« L’incompétence de la mairie en matière d’habitat n’est pas une erreur, mais une méthode politique. Et même un système. »
« Là où se présente à nous une chaîne d’événements, il ne voit qu’une seule et unique catastrophe, qui ne cesse d’amonceler ruines sur ruines et les jette à ses pieds. Il voudrait bien s’attarder, réveiller les morts et rassembler ce qui fut brisé. »
Walter Benjamin
Simona, Niassé, Fabien, Taher, Julien, Sherif, Marie-Emmanuelle et Ouloume…
Ces huit personnes ont trouvé la mort dans l’effondrement de leur maison, au 65 rue d’Aubagne, lundi matin 5 novembre 2018. Deux locataires ont été miraculés, l’un qui était sorti acheter des cigarettes et l’autre qui, après avoir filmé l’aggravation des fissures dans son logis était parti montrer ces images à l’agence immobilière gérant les appartements du 65 –lequel s’est effondré pendant qu’il se trouvait dans les bureaux de l’agence ! Enfin une autre locataire, prise d’un pressentiment, s’était transférée chez une amie la veille.
Vingt ans que des voix s’élèvent pour dénoncer l’insalubrité des logements et l’état de dégradation avancée du bâti à Noailles ! Mais en janvier 2018, la Soleam, l’organisme municipal qui supervise la rénovation du centre ville, annonçait par la voix de son président Gérard Chenoz qu’en fait il n’y avait pas péril en la demeure et que les travaux envisagés pour la résorption de l’habitat insalubre à Noailles seraient donc remis à une date ultérieure, un diagnostic étant envisagé en 2020. Pourtant c’est bien en 2018, ce funeste 5 novembre, que le 63 et le 65 de la rue d’Aubagne finissent par s’écrouler. Le premier, dont la chute semble avoir entraîné celle du second qui s‘appuyait dessus dans cette rue en pente, était muré depuis des années. Il était la propriété de Marseille Habitat qui l’avait acquis en avril 2017, après huit ans de procédures. Laissons donc cette officine se présenter : « Marseille Habitat. Un métier, opérateur urbain. Une vocation : offrir un habitat de qualité. (…) L’habitat à Marseille s’adapte aux exigences de diversité et d’attractivité de populations nouvelles. Pour accompagner cette mutation, Marseille Habitat opère dans un seul but : la qualité de ville. Opérations de démolition et de reconstruction, réhabilitations du bâti, réaménagements des espaces extérieurs, actions sociales d’accompagnement et de relogement des familles sont au cœur de ses programmes d’intervention. » [1]
La toiture du 63 avait en grande partie disparu et Marseille Habitat, l’opérateur urbain qui prétend offrir un habitat de qualité, n’avait pas jugé bon de bâcher sur la charpente pour mettre le bâtiment hors d’eau.
Mais il ne suffit pas de condamner les accès d’un immeuble branlant pour assurer la sécurité du voisinage. La toiture du 63 avait en grande partie disparu et Marseille Habitat, l’opérateur urbain qui prétend offrir un habitat de qualité, n’avait pas jugé bon de bâcher sur la charpente pour mettre le bâtiment hors d’eau. Ce brillant opérateur n’avait pas non plus jugé bon d’étayer l’immeuble dont tous les planchers s’étaient peu à peu effondrés, comme cela s’est pourtant fait à Marseille tout au long du XX° siècle –nous avons tous en mémoire, à une époque pas si lointaine, les étais en bois qui soutenaient des maisons au Panier, aux Carmes, à la Porte d’Aix, à Belsunce. Arlette Fructus, présidente de Marseille Habitat, n’a toujours pas démissionné à ce jour. Ces gens, dont le visage crispé dans un vague sourire publicitaire s’étale sans retenue sur les murs en période électorale, ces gens-là n’ont en réalité pas de figure.
