Y a-t-il une tâche révolutionnaire aujourd’hui ?
La situation que nous traversons est si brutale et si massive, avec un tiers de l’humanité forcée au « confinement » en quelques jours, l’économie mondiale paralysée et les décrets de toutes sortes qui se multiplient hors de tout contrôle, que j’ai la respiration coupée. Concentration zéro, entre cette sensation d’urgence absolue, de changement radical et définitif, ce sentiment d’impotence et cette rage en même temps —et plus que jamais la soif de justice, de la justice tout de suite, et du retour de la raison, du bon sens, des décisions si évidentes qui devraient être prises et qui ne le sont pas. Mise aux arrêts immédiats des décideur-e-s. Réorientation immédiate de la production en vue de l’intérêt général. Abandon immédiat et définitif du capitalisme et mise en délibération et en route d’un autre monde.
Mais je rêve éveillée —confinée. En cette deuxième semaine d’auto-hétéro-enfermement, je sens que je commence à péter les plombs, ou à m’habituer, ce qui ne vaut guère mieux. Ce qui me sauve, en plus d’une situation matérielle privilégiée (pas seule mais avec des personnes choisies, avec de la place pour vivre au chaud, l’ordinateur et la connexion internet, de la nourriture, un salaire pas encore menacé, les proches plutôt bien), c’est une liste mail, un lien d’échange avec un ensemble d’amies et de camarades féministes et lesbiennes hispanophones d’Abya Yala principalement. Salvador, Guatemala, Colombie, République Dominicaine, Argentine, Mexique, Chili et la diaspora… En échangeant avec elles, je me lance enfin à jeter sur le clavier quelques mots, une ébauche d’analyse qui me libère un peu de l’inaction.
Pandémie globale, « confinement » inégalitaire
Regardons froidement, avec la conscience sous-jacente des dizaines de milliers de morts, des deuils, des peurs paniques et des détresses terribles sur la quasi-totalité de la surface de cette terre : un bon tiers de l’humanité reconnue « menacée » par un virus est placée en situation d’exception sous divers régimes voisins au nom d’une doctrine globale de « confinement ». Les sorts cependant sont divers, le confinement est tout ce qu’il y a de plus inégalitaire.
Sud : les vendeur-e-s ambulant-e-s (60% d’informalité à Mexico) et les personnes qui survivent dans la rue se retrouvent sans ressources du jour au lendemain, les habitant-e-s des favelas (un petit 13 millions de Brésilien-ne-s quand-même) et des tugurios sans eau ni services de santé de toute façon. Beaucoup de gens au Honduras, au Chili « préférent » risquer la maladie plutôt que mourir de faim et sortent dans les rues quand même, lutter pour le repas du jour. Avec une claire conscience qu’ielles sont une fois de plus les sacrifié-e-s d’office dont tout le monde se contre-fiche, abandonné-e-s et condamné-e-s, toujours-déjà-mort-e-s comme disaient les zapatistes. Comme écrit la féministe bolivienne María Galindo
« Que se passe-t-il si nos assumons que nous attraperons le virus et qu’à partir de cette certitude, nous affrontons nos peurs ? Que se passe-t-il si face à l’absurde, autoritaire et idiote réponse de l’Etat au coronavirus, nous nous proposons l’autogestion sociale de la maladie, de la faiblesse, de la douleur, de la pensée et de l’espoir ? […] Que se passe-t-il si nous passons de l’approvisionnement individuel à la marmite commune contagieuse et festive comme nous l’avons déjà fait tant de fois ? […] Que se passe-t-il si nous décidons de désobéir pour survivre ? […] Que la mort ne nous pêche pas recroquevillées de peur en train d’obéir à des ordres idiots, qu’elle nous prenne en train de nous embrasser, qu’elle nous attrape en train de faire l’amour et pas la guerre. » [1]
Nord : il y a des systèmes de santé, de sécurité sociale, plus ou moins, encore, sur lesquels la population compte. Compte plus ou moins, car inégalement accessibles. Le Sud est présent aussi, les migrant-e-s dans les camps et les centres de rétention, aux frontières, sur l’asphalte des dessous d’échangeurs urbains. Les racisé-e-s, les prolétaires sont censé-e-s se confiner dans les logements les plus insalubres et petits et ne peuvent compter que sur les hôpitaux les plus décrépis. Beaucoup sont forcé-e-s d’aller travailler de toute façon. En France, la majorité des « liquidateurs » envoyés au devant des lignes virales, forcé-e-s de travailler malgré le confinement sans aucune défense (ni masques, ni gants, ni gel, rien) sont des femmes : les caissières, les assistantes maternelles, les infirmières et les aides-soignantes, les femmes de ménage, les maîtresses d’école, les ouvrières. [2] Tou-te-s ces porté-e-s volontaires, applaudi-e-s cinq minutes par soir (excusez du peu !), sont soudain reconnues comme « indispensables » au fonctionnement de l’économie. Mais indispensable ne signifie pas : mieux payé-e-s ou tout simplement payé-e-s. [3] Les femmes esclaves, les hommes esclaves, les femmes au foyer n’ont jamais été payé-e-s pour leur travail. Et les paysan-ne-s libres, pas tellement non plus. Bien au contraire, plus on est indispensable, plus on est rudoyé-e, méprisé-e et forcé-e au travail, par la faim conséquence des salaires de misère, par la police et Pôle emploi (là où Pôle emploi existe), par l’armée… En France, la menace de la réquisition pointe sous les discours martiaux qui encouragent au volontariat. Pardi : il « manque » 100.000 saisonnièr-e-s et migrant-e-s dans les champs ! En Allemagne, 300 médecins migrant-e-s sans papier ont été autorisé-e-s à rejoindre l’effort national, parce que quand-même. [4] A New York les 40.000 livreurs, la plupart latinxs sans papiers, à Paris les jeunes Noirs et Arabes sur leurs vélos s’avèrent plus indispensables que jamais pour livrer les pizzas aux classes moyennes confinées. [5] La plupart des « intellectuel-le-s », dont je fais partie, oscillent entre lectures savantes, préparation de cours virtuels et débats enflammés en ligne sur des sujets que je n’ose révéler tant ils sont loin des préoccupations de la plupart des gens et me désespèrent.
