autres, jusqu’à des raisonnements beaucoup plus irrationnels. Ainsi la culpabilité est-elle au cœur de l’ensemble des éprouvés qui seront la matière des divers symptômes de la névrose traumatique, avec la honte, l’abandon, l’ubiquité de la mort, la fascination horrifiée… »
Le traumatisme psychique (2006), François LEBIGOT, p.22 -

https://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/ta_trauma_psychique.pdf

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