Les gyrophares et les sirènes se répondent sur la rue de Rome. Les tramways sont à l’arrêt, et une colonne de fumée noire commence à s’élever aux côtés de la colonne de la place Castellane. Il est environ 15h45, et le tableau n’est pas très commun dans le quartier.
Apparemment, les taxis en grève occupent la place, une vingtaine de fourgons de police sont là pour s’occuper de la situation.
Comment en est-on arrivés là ?
Le 25 juin était une journée de mobilisation nationale des chauffeurs de taxi contre une application mobile répondant au doux nom d’UberPOP. Celle-ci permet de mettre en relation des clients avec des chauffeurs ne possédant pas la licence officielle de conducteur de taxi. Elle a été développée par un groupe américain du nom d’Uber et a déjà été interdite par les préfectures de Nantes, Marseille et Lyon, car jugée illégale : en effet, les chauffeurs en question n’auraient pas suivi les 250 heures de formation obligatoires et ne paient ni cotisations sociales, ni impôts, ni assurances. Une grève des taxis menée dix jours plus tôt avait mené à la prise de cette décision.
Mais si l’application a été interdite, elle n’a pas été annulée. Dans les faits, les véhicules Uber sont saisis et les conducteurs amendés, mais ces amendes sont le plus souvent réglées rubis sur l’ongle par la société mère (qui revendique tout de même 400.000 utilisateurs en France). Voilà autour de quoi s’est organisée cette journée : au-delà de l’interdiction de l’application, le but était de donner une existence pratique à la désactivation de cette application. Car les taxis assermentés estiment qu’il s’agit d’une concurrence illégale et déloyale, puisqu’eux sont soumis à cotisations. Selon ce qu’on a pu nous dire dans les discussions que nous avons eu sur la place, il leur faudrait dépasser les 4.000 euros de recettes pour pouvoir commencer à gagner de l’argent. Avant, ce sont les licences, les cotisations, etc.
Le blocage de Marseille.
A Marseille, plusieurs manifestations avaient déjà eu lieu ces derniers temps. Opérations escargots, péages gratuits, rassemblements et autres se retrouvaient souvent dans les pages des journaux locaux. Mais il n’y avait pas encore eu de démélés avec la police.
Ce jour-là, plusieurs rassemblements simultanés avaient lieu pour avoir une présence sur différents points stratégiques de la ville : la gare Saint-Charles, l’aéroport de Marignane, les abords du Vieux Port, les péages du tunnel Prado-Carénage, les alentours du parc du 26ème Centenaire, etc. Des dizaines de kilomètres d’embouteillages se forment alors dans et aux alentours de Marseille, qui n’a déjà pas la réputation d’être la ville la plus fluide en ce qui concerne la circulation [1].
Le rassemblement de Cantini, près du parc du 26ème Centenaire, sachant que Bernard Cazeneuve [2] se trouve à la Préfecture de Marseille, décide de se déplacer et de se rendre en cortège vers la Pref’, en empruntant la rue de Rome. Aux environs de la rue Sylvabelle, un barrage de police les repousse et les premières grenades lacrymogènes inondent la rue de Rome, pleine de gens à cette heure-là, ses commerces, ses passant-e-s abasourdi-e-s.
Sur la place.
Les manifestant-e-s sont alors repoussé-e-s jusqu’à la place Castellane, où sont dressées des barricades faites de poubelles et de barrières de chantier à l’entrée du boulevard Baille, de celui du Prado et de la rue de Rome. Les poubelles brûlent, la fumée noire s’élève, le bleu de gyrophares et le son strident des sirènes traversent les rues en trombe. Il est environ 15h45.
Les flics (un paquet tout de même) prennent position face au rassemblement (fort de 70-80 personnes environs) et les premières charges ont lieu sur la place, accompagnées de lacrymogènes qui volent un peu partout. Des cartouches tombent dans la station de métro toute proche, obligeant tout le monde a évacuer et faisant surgir les commentaires les plus variés (notamment "On sait ce qu’ils font, ceux-là ! Ils vont quand même pas nous refaire le coup de la guerre d’Algérie !"), et la toiture en toile du Grand Café Glacier, atteint par une autre cartouche, commence à prendre feu. Tout le monde cherche de l’eau pour l’éteindre, et le feu est maîtrisé avant d’avoir eu le temps de devenir réellement menaçant.
Les charges repoussent tout le monde sur la partie de la place entre la rue Maurel et le Prado, afin que les pompiers puissent venir éteindre les barricades en feu. Entretemps, un florilège de finesse fuse dans les insultes que les taxis adressent aux CRS. Et des appréciations très diverses de la situation se dessinent : certains disent "Calmez-vous, vous voulez qu’on nous prenne pour des casseurs ?" quand d’autres disent "Et ils sont où les casseurs maintenant ? C’est là qu’on a besoin d’eux ! Maintenant qu’on est partis au conflit, il faut continuer !". Des coups de fils sont passés aux autres piquets, mais le nombre de personnes présentes restera plus ou moins le même (entre autres parce que les bouchons créés dans toute la ville empêchent l’arrivée desdits renforts).