Au niveau mondial, pendant ce temps, la vente d’îles désertes s’envole dans les agences spécialisées, pour les happy few qui cherchent un nouveau lieu où être à l’aise pour ce confinement et ceux à venir. [6] Le fondateur d’Alibaba, le Chinois Jack Ma, distribue des lots de kits de survie à différents pays d’Afrique, d’Amérique latine, à la Russie (1 million et 200.000 tests) et aux Etats-Unis, où cette semaine, record historique, 3.300.000 personnes supplémentaires se sont inscrites au chômage, et où le prochain épicentre de la maladie pourrait bien être la ville Noire de New Orleans. Pas grave, pas plus que la menace tout particulière que le virus fait peser sur les communautés autochtones de tout l’Abya Yala, des réserves des plaines du nord à la forêt amazonienne en passant par les bidonvilles de tout le continent, dont on connaît le système immunitaire moins habitué aux maladies européennes et qu’on sait plus frappées par le diabète, la malnutrition et la faim. Qu’ielles meurent. Que les vieilles femmes meurent, ces monstres désormais inutiles au lit comme à la cuisine, les vieilles femmes oui, puisque ce sont elles la majorité de cette population âgée qu’on annonce déjà comme sacrifiée sans même verser une petite larme convenue —presque avec soulagement, puisque les jeunes, les fort-e-s, n’ont pas grand chose à craindre finalement. Les darwinistes sociaux se frottent les mains (sans savon car ce sont des vrais hommes), avec les présidents états-unien, brésilien, anglais.
Business as usual, oui, disent les plus cyniques. La bourse plonge mais d’immenses profits seront au rendez-vous pour les plus habiles : les Etats-Unis se lancent dans le plus grand plan de sauvetage économique de leur histoire. L’histoire se répète, la première fois sous forme de tragédie, la deuxième comme farce… Ou était-ce le contraire ? Mes amies anciennes guérillères d’Amérique centrale et du Cône Sud, qui ont survécu aux dictatures et aux guerres appuyées par les USA disent que, paradoxalement, elles ont bien plus peur aujourd’hui. Elles n’auraient jamais cru vivre un nouvel état d’urgence, un nouveau couvre-feu, à nouveau les militaires dans la rue… Car n’est-ce pas un coup d’Etat, vingt ou trente coups d’Etat d’un coup, simultanés, auxquels nous assistons médusé-e-s ? Des coups d’Etat consentis, demandés même parfois par la population qui « veut » la quarantaine que des gouvernements irresponsables s’abstiennent de prononcer (Brésil, Mexique, Etats-Unis, Grande-Bretagne…) ? Enfin, essayons d’être plus précis-es sur ce qui se produit, car justement ce qui est si difficile à comprendre c’est la nouveauté de la situation en même temps que ses continuités avec l’ordinaire de la mondialisation capitaliste.
Crise attendue, crise mise à profit ?
Nous attendions, oui, hélas, nous attendions une crise, LA crise. Peut-être la crise finale du capitalisme, peut-être le jugement dernier, peut-être la secousse finale de la Nature qui se débarrasserait de nous. En termes plus rationnels, on prévoyait au moins une bonne crise économique résultant de la bulle spéculative plus enflée que jamais avec les crédits étudiant-e-s, les fonds vautours, Black Rock et les fonds de pensions en pleine croissance investis à tour de bras dans les énergies fossiles et l’armement si rentables… Ou bien une grave crise nucléaire, après Three Miles Island, Tchernobyl et Fukushima, ou alors les missiles nord-coréens et ceux que la France fabrique et vend un peu partout dans le monde (ah non ? On ne vend pas de missiles nucléaires ? Juste des centrales civiles et des sous-marins ? Et on propose d’enfouir pour pas cher les déchets de tout le monde en dessous de Bure ? Pardon). Ou bien finalement, enfin, la guerre, avec tous ces nationalismes montants, ces extrémismes les plus variés, ces succursales d’Al Quaïda et de Daesh qui s’ouvrent partout dans le monde à mesure que l’occupation néocoloniale des pays pétroliers avance. Ou alors la fameuse crise environnementale à laquelle les esprits se préparent doucement depuis le trou dans la couche d’ozone, et puis les sécheresses, les extinctions de masse (ah bon ? seulement les autres animaux et pas nous ?), la fonte de la banquise, des glaciers, l’holocauste d’un petit milliard de pauvres bêtes en Australie (et pendant ce temps-là, des snipers équipés de fusils à viseur dernier cri étaient dépêchés pour tuer une dizaine de milliers de dromadaires depuis des hélicoptères car ces sales bêtes boivent la même eau que vous et moi) [7].
Eh bien non, aucune de toutes ces crises prévues, prévisibles, ou peut-être un mélange de toutes ? Puisqu’évidemment, on l’avait bien vue venir, cette crise : élevage intensif et monoculture dans des conditions déplorables, franchissement des frontières agricoles vers les réservoirs « sauvages » de virus (comme déjà pour Ebola), transports aériens en folie qui ensemencent de virus la planète entière en un clin d’œil en transportant nos yaourts et nous-mêmes dans tous les sens. On avait bien vu venir la montée des nationalismes, les frontières qui se ferment, les gated communities qui se barricadent contre les assauts des appauvri-e-s, on avait bien vu venir la reconnaissance faciale, la télésurveillance, les drones, le contrôle des mouvements suspects et la prise de température à distance. Mais c’était en Chine, et pour tout dire ça ne visait que les Ouïghour-e-s (Musulman-e-s, bien entendu) et quelques provinces aux noms imprononçables. Ou c’était à Nice et dans la vallée de La Roya (un nom pas très français d’ailleurs), comme la chasse aux migrant-e-s. Tout cela bien contenu, bien confiné dans nos esprits. Pas de quoi s’inquiéter.