Car nul ne pourra dire que l’effondrement fut une surprise. Outre l’état lamentable du 63, en décembre 2014 puis en octobre 2017 deux courriers d’experts signalaient que la fondation et le soubassement entre le 65 et le 67 présentaient des signes d’affaissement et que la plupart des poutres du 65 étaient minées par la pourriture. Le premier étage du 65 avait finalement été déclaré en péril en octobre 2018, arrêté levé après que quelques menus travaux aient été exécutés –sauf que l’étayage recommandé par l’expert ne fut pas réalisé.… De son côté le propriétaire du 67 était en procès avec ceux du 65 pour une infiltration d’eau dans ses caves, procédure qui lui avait permis de ne pas entreprendre des travaux pour lesquels il avait pourtant obtenu une subvention…
Si huit corps ont été retirés des décombres, plusieurs habitants de la rue assurent que des clandestins squattaient le rez-de-chaussée du 63… On ne saura sans doute jamais le fin mot de l’histoire, vu qu’après quelques jours les mêmes autorités ont décidé de faire déblayer tous les décombres pour les déverser en vrac sur un terrain vague… Plusieurs des victimes identifiées étaient connues à la Plaine. Nombreux sont les gens de la Plaine qui résident en fait à Noailles, d’autres encore plus nombreux descendent y faire leurs courses, et inversement les gens de Noailles montent à la Plaine pour diverses activités, un va-et-vient incessant relie ces deux quartiers voisins. Entre les deux quartiers se trouvent des lieux partagés, du terrain de boules de la rue des Trois Mages aux divers cafés concerts. Quant à l’habitat insalubre, il n’épargne pas non plus le quartier de la Plaine, de nombreux immeubles dans les rues adjacentes à la place présentant les mêmes stigmates (fissures en façade et en intérieur, cages d’escaliers vacillantes, murs tachés d’humidité, installations électriques obsolètes, canalisations en plomb etc.). Deux immeubles ont d’ailleurs été évacués depuis le 5 novembre pour raisons de sécurité en haut de la rue Saint-Pierre, à quelques mètres de la Plaine et un autre ce jour même rue des Bons Enfants. Ce n’est donc pas pour rien que le lendemain soir de la catastrophe, la foule afflua spontanément de la Plaine en haut de la rue d’Aubagne barrée par les décombres crier sa colère…
Au-delà des responsabilités que tout un chacun s’empresse de vouloir partager avec les autres dans cette affaire, un fait s’impose avec évidence : la gestion du parc immobilier marseillais, de la part des propriétaires privés comme de la Ville, relève d’un mépris de classe qui ne cherche même pas à se dissimuler. Une bonne manière de visiter Marseille, d’en voir la misère cachée, c’est tout simplement de chercher un appartement à louer… par petites annonces ou par agence, c’est l’occasion de réaliser que nombre de propriétaires eux aussi n’ont pas de figure, pour oser proposer des logis sordides à la location. Selon la Préfecture, il y a 44 000 logements insalubres en 2018 à Marseille, soit plus de 10% du parc immobilier de la ville [2]. Les logements décents sont presque toujours inaccessibles à quiconque ne dispose pas d’un CDI, et à Marseille ça fait pas mal de monde. Cette sélection à la location (les propriétaires allant jusqu’à demander deux cautions solidaires !) renvoie les précaires vers le parc immobilier le plus dégradé où l’on est moins regardant. Ce qui ne signifie pas pour autant que les loyers y soient plus bas… Nous parlons ici du parc privé ; quant au logement social, c’est encore une autre affaire. Il vaut mieux « connaître un élu », selon la formule consacrée, pour entrer dans un HLM –chaque élu local dispose en effet d’un stock de logements HLM qu’il peut faire attribuer, le Préfet disposant aussi d’un contingent et enfin une officine, la Sogima, directement pilotée depuis le cabinet du maire, gère les HLM « de luxe », notamment ceux situés en bord de mer…. Là encore, les Marseillais précaires, sans affiliation à un réseau politicien, se retrouvent de fait exclus. En réalité, le logement social tend à fonctionner comme une réserve privée au service des gens de pouvoir, tandis que l’habitat insalubre fait office d’habitat social de remplacement…
