Depuis le ventre de la bête - Considérations énervées sur la gestion du Coronavirus
Je suis de Bergame et je suis malade, probablement du Coronavirus.
Je lis encore des posts dans lesquels sont cités des experts qui cherchent à tranquilliser tout le monde : « 80% de la population sera touchée par le Coronavirus, mais ne nous inquiétons pas trop : pour la grande majorité, ce sera seulement une grippe. La mortalité est basse et concerne principalement les personnes âgées ou présentant des pathologies antérieures ».
Ce 14 mars. Encore ces conneries.
Je ne suis ni scientifique ni statisticienne mais je bous de colère : je suis terrorisée à l’idée qu’en-dehors d’ici, les gens ne comprennent pas ce qu’il se passe. Ici on meurt comme des mouches. C’est assez clair ?
Des dizaines de morts par jour. Des dizaines et des dizaines. Le cimetière de la ville n’arrive pas à gérer tous les corps [2]. Les clochers des villages ne font plus sonner les cloches pour les morts, parce qu’ils devraient le faire sans interruption. Les médecins sont épuisés ou contaminés, et commencent à mourir eux aussi.
Nous sommes tous malades, ou presque. Les trois quarts de mes connaissances sont malades : amis, famille, collègues, et même les médecins traitants des familles.
Nous avons des fièvres très longues et résistantes, très éprouvantes, de fortes douleurs dans certaines parties du corps, des troubles respiratoires, de la toux et des rhumes persistants. Heureusement, pas tout le monde.
Mais cela veut dire qu’on ne peut pas parler de « banale grippe ». Grippe banale mon cul.
Trois semaines de fièvre, fatigue hallucinante, mal à la tête, souffle court, résistance à n’importe quel médicament, le spectre de la thérapie intensive toujours à planer au-dessus de nos têtes comme un corbeau maléfique et, bien sûr, isolement et solitude : ce n’est pas une banale grippe. Et je me sens personnellement très chanceuse.
Les journées se passent en grande partie au téléphone, avec des bulletins médicaux en continu : comment ça va, aujourd’hui un peu mieux, demain un peu pire, comment va papa, tatie, l’ami, l’amie, et toi qu’est-ce que tu as, moi j’ai ça, ah oui plein de gens m’ont dit ça alors tu l’as probablement chopé, ouais je crois bien que je l’ai.
Ici, on est dans l’auto-médication, tout seuls. Quand on a un peu de chance on parvient à avoir quelques indications au téléphone, parce que même nos médecins traitants n’arrivent plus à nous suivre tous.
Les sirènes ne s’arrêtent jamais derrière nos fenêtres, de jour comme de nuit, et même si tu appelles le 112 [NdT : le 15 en France], ils ne peuvent pas te répondre avant un temps indéterminé. Et ils ne t’emmènent à l’hôpital que si tu es déjà dans des conditions graves.
Parce qu’il n’y a pas de place. Parce qu’ils n’arrivent pas à nous soigner. Les tests sont réservés à ceux qui arrivent aux urgences (et aux secrétaires de parti et footballeurs), les autres doivent déduire, imaginer et, dans le doute, s’isoler en quarantaine, ce qui fait que même ceux qui n’ont qu’une « grippe banale » doivent renoncer à la possibilité d’aider ceux qui en ont besoin, leurs parents âgés par exemple.
Effectivement le taux de mortalité de ce virus est faible, oui. Si nous sommes tous malades et qu’il ne meurt « que » des dizaines de personnes par jour, oui, le taux de mortalité est faible. Mais nous sommes tous malades et l’on meurt sans arrêt, continuellement, et en grand nombre.
C’est une tragédie. Grippe banale mon cul.
Effectivement ce sont surtout des personnes qui ne sont pas jeunes qui meurent, et qui avaient d’autres pathologies déjà présentes.
Et alors ?
Les gens qui ont 60-70 ans, qui auraient pu vivre de nombreuses autres années, qu’est-ce que c’est ? Des marchandises périmées dont on n’a plus rien à foutre ? Pas des êtres humains qui laissent des proches et des amours, dans la douleur ?
Bordel de merde, comment est-ce qu’on mesure la vie, là ?
Et c’est moi qui dit ça, alors que je suis irrémédiablement athée, convaincue que la vie n’est pas sacrée et qu’il n’y a de vie que si elle est digne. Mais toutes les vies sont faites d’amour et de liens autour de soi, et de douleur profonde une fois qu’elle manque.
L’Italie est un pays de vieux. Et n’essayez pas de vous foutre de notre gueule : vous ne pouvez pas commencer à nous raconter que nos vieux sont des pièces périmées desquelles on peut se défaire avec légèreté.
NON.