Alors quoi de neuf, docteur ? « On » se laisse confiner quelques semaines (tandis que la police colle des amendes salées à toutes celles et tous ceux qui incompréhensiblement restent dans les rues et que les patron-ne-s font venir de force au turbin contagieux, toutes celles et tous ceux qui font tourner les secteurs dits « essentiels » de l’économie pendant ce temps-là) et tout le monde attend gentiment que ça se passe ? Papa gouvernement et maman santé publique (au Nord, s’entend) prendront tout en charge ? Pour les étudiant-e-s pauvres en France, des bons alimentaires sont annoncés, pour les habitant-e-s des quartiers populaires en Bolivie, au Honduras, quelques distributions de nourriture par l’armée [8]. Mais si Papa gouvernement était l’agresseur, celui qui bat maman depuis toutes ces années, celui qui viole sa fille et aussi son fils à l’occasion pendant que tout le monde fait semblant de ne pas voir ? Soupçon à peine formulable : et si cet Etat qui va nationaliser les hôpitaux (ah bon) ou au moins réquisitionner les cliniques privées (ah bon ??) ou en tout cas faire intervenir l’armée et ses hôpitaux de campagne (ah d’accord) n’était pas notre brave ami social-démocrate trop tôt disparu, mais tout simplement le fondé de pouvoir de la classe bourgeoise qui fronce le sourcil à l’idée d’une baisse tendancielle du taux de profit et peut-être avant, d’un pic pétrolier ? Que penser de l’Etat chinois et de ses « solutions » ? Et des Etats des pays « anciennement » colonisés, en guerre, appauvris, décapités par diverses occupations ou guerres internes ?
Etions-nous en phase de luttes ascendantes ?
Il faut dire qu’un peu partout, ces derniers temps, face aux divers gouvernements, les manant-e-s étaient devenu-e-s un peu remuant-e-s. Printemps arabes (comme ils paraissent loin aujourd’hui). Un million de personnes chaque vendredi dans les rues algériennes. Les adolescent-e-s de Santiago qui sautent les tourniquets au Chili et mettent le feu aux poudres de la révolte générale dans le pays modèle du néolibéralisme depuis Pinochet. Les parapluies à Hong-Kong, les gilets jaunes dans l’Hexagone, la clameur continentale des femmes d’Abya Yala pour la liberté d’interrompre les grossesses non désirées et pour le droit de vivre sans être violées et assassinées par des maris, des « amoureux », des carabiniers ou de simples hommes inconnus. Presque tout le monde déteste la police et la classe politique corrompue jusqu’à la moelle, presque tout le monde aime le Code du travail, le système de retraites même très incomplet, le système de santé même très scientiste et technologisé. On sort dans la rue à des dizaines, des centaines de milliers pour le crier. On sortait, je veux dire. Jusqu’à il y a huit jours à peine (pour la France métropolitaine), un peu plus ou un peu moins pour le vaste reste du monde, on criait « Et la rue, elle est à qui ? ». On criait que la honte devait changer de camp, que la santé et l’éducation n’étaient pas des marchandises, que les violences policières et les lois migratoires étaient insupportables.
On voyait bien que ça ne servait pas à grand chose, sans relai syndical ni politique d’aucune sorte, ou plus exactement, avec tous ces fameux corps intermédiaires vendus, presque tous, à nos bourreaux. Avec un peu de chance le confinement prendra fin avant la date que les syndicats ont prévue pour la prochaine journée d’action [9]. C’est ça qui serait chouette et je me demande si notre bon Président nous accordera cette sortie récréative, cette innocente promenade de santé en famille. En tout cas, les manifs sauvages, les rassemblements, les AGs, les blocages, les cortèges de tête, les ronds-points et les places c’est fini. Mettez-vous bien ça dans la tête, enfoncez-vous bien ça dans le crâne : le confinement nous a bien coupé les ailes. On se mobilise comme on peut, avec Face BookTM, WhatsappTM, SkypeTM ou WeiboTM, et on se ravitaille en médicaments, nourriture et livres avec AmazonTM et AlibabaTM. Certain-e-s, quand-même, tentent de s’organiser pour faire leurs courses collectivement et au meilleur prix. [10]
Le credo néolibéral et l’immobilisation de la main-d’oeuvre
Alors… Quelle est la tâche révolutionnaire actuelle ? Comprendre d’abord, bien mesurer l’ampleur du problème et son type, et en même temps s’organiser, penser à plusieurs, fédérer les résistances. Nous avons peut-être déjà raté le moment de faiblesse où on pouvait dévaliser les magasins et prendre d’assaut les dépôts d’armes ou de carburant. C’était tout de suite, la première nuit, quand les gouvernements étaient encore divisés, hésitants. Ils ont déjà passé les lois, rassemblé et repositionné les forces armées, négocié autant que possible les nouvelles règles économiques.