Malgré ces épisodes de tension, la situation finit par se calmer et tout le monde reste à sa place. Une distribution de masques d’hôpital est alors faite (suivie par une distribution de pêches -le fruit-), mais il semble que ça soit avant tout symbolique. Il s’agit plus de la distribution d’un objet qui dans les imaginaires est symbole de résistance aux gaz de la répression que d’une réelle mesure de défense. Surtout maintenant que ceux-ci ne sont plus utiles. A 17h15, les gens se demandent s’il faut aller voir Gaudin ou aller à la Préfecture, et ce qu’il sera fait lors de la prochaine manif’. Il est finalement décidé de maintenir l’occupation de la place ("Y’a pas de prochaine manif, celle-là elle reste là").
A 17h45, alors que la place est toujours occupée, les CRS enlèvent les casques, tout en maintenant leur position, mais il est peu probable que la situation escalade de nouveau. Des relents de lacrymogènes flottent encore dans l’air, mais tout est calme.
Au bout du compte...
Ces quelques heures de présence sur la place ont laissé le temps d’avoir plusieurs discussions pour essayer de comprendre un peu la situation.
Dans le rassemblement en tant que tel, il n’y avait ni drapeaux, ni autocollants, aucun signe visible d’appartenance à une quelconque organisation politique, qu’elle soit syndicale, de parti ou même associative ou informelle. Il existe cependant plusieurs syndicats de taxis, dont un certain nombre sont des syndicats strictement limités à la profession, et qui ne sont pas d’accord entre eux sur la façon de mener la grève et sur les suites à lui donner. Ce qui fera dire à une personne "C’est la guerre entre eux, en fait il n’y a pas d’organisation", tandis que d’autres disent que pour une fois ils avaient réussi à se mettre à peu près d’accord. Certains responsables parlent d’ailleurs aux caméras de l’AFP présente sur place.
Au final, après plusieurs discussions, il semble que cette grève soit relativement libérale, du fait d’un certain nombre de points :
- Les chauffeurs de taxis ne sont pas des salarié-e-s, leur statut est celui d’artisan-e-s : ce sont des chefs d’entreprise individuelle sous forme d’auto-entreprenariat.
- Bien que dans le texte, ce soient l’entreprise Uber et son application UberPOP qui se trouvent au centre de la grogne, c’est contre les personnes qui travaillent par ce biais-là que l’hostilité se manifeste. Des rumeurs de guet-apens sont arrivées à nos oreilles.
- Si l’application UberPOP est effectivement une forme de libéralisation des taxis, c’est oublier que l’activité de taxi est déjà une activité libérale, puisqu’il s’agit d’une entreprise individuelle. Lorsqu’une grève de cette profession se dresse contre d’autres travailleurs, il s’agit d’une grève pour les affaires, pas d’une grève sociale.
- Il y avait sur la place une absence presque totale d’analyse politique qui dépasse le fait que ce contre quoi ils se dressent est simplement un peu plus libéral qu’eux. Aucune prise de position politique ou sociale, de classe ou de solidarité : simplement l’interdiction ou la demande de pouvoir être aussi libéraux que ce qui est combattu.
Quelques points à relever.
Autour de 18h, en ayant assez vu et entendu pour la journée, nous quittons la place, tout en essayant de réfléchir à ce qui était intéressant là-dedans. Le blocage de la ville et sa durée l’ont par exemple été. Il était assez surprenant de voir qu’aussi peu de personnes décident et parviennent à occuper un carrefour aussi stratégique que l’est la place Castellane. Il est bien certain que si cela a été possible, c’est aussi parce que les sujets présents sur la place n’étaient ni des gauchistes, ni des jeunes, ni des marginaux ou des laissés pour compte de la société. Bien qu’en colère, ils ne représentent pas une menace ou ne sont pas à faire disparaître de la vue.
Mais la présence stratégique en différents points importants de la ville doit aussi être prise en compte pour expliquer cette permanence : un rapport de force s’est instauré en créant une tension simultanément à plusieurs endroits, et l’éventualité que cela dégénère un peu partout en même temps a sûrement joué aussi pour faire en sorte que l’on décide de régler la situation dans le calme. La grève n’ayant pas pour but de remettre en cause le système et la société, elle avait elle aussi intérêt à maintenir cette tension sans la faire éclater. Un mouvement plus radical et aux intentions politiques subversives plus affirmées aurait peut-être eu un intérêt différent dans l’établissement de ces points de tension.
En guise de conclusion, si cette grève n’a strictement rien d’anticapitaliste, peut-être que ses signaux de fumée peuvent nous aider à réfléchir nos façons de nous organiser et d’élaborer des situations intéressantes dans la perspective de changements radicaux de la société.