Chacun d’entre nous, ici, connaît quelqu’un qui est entre la vie et la mort en thérapie intensive, nombre d’entre nous ont déjà perdu des membres de leur famille ou sont pendus au téléphone en attente de nouvelles.
Presque 1500 morts en deux semaines [NdT : 2978 quatre jours après l’écriture du texte] et on est là à se dire « tout ira bien », « restons tranquilles » ?
Non, ne restons pas tranquilles.
RESTONS CHEZ NOUS.
Parce qu’ils ne nous ont pas offert d’autres solutions pour gérer ce désastre en cours. Parce que si ailleurs en Italie, les choses se durcissent comme c’est le cas à Bergame, grâce à deux semaines de perdues sans prendre de décision, en décidant un jour qu’on ferme tout et le lendemain « sortez et allez manger une bonne pizza, on n’arrête pas la ville », ce sera une hécatombe bien pire qu’elle ne l’est déjà.
Parce qu’en deux semaines de temps perdu, par incapacité, irresponsabilité, manque de préparation et probablement parce que d’énormes intérêts économiques sont en jeu, NOUS SOMMES TOUS TOMBES MALADES.
A tout le monde : ce qu’il se passe n’est pas une blague : c’est précisément parce que ce n’est pas une grippe banale et précisément parce que des milliers de personnes vont mourir que nous nous préoccupons.
Arrêtez avec ces messages de dissociation, qui tranquillisent en minorant ce qu’il se passe : Stop.
Il faut savoir ce qu’il se passe, vraiment, savoir ce que l’on risque, vraiment, pour pouvoir agir de façon responsable et PRESERVER DES VIES ET BEAUCOUP DE DOULEUR.
Tout en continuant à nous demander s’il n’y avait pas une autre façon de gérer ce désastre, parce qu’il y en avait peut-être une, ou qu’il y en aura une, mais comment faire pour le savoir ? Préoccupons-nous et faisons ça sérieusement : parce que ce n’est que comme ça, en y étant très sensibles, que nous avons la possibilité de faire quelque chose de sensé pour nous et pour les autres : éviter le plus de morts possibles.
Arrêtons de nous voiler la face et disons les choses telles qu’elles sont : inquiétez-vous et restez à la maison.
Et chez vous, lisez, écoutez et posez-vous des questions, en plus de prendre soin de vous et de ceux qui vous sont proches, parce que maintenant l’objectif est de survivre, mais quand ce désastre sera « terminé », et que nous devrons nous relever, nous aurons besoin d’être lucides, très lucides.
Nous devrons comprendre pourquoi nous en sommes arrivés là, et comment. Penser aux hôpitaux, aux écoles, à nos vieux et à nos jeunes, à notre travail. Nous devrons nous rendre compte qu’il n’est pas possible de démanteler un système sanitaire morceau par morceau pour ensuite mourir par grappes avec des médecins et infirmières qui se tuent à la tâche en risquant leur vie pour tenter de maintenir la nôtre sur pieds.
Que l’on ne peut pas réduire à la misère des milliers « d’auto-entrepreneurs » qui ne vivent que suspendus au bout de leur labeur et qui, lorsque tout se bloque logiquement par peur de la mort, se retrouvent face à un désert d’activité qui durera des mois, peut-être même des années.
Nous devrons comprendre si cette tragédie nous a aidé à nous améliorer ou nous a enfoncé encore plus au fond du gouffre que nous ne l’étions déjà : un peuple complètement déphasé, qui voit le même jour d’un côté une armée de personnes sous-payées en blouse blanche qui s’épuise au travail et risque la contamination et de l’autre, A QUELQUES METRES OU UN PETIT KILOMETRE DE DISTANCE, des bancs de jem’enfoutistes qui se compriment dans les queues pour monter sur les télésièges, pour se balader dans le centre historique ou pour essayer des vêtements dans les centres commerciaux (laissés ouverts, ultra ouverts, alors que les écoles et événements culturels étaient déjà tous fermés et annulés depuis bien longtemps).
S’il y a des jem’enfoutistes, c’est un problème qui nous appartient à tous. Si les hôpitaux n’ont plus de lits, c’est un problème qui nous appartient à tous. Si des centaines de personnes meurent et que ça nous semble presque normal parce que « ce sont des vieux ou des gens qui ont d’autres pathologies », c’est un problème qui nous appartient à tous, et c’est un gros problème.
Les choses ne vont pas bien du tout et « tout n’ira pas bien ».
Ce n’est que si nous nous en rendons comptes, mais vraiment, que nous pourrons limiter les dégâts et que nous pourrons en faire quelque chose de différent lorsque l’on en sortira.
Parce qu’on en sortira, et qu’il ne faudra faire aucune concession à ce moment-là.