Mais ça bouge. En ce moment même, il y a les grèves des ouvrièr-e-s qui ne veulent pas continuer à produire des turbines d’avion ou des bagnoles au péril immédiat de leur vie et de celle de leurs familles [11], les personnels de santé qui exigent des protections, des moyens et des salaires décents, les locataires qui demandent le gel des loyers et les mal logé-e-s qui exigent la réquisition des dizaines de milliers de logements vides. Celles et ceux qui veulent en profiter pour mettre un coup d’arrêt définitif à la « croissance », à la pollution, aux boulots de merde payés des clopinettes, déserter le travail même à distance —surtout à distance, sans collectif, uberisé et surveillé-e-s par des logiciels espions tapis dans leurs smartphones. Et puis toutes celles et tous ceux qui de toute façon, n’ont pas de logement ou des logements trop petits, pas de travail ou plus de travail ou un boulot qui exige d’être dehors tous les jours, les femmes et les hommes des marchés, les jeunes femmes et hommes des cités, toutes celles et tous ceux qui savent depuis le début qu’ielles s’en prendront plein la gueule et ne sont pas tellement plus effrayé-e-s qu’en temps normal [12]. Les violences policières systématiques, la prison, la mort précoce as usual…
Comprendre, donc, ce qui nous arrive globalement et individuellement, parvenir à discerner ce qui est nouveau, aussi. Ce qui nous arrive : que les logiques capitalistes, au bord de la crise, ont trouvé moyen en quelques jours à peine de reprendre le dessus, l’initiative. Plus uni-e-s contre nous que nous autres entre nous, mieux équipé-e-s, mieux informé-e-s puisque plus riches bien sûr, les capitalistes ont compris comment tirer le meilleur parti de la nouvelle situation. Où en était ce système capitaliste mondialisé dit néolibéral ? Je re-résume à tout hasard.
Le credo central des doctrines néolibérales était : les marchandises et les capitaux se déplacent sans entrave, le facteur travail (la main-d’œuvre, nous) est immobilisé. On sait l’importance, pour le prolétariat classique, de la mobilité —à la recherche des emplois et de meilleures conditions de travail. Mais depuis longtemps certains secteurs sont immobilisés, comme les esclaves interdit-e-s de s’éloigner sans lettre d’autorisation ou les populations serves, attachées à la terre. Les femmes dans leur majorité connaissent bien cette situation : Colette Guillaumin affirmait dès 1978 que le « confinement dans l’espace » constituait l’un des puissants moyens de l’appropriation des femmes [13]. Silvia Federici a montré plus récemment que cet enfermement dans l’espace domestique à partir de la fin du Moyen-Age en Europe, par le biais d’une extrême violence (plus d’un siècle de chasse aux sorcières), avait grandement contribué à l’accumulation primitive à partir de l’exploitation indirecte du travail des femmes dans la sphère de la reproduction sociale [14]. Bref, la main d’œuvre néolibérale est massivement immobilisée : rivée sur sa chaîne, dans son EHPAD, sa mine ou son dépôt d’ordure à recycler. Surveillé-e-s comme des terroristes en puissance : scanné-e-s des pieds à la tête, empreinte pour pointer, pour aller à la cantine, empreinte pour allumer ton téléphone, pour récupérer ton argent, smart cities et smart buildings, géolocalisation, cookies qui t’espionnent en permanence et pour ton bien (ne te suicide pas, consomme !), bracelet électronique à la moindre incartade, passeport biométrique et carnet de note « social » comme en Chine. Traçable et tracé-e, transporté-e dans le meilleur des cas comme un paquet qui met tout-e seul-e sa ceinture (de sécurité) pendant tout le vol, dans le pire des cas avec du scotch sur la bouche et des menottes aux mains et aux pieds. Certains mouvements, nécessaires, sont contrôlés savamment grâce aux papiers qu’on donne ou qu’on retire, aux barbelés qu’on déploie, aux murs qu’on dresse, aux flux qu’on organise (vous nous mettrez un peu plus de médecins cette fois-ci mais moins d’analphabètes, les récoltes sont finies, et puis plus de jeunes filles, bien sûr vous pouvez mettre des mineures, mais saines). C’était le credo : bouge pas, ferme-là, travaille, bouffe de la merde et consomme des trucs inutiles avec les micro-crédits qu’on te prête et estime-toi content-e, et puis souris quand tes dirigeant-e-s obtiennent des macro-crédits pour se payer des villas de luxe avec les rétro-commissions, souris parce que cet argent, il est un peu pour toi ou en tout cas c’est toi qui le rembourseras. Allez, fais pas la gueule, la grandeur du pays c’est un peu toi quand-même, et puis d’ailleurs ça ruissellera, promis !
Donc pour la plupart de la main-d’oeuvre : mobilité restreinte et encadrée. Pour les plus privilégié-e-s, au Nord, le collier n’est pas trop serré et laisse une impression de liberté, avec quelques congés pris en charter qui atterrissent à la porte de resorts d’occasion sans contact avec l’extérieur. Pour une frange assez importante des gens des Suds, séquestration en camps (de réfugié-e-s, de déplacé-e-s, de migrant-e-s, essentiellement des femmes et des enfants racisé-e-s), mais souvent ça n’empêche pas de travailler, au dedans ou au dehors, même si c’est bien plus difficile et peu lucratif. Une autre frange non-négligeable, qui se compte en millions de personnes, est immobilisée des Suds au Nord dans des prisons publiques et privées et des bagnes divers (essentiellement des jeunes hommes racisés, records mondiaux : Etats-Unis, Russie, Chine, Brésil). Bien souvent, avec l’obligation, en fait, de travailler. Au Pérou par exemple, dans les « prisons productives », les détenu-e-s fabriquent des tissages « ethniques » pour les touristes ou des crucifix pour la venue du Pape [15]. Ailleurs, ielles prennent par téléphone des réservations de billets d’avion ou plient des cartons. Enfin, dans les territoires intermédiaires et les zones franches qui en constituent la quintessence (tout particulièrement en Chine et dans une bonne partie de l’Asie, souvent sur d’anciens camps de prisonniers de la deuxième guerre mondiale [16]), des dizaines de milliers de jeunes femmes et parfois de jeunes hommes « préparent leur mariage » en gagnant quelque argent, faisant bénéficier de leur dextérité et de leur patience les fabricants de composants électroniques, smartphones et autres ordinateurs civils et militaires dans de vastes usines dortoirs [17]. Dans plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, « protéger » les mineures et les jeunes femmes de la « traite » permet aussi de les enfermer et de les faire travailler jusqu’à leur rapatriement dans leur village d’origine (Miramond, 2020). [18]
Quatre hypothèses sur les stratégies de confinement et un horrible doute
Alors, comment analyser ces nouvelles stratégies de confinement, aujourd’hui face au virus, confinement certes différentiel et très inégal mais malgré tout appliqué massivement un peu partout dans le monde ? Bien sûr, on a compris l’argument sanitaire : éviter un certain nombre de contagions et « étaler » les autres de manière à masquer l’insuffisance des infrastructures de soin. Mais comment les lire sur les plans économiques et politiques ?