L’état d’abandon dans lequel a été laissé une grande partie de l’habitat ancien à Marseille n’est pas seulement dû à l’avidité sans scrupules des propriétaires, il constitue l’élément moteur d’un mouvement de pendule qui va de la rente foncière à la plus-value immobilière. A l’échelle d’une ville le processus spéculatif est toujours inégal et combiné, et il implique la constitution de réserves foncières qui seront mises sur le marché en temps voulu : c’est ainsi que la volonté de valoriser les immeubles de la Plaine grâce à la « requalification de la place » implique de laisser simultanément se dévaloriser ceux de Noailles, qui seront reconstruits ou rénovés bien plus tard, quand les effondrements auront facilité les expulsions, par exemple... En attendant, les immeubles insalubres sont rachetés à bas prix par des hommes d’affaires censés les rénover, et qui reçoivent pour ce faire des subventions sur lesquelles il trouvent moyen de se gaver, se contentant de rénovations cosmétiques ; après quoi ils laissent les immeubles en question exposés tout en encaissant des loyers. Et quand l’édifice commence à se fissurer de partout, il suffit de revendre à Marseille Habitat. Ces propriétaires, qui bénéficient d’une complaisance systématique de la part des autorités municipales, font traîner les procédures d’acquisition par Marseille Habitat en négociant au plus serré le prix de rachat. C’est très probablement ce qui s’est passé au 63 rue d’Aubagne durant les années 2010.
Donc, les fameux « marchands de sommeil » que tout le monde s’accorde à vitupérer au lendemain de l’effondrement sont en fait, pour beaucoup, ces affairistes qui tirent profit d’une insalubrité prolongée. Et nul n’est vraiment surpris en apprenant qu’un des appartements du 65 rue d’Aubagne appartenait à un élu LR
nul n’est vraiment surpris en apprenant qu’un des appartements du 65 rue d’Aubagne appartenait à un élu LR
(c’est d’ailleurs un des deux seuls élus à avoir été démissionné suite à la catastrophe du 5 novembre) [3]. Du reste, le bâti ancien n’est pas seul concerné. Des cités construites dans les quartiers Nord entre la fin des années 1950’ et le début des années 1970’ et ayant le statut de résidences privées, comme le Parc Bellevue, Maison-Blanche, le Parc Kalliste, la Maurelette, le Parc Corot, les Rosiers sont notoirement insalubres depuis longtemps. Les cités HLM n’y échappent pas non plus, et l’insalubrité ne se limite pas au bâti : pour preuve le scandale de la cité Air-Bel, dans les quartiers Est, où l’eau du robinet est tellement contaminée que plusieurs personnes ont dû être hospitalisées pour en avoir bu, et l’une d’elle devait décéder en septembre 2017 (présence de légionelles dans le réseau d’eau potable de la cité).
La gestion de la catastrophe est aussi bien la catastrophe de la gestion. Au lendemain de l’effondrement, la mairie s’est trouvée prise d’une frénésie de sécurité inédite. Outre le 67 qui fut abattu pour sécuriser le travail des pompiers, puis les derniers étage du 69 –n’aurait-il pas été possible d’étayer ?- tous les immeubles du haut de la rue d’Aubagne côté gauche et tous ceux de la rue Jean Roque adjacente côté droit ont été évacués. Puis la frénésie s’est appliquée à d’autres immeubles…, 182 immeubles ont été évacués depuis le 5 novembre, dont une cinquantaine dans le seul quartier de Noailles. Tous doivent faire l’objet d’une expertise, laquelle se fait attendre vu que la ville ne dispose pas d’experts en nombre suffisant. Au total, 1339 personnes ont été évacuées de leur domicile à la date du 24 novembre. En-ville, le sentiment général est que ces gens ont peu de chance de revenir un jour dans leur modeste logis, et même de retrouver à se loger dans leur quartier [4]. Et cela ajoute à la colère, qui est déjà grande...