Première hypothèse : le confinement actuel est une prolongation de cette stratégie d’immobilisation de la main-d’œuvre qui permet d’en abaisser les coûts (elle n’a pas d’alternative) et de garantir sa disponibilité et sa concentration. On peut le penser, en tout cas pour certains secteurs « intensifs en main d’œuvre » et/ou qui peuvent fonctionner avec le télétravail. Le confinement donne un sérieux coup de fouet au télé-enseignement, à la télé-vente et à toutes les technologies qui vont avec. De plus, le travail à domicile permet d’externaliser une partie des coûts comme le loyer du lieu de travail, le chauffage, l’électricité.
Deuxième hypothèse : le confinement est un sacré retour à « la famille » qui permet d’externaliser plus encore les coûts de nombreuses activités de reproduction sociale : éducation, santé physique et mentale, alimentation… Car à la maison, qui doit accompagner les activités scolaires des enfants d’une main, tout en télé-travaillant de l’autre ? Qui soigne les malades forcé-e-s de rester à domicile et ramène de la nourriture aux esseulé-e-s, qui contient patiemment les humeurs des autres et leur remonte le moral ? Qui sert d’exutoire à toutes les frustrations, qui sert de défouloir à la violence ? On savait que les femmes servaient d’amortisseur aux crises, en voici une illustration de plus, qui n’a guère suscité d’émoi ou de réaction collective, hormis l’idée de suggérer aux pharmacien-ne-s de surveiller de loin les femmes qui pourraient être tabassées (bon sang, mais pourquoi n’y avait-on jamais pensé ?), et une pétition portée par quelques gynécologues pour allonger un tout petit peu les délais pour interrompre légalement les grossesses non-désirées.
Troisième hypothèse : le confinement permet de séparer, d’atomiser la main-d’œuvre et de réduire ses espaces potentiellement politiques. Bien sûr, pendant le travail : plus de grands regroupements sur les lieux de production (selon les secteurs, car beaucoup d’usines sont restées ouvertes), plus de collectifs de travail, plus de discussions possibles pendant les pauses ou dans les transports. L’action syndicale réduite à peau de chagrin. Et aussi, après le travail : plus de PMUs ni de visite chez les voisines. L’action associative, politique, liquidée —au moins dans les formes auxquelles nous étions habitué-e-s. Plus de manifestations jusqu’à l’assemblée, ni sauvages ni domestiques, plus de risque qu’on aille « les chercher chez eux, chez elles » comme l’un d’entre eux étourdi par l’arrogance nous l’avait jadis suggéré ? Cette hypothèse « mouvementiste » est certes séduisante, d’autant que comme on l’a dit, dans de nombreux pays les luttes sociales étaient en phase ascendante. Mais il est bien évident que le pangolin et la chauve-souris n’avaient pas réglé leurs montres sur l’heure des manifestations et il est difficile de croire que le saut zoonotique ait été programmé.
Quatrième hypothèse : l’opportunisme. La stupeur, la panique et le lâche soulagement de l’auto-confinement tendance cocooning pour celles et ceux qui le peuvent, ou le confinement partiel la boule au ventre pour les autres, sont habilement utilisés par les différents gouvernements. Au nom de l’urgence absolue causée par une situation de guerre sanitaire, drapés dans des discours d’unité nationale/sacrée, ils en profitent pour passer sans opposition les lois scélérates que la population combattait. De fait, le gouvernement français vient d’autoriser de travailler jusqu’à 60 heures par semaine, de faciliter les licenciements, il s’est attribué des pouvoirs spéciaux et décide seul le sauvetage économique de certains secteurs au détriment d’autres. C’est l’hypothèse de la fameuse « stratégie du choc » de Naomi Klein, l’arme létale préférée des Chicago Boys, étrennée avec le coup d’Etat de Pinochet et qui n’a jamais échoué depuis [19]. Plausibilité très haute, même si ces derniers temps les systèmes dits démocratiques semblaient déjà moribonds et les menaces conjuguées du terrorisme, de la crise financière, de « l’invasion » migratoire, du fascisme, du narcotrafic et de la délinquance généralisée, semblaient des moyens de chantage assez efficace pour faire tenir la population tranquille ou tout au moins, la conduire à « bien voter ».
Et pour finir, un horrible doute : en plus de la stratégie du choc, le traitement (volontairement ?) tardif et je m’en foutiste de la pandémie dans toute une partie du monde, au Nord comme dans les Suds, ne permet-il pas subtilement et sans y toucher de pratiquer une cure de jouvence pseudo darwinienne, une régénération de la population assortie d’une petite respiration démographique, en éliminant un maximum de vioques, d’autochtones, de Noires, d’arabes, de pauvres ? C’est moche, c’est mal de parler comme ça et même de penser des choses pareilles. Même Boris J, Jair B et Donald T ne peuvent pas l’exprimer en ces termes —mais celles et ceux qui restent vont filer doux, croyez-moi.
Alors oui, le confinement permet un peu tout cela, accentuant surtout des tendances déjà existantes. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus ? Car ce risque de mener l’économie mondiale au bord du gouffre, ce pari un peu fou, disons-le, de laisser/faire mourir des dizaines, des centaines de milliers de personnes ou bien plus peut-être, cette expérimentation en grandeur réelle de nouvelles techniques nationales et transnationales de gestion de catastrophe et de revigorisation du capitalisme : tout ça pour ça, était-ce bien nécessaire ?
Le virus pris en otage
Revenons un peu en arrière sur l’origine immédiate de tout : notre petit Corona. D’abord, il importe d’innocenter une bonne fois pour toutes le virus. Beaucoup pensent confusément que « Mère Nature » se « venge ». Il n’en est rien. Tout au plus nous fait-elle le coup de l’ « action-réaction ». En d’autres termes, c’est de la coévolution des systèmes vivants qu’il s’agit. Les virus se transforment et s’adaptent à nos monocultures, à nos systèmes d’élevage, à nos incursions chaque fois plus avant vers les zones « sauvages », à nos modes de transports accélérés —quoi de plus normal ? [20] Vous vouliez de l’écologie et du darwinisme : en voilà. Et ça risque de durer, de recommencer, à moins qu’on aseptise tout, qu’on brûle les forêts d’avance comme le suggérait encore récemment un président des Etats-unis, et qu’on recouvre le globe d’une surface en inox désinfecté une bonne fois pour toutes.
Ainsi, le virus n’est rien, le système social est tout. On l’a bien dit : ce n’est pas cette maladie qui est particulièrement dangereuse. Soigner les grippes, on sait. Seule une minorité souffre de complications graves, qu’on peut souvent surmonter sans trop de casse. Dans de bonnes conditions, la létalité est faible. On peut même faire des respirateurs par imprimante 3D [21]. Malheureusement, gros sous : il y a des brevets à respecter [22]. Le problème, c’est la casse des systèmes de santé publics, la fermeture de dizaines de milliers de lits partout dans le monde pour « dépenser moins », le non-recrutement de personnel, les salaires de misère, le sous-équipement en matériel de base. Et bien évidemment, la guerre commerciale entre les géants de la chimie-pharmacie-OGM et autres pesticides qui veulent gagner de l’argent et non pas guérir les malades [23]. Le problème, c’est la transformation de la santé en marchandise, tout comme l’éducation et l’ensemble des « services », depuis la mise en place de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 1995, qui consacre le dogme néolibéral en lui donnant les moyens de s’imposer légalement (remember la lutte contre les TRIPS et le brevetage du vivant) [24]. La santé de la main-d’œuvre n’est plus un droit ou même une pré-condition au bon fonctionnement du système productif (selon la théorie du capital humain), elle n’est plus encadrée dans un cadre collectif national ou international basé sur l’intérêt général. Bien au contraire, désormais, c’est la maladie qui est au centre, cette fois-ci comme un business, régi par la charité, le spectacle et l’intérêt économique [25]. Du coup, on ne nous confine pas pour nous protéger mais pour éviter d’avoir à soigner trop de monde. On nous interdit d’aller à l’hôpital. Soyez malades et mourez chez vous ou dans la rue, mais faites-le sans rien coûter ou le moins possible, ou mieux encore, mourez en continuant à rapporter.
Alors si le virus n’est rien et si « le coup du virus » n’est qu’un prétexte à une sorte de « coup d’état sanitaire », notons que l’utilisation habile du Corona est quand-même un sacré coup de génie qui permet de mettre en place des stratégies de sécurité intérieure, de gouvernement des populations, particulièrement perverses. Et plutôt nouvelles. En effet, c’est le virus qui nous est présenté, officiellement, comme notre ennemi, un ennemi qui s’avère particulièrement vicieux pour un ensemble de raisons enchevêtrées.
D’abord, parce qu’étant invisible, il se prête à tous les fantasmes. Cette invisibilité le rend également difficile à combattre. De plus, son étiologie est cruelle puisqu’il vient se nicher à l’intérieur de notre souffle même. Enfin, son mode de transmission est doublement problématique. D’une part, mêmes les êtres qui nous sont les plus cher-e-s (les enfants, les parents, les compagnes-compagnons) deviennent des menaces constantes jusqu’à preuve du contraire (mais pas assez de tests en France). Sans parler des quidams, qui deviennent des menaces potentielles, ni évoquer à plus forte raison les étrangèr-e-s, dont on se méfiait déjà. Le VIH se transmettait notamment dans les geste de « l’amour » sexuel. Mais maintenant même la simple embrassade, la poignée de main, la proximité dans un rayon d’un mètre (huit mètres selon certain-e-s car il y en a qui respirent un peu fort) sont suspectes, à bannir. Mince ! Les autres, tou-te-s, les autres, dès lors qu’ielles s’approchent à portée de souffle, sont devenu-e-s une menace. Mais il y a pire, car d’autre part, la menace est en nous-mêmes. Puisque la transmission peut aussi se faire de nous-mêmes vers les autres : chacun-e d’entre nous peut être un-e porteur-e sain-e et contaminer les êtres chèr-e-s sans même le savoir. Un éternuement malheureux, une caresse sur le visage, le masque mal désinfecté que je t’ai tendu… Ou même sans rien faire, juste en étant là, proche, en respirant. Peut-on imaginer un pire supplice ? Les spécialistes états-unien-nes, français-es, israélien-ne-s et autres de la torture avaient déjà imaginé des techniques de torture où la personne, suspendue par les bras ou pliée en deux sur une chaise, se fait mal toute seule. Pas de bourreau-fonctionnaire à former, à rémunérer et à prendre en charge dans ses vieux jours quand la culpabilité ou la vieillesse l’assailleront. La responsabilité, la culpabilité transférées toutes entières sur la victime (et c’est nouveau, ça, coco ?).
Du coup, le virus porte un coup fatal aux rapports humains (et au travail, et aux loisirs) comme nous l’entendions le plus souvent, faits de proximité, de rencontres in real life et de contacts avec les autres… Finie l’innocence des marchés animés, des réunions amicales ou familiales, des flâneries dominicales dans les parcs —pour des semaines, des mois au moins, jusqu’au vaccin. Ou plus. Car il y a fort à parier que certaines habitudes vont perdurer, d’autant que les virus, comme on l’a dit, co-évoluent avec « nous » et qu’à chaque instant, peuvent en apparaître d’autres. Sans compter qu’il risque d’être difficile de modifier la nouvelle organisation du travail que les gouvernements déploient un peu partout, sur le plan matériel comme sur le plan légal (développement du télétravail, travail forcé sur réquisition, mise à mal des limitations horaires, hebdomadaires et annuelles).
Un nouveau mode de gouvernance globale ?
La nouveauté, alors, où est-elle ? Dans le nouveau mode de gouvernance globale qui se met en place sous nos yeux, avec l’assentiment d’une bonne partie de l’opinion qui rêve d’être protégée des autres, et même d’elle-même. Un nouveau mode de gouvernance qui consacre le rôle central d’un nouvel-ancien acteur : le complexe militaro-industriel [26]. En effet, ce que beaucoup considèrent comme une sorte de « coup d’état sanitaire » à la faveur de ce brave Corona, je propose de le penser plus précisément comme un coup d’état militaro-industriel global [27].
Le coup d’état militaro-industriel global possède au moins quatre dimensions importantes. Premier point et fait très curieux : les militaires ne prennent pas directement le pouvoir. On avait déjà vu cela avec l’actuel président du Brésil par exemple (c’est un ancien militaire, élu après un impeachment qui frisait le putsch). Au contraire, deuxième point, les militaires apparaissent pour l’instant encore comme protecteurs et sauveurs, dispensateurs de nourriture, d’hôpitaux de campagne [28], garants du respect du confinement et peut-être à moyen terme, de la continuité de la production —quand les caissières et les infirmières auront toute rendu leur tablier ou se seront « levées et cassées ». Mais où peut-on partir maintenant, si ce n’est ad matrem ? Troisième point : de qui donc nous protège l’armée ? Car une guerre (version gouvernementale) ou un coup d’Etat (version « mauvais esprit ») se font contre des ennemis. Eh bien, les ennemis, comme vu ci-dessus, ce sont les personnes inconscientes qui bravent l’interdiction de sortir et prétendent se balader sans Ausweis, sans carta de alforria, sans dire vers où, à quelle heure exactement et pourquoi. Les personnes qui font autre chose que (1) consommer de la nourriture (2) consommer des produits de l’industrie pharmaceutique (3) entretenir la force de travail physique et mentale par un petit jogging en solitaire ou en faisant pisser le chien (la promenade du chien c’est un peu la bière des ouvriers de Marx) ou bien sûr (4) aller bosser gratuitement pour soutenir des proches malades, livrer des pizzas ou pour faire tourner les secteurs de l’économie jugés indispensables en haut lieu. Pour être plus précise encore, l’ennemi, c’est n’importe quelle personne « récalcitrante » qui propagerait le virus, même involontairement et sans le savoir (version gouvernementale) et/ou qui désobéirait aux restrictions et obligations édictées par le gouvernement, qui a pris les pleins pouvoirs (version « mauvais esprit »). Or les récalcitrant-e-s potentiel-le-s, bien sûr ce sont les prolétaires qui pourraient refuser d’aller se faire contaminer pour des paies misérables, les rebelles dans l’âme et celles et ceux qui sont « toujours-déjà mort-e-s ».
Mais en fait, et surtout, l’ennemi c’est aussi absolument tout le monde. Puisque le virus peut être en chacun-e d’entre nous. Sans qu’il se voie, sans même que nous en ayons conscience. Plus besoin d’être politisé-e pour être l’adversaire, plus besoin même de croire dans une religion minorisée, d’avoir une couleur de peau, un nom à consonance, un sexe suspect ou d’appartenir à une classe dangereuse. De la présidence jusqu’à la femme de ménage, l’ensemble de la population est suspecte. Alors oui, une nouvelle doctrine de sécurité est née, nationale et transnationale : celle d’une guerre d’un nouveau type qui vise virtuellement l’ensemble de la population. L’ « ennemi intérieur » est toujours-peut-être-déjà en nous… Et la guerre lancée par le complexe militaro-industriel, à la différence des guerres classiques, n’obéit pas à la moindre convention [29]. Quant à signer la paix avec un virus… La fin de la guerre risque de tarder.