Le collectif du 5 novembre, constitué par des résidents de Noailles et qui se réunit dans un local du quartier, a posé ses exigences. D’abord que les évacués soient relogés à proximité –exigence soutenue également par les associations et collectifs de quartier qui se sont ralliés à la marche du 14 novembre. Ensuite la réquisition de logements vides pour les évacués : environ 67 000 logements vacants sont recensés sur Marseille, et même si un certain nombre sont insalubres, beaucoup d’immeubles en bon état qui pourraient offrir des logements décents sont disponibles en-ville, certains qui appartiennent à la Ville. Rien ne justifie donc d’expédier les évacués tout au Nord de la ville comme cela s’est fait pour certains. Enfin le refus de toute spéculation immobilière sur le secteur affecté, à savoir la rue d’Aubagne et la rue Jean Roque, que les immeubles effondrés soient reconstruits en logement social.
Le mur de la honte.
La Soleam avait une tâche plus urgente que de s’occuper de la rue d’Aubagne : en finir avec la Plaine. D’autant que l’opposition au chantier n’avait cessé de s’amplifier, le 20 octobre nous étions trois mille à manifester du Vieux Port jusqu’à la Plaine, réoccupée séance tenante. Le 29 octobre au matin, Chenoz tenait une conférence de presse avec le préfet de police, tous deux annonçant qu’au vu des actes de vandalisme commis à l’encontre du chantier sur la Plaine et pour en finir avec l’occupation du site, un mur de béton de 2,50 mètres de haut serait érigé tout autour de la place pour la durée des travaux. Une heure après, les CRS débarquaient en nombre, suivi par les camions-grues apportant les modules de béton. Exemple rare de rapidité dans l’exécution de travaux, tout était terminé le mardi 30 au soir, la place se retrouvant désormais inaccessible, totalement clôturée par une paroi de béton. Le 1er novembre, un millier de personnes vêtues de noir partait en marche funèbre autour du mur, puis descendait brûler le cercueil de la Soleam devant leur bureau sur la Canebière. Puis le 4 novembre dans la soirée, une partie du mur tombait… un groupe de braves bien équipés réussissait à faire basculer plusieurs modules de béton ; les CRS avaient beau débouler et tirer des grenades, trop tard, le bien était fait ! [5] Le lendemain, alors même que tout Marseille était informée de la catastrophe de la rue d’Aubagne, un fantômatique collectif de riverains favorables aux travaux, associé à Chenoz, publiait un communiqué dénonçant cette action nocturne –qui n’auront pas un mot pour les victimes de la rue d’Aubagne…
« Les gens faibles ne plient jamais quand ils le doivent » notait en d’autres temps troublés le cardinal de Retz. Sûre de son bon droit, cette municipalité entend ne rien lâcher quel que soit le prix à payer pour son obstination. En dernière issue, la police veille et surveille... « Le chantier se poursuivra dans les modalités prévues » répète imperturbablement le président de la Soleam à chaque péripétie du conflit sur la Plaine. Tout régime clientéliste tend fatalement à confier de grandes responsabilités à des personnages insignifiants mais obéissants, et c’est ainsi qu’un Chenoz a pu se retrouver en charge de la politique urbaine du centre ville. Quel est donc le concept qui organise sa vision de la ville ? « Marseille a besoin d’argent », dernier mot de sa conférence de presse du 29 octobre. En l’occurrence l’argent que la touristaille viendrait dépenser sur une Plaine « apaisée » -il peut toujours rêver... L’impécunieux Chenoz fait pourtant partie d’une municipalité qui n’a eu de cesse d’hypothéquer les finances de la ville par ses opérations en Partenariat Public Privé : par exemple transformer le Stade vélodrome en un véritable centre commercial,
« Avoir une telle gueule de faux jeton, c’est presque de la franchise » !
qui coûtera finalement 250 millions d’€ supplémentaires épongés par le budget municipal. Mais la dette publique n’est pas seulement le ressort sur lequel rebondissent les taux de profit des investisseurs immobiliers, elle est identiquement un moyen d’assujettir les administrés selon un procédé largement éprouvé en ce monde [6]. Mais le président de la Soleam se découvre soudain économe des deniers publics, qui nous reproche d’augmenter le coût global du chantier de la Plaine : outre les 390 000 € du mur de la honte, chaque CRS maintenu sur place couterait 500 € au budget municipal (ce qui n’est même pas vrai, soit dit en passant). Inimitable Chenoz… comme disait Jean Gabin dans