J’avais déjà proposé de penser le néolibéralisme comme le développement (hors classe-race privilégiée) d’une « paire-fatale » composée d’hommes en armes et de femmes de ‘services’ [30]. J’avais ensuite précisé quelque peu l’analyse pour réintégrer les puissant-e-s, en pensant cette fois-ci le devenir des « femmes globales » du néolibéralisme, ses travailleuses de pointe (les nounous, les bonnes et les travailleuses du sexe [31]), à l’ombre du complexe militaro-industriel [32]. Le Corona, aujourd’hui, nous amène un pas plus loin. Pour le groupe Pièces et main-d’œuvre, nous sommes passé-e-s dans les dernières décennies, d’une société de contrôle à une société de surveillance, et nous venons de passer sans équivoque à une société de contrainte [33]. On dirait bien, oui. Ce qui est certain en tout cas, c’est que les grands gagnants sont tous les acteurs du complexe militaro-industriel. Les transnationales pharmaceutiques (les mêmes qui fournissent les gaz de combat et les gaz lacrymogènes), les fabricants de drones, de caméras thermiques et autres instruments de contrôle, les concepteurs d’ordinateurs, radars, systèmes de communication, les entreprises de l’intelligence artificielle qui exploitent toutes ces données et métadonnées, les GAFAM. Puisque pour éviter, justement, ce fameux confinement, ou bien pour le perfectionner, pour « tracer » nos déplacements qui sont potentiellement ceux du virus (appréciez la nuance), la solution ce sont comme à Nice, les drones qui bourdonnent au-dessus de nos têtes en nous intimant l’ordre de rentrer chez nous, la géolocalisation de nos téléphones comme en Italie [34], et l’ensemble des données de contrôle biométrique qui en Corée, disent où nous sommes allé-e-s heure par heure et jusqu’au numéro de siège que nous avons occupé au cinéma [35]. Incidemment, on apprend que notre ami Twitter exclut déjà les publications qui vont à l’encontre des recommandations de l’OMS, n’hésitant pas à supprimer deux vidéos d’un bain de foule du président brésilien postées sur le réseau... [36]
Ces évolutions, que l’on espérait encore lointaines dans le temps et dans l’espace, sont en train d’advenir depuis quelques semaines à peine, dans ces rues qui « étaient à nous » [37]. Et le pire c’est que presque personne n’a le temps ni l’énergie de s’y opposer. Puisque c’est « pour ne pas mourir », « pour ne pas mettre les autres en danger », « pour sauver l’économie » en évitant le confinement. L’opposition est d’autant plus faible qu’au consentement paniqué ou raisonnable, s’ajoute la coercition : ces mesures nous sont imposées dans le cadre d’état d’urgence dont tout le monde sait qu’ils seront prolongés d’abord, institutionnalisés ensuite. La meilleure preuve, c’est que le grand succès chinois, la « libération » de Wuhan et du pays, le retour à la « normale » se fait dans un cadre bien précis. Pour sortir désormais, il faut avoir son téléphone, nanti d’une nouvelle application qui s’affiche automatiquement (indépendamment de la volonté de la personne) et indique votre statut viral. L’application, dont l’histoire ne dit pas encore combien elle coûte, combien elle rapporte et si elle est, ou non, « truandable », a été développée par… Alibaba, le géant chinois du commerce en ligne déjà évoqué. Et les vaccins comme les médicaments « légaux » seront développés grâce à Bill et Melinda Gates via l’OMC, ou l’un de ces laboratoires transnationaux dont l’opacité n’a d’égale que la complexité tentaculaire et l’intromission dans la recherche publique.
Résumons l’hypothèse : le Corona qui nous a tou-te-s surpris-es au tournant de cette année de grâce 2020, d’où qu’il vienne et où qu’il aille, est en train de servir à une sorte de coup d’Etat global « parfait » du complexe militaro-industriel remanié, aux mains d’un Big brother technologico-médical. Il permettra d’ouvrir de nouveaux marchés pour les nouveaux produits de surveillance, de contrôle et de coercition qui viennent fort à propos « tirer » la croissance d’un PIB qui semblait avoir atteint sa limite —qu’il s’agisse des ressources ou de la baisse tendancielle du taux de profit. Ce faisant, il assied un ensemble de systèmes politiques et sociaux qui fleurent bon l’hygiénisme, le darwinisme et l’amour de l’ordre, de la discipline et du travail.
Que faire, alors ?
Revenons, enfin, à la question initiale : y a-t-il une tâche révolutionnaire en ce moment et laquelle ? J’avoue que je ne sais pas. Tout ce qui peut nous amener à révertir ce coup d’état global. C’est localement qu’il faudra nous y prendre. Virer nos dirigeant-e-s politiques et économiques, au Sud et au Nord, nationaux, supranationaux et régionaux [38]. Repenser le travail, sa division, sa rémunération, son sens. A résoudre ce fichu problème de l’argent (il n’y en aura jamais assez pour tout le monde). Mettre à plat des frontières et des relations internationales issues de la colonisation. Abattre le capitalisme. Qui est bien sûr raciste-colonial et hétéro-patriarcal. Et surtout, trouver les moyens de refaire du lien, de démythifier les récits grandiloquents, alarmistes, trompeurs, culpabilisants et infantilisants des gouvernements.
Et pour le moment, parmi toutes les luttes presque invisibles et pourtant capitales que les un-e-s et les autres mènent, dans les Suds comme dans le Nord : libération des migrant-e-s, des réfugié-e-s et des personnes emprisonnées en général, hébergement et appui aux personnes sans logis et sans rémunération [39]. Fin des violences policières et de la discrimination systématique des quartiers populaires [40]. Augmentation de X mille euros pour toutes les femmes, en commençant par les femmes de ménage, les caissières, les infirmières, les aides-soignantes, les aides-maternelles, les ouvrières, les paysannes et les enseignantes (non, ça je rigole, personne n’a pensé à le demander). Dès que possible : collectivisation à échelle locale de l’outil productif, en commençant par ce qui touche la santé [41], l’alimentation, le logement et le transport. Défense, récupération et gestion partagée de la terre, de l’eau, de l’air, des forêts et de diversité du vivant. Restriction absolue du domaine de la finance, restriction drastique des logiques de marché capitalistes (en vue de leur extinction rapide), extension du domaine des communs et de la délibération populaire. Et puis surtout, surtout : rire, aimer, chanter, partager. Et pourquoi pas, revendiquer avec María Galindo et les pauvres de la terre, les toujours déjà mort-e-s et autres incurables rebelles, une désobéissance virale.
Jules Falquet, 26-30 mars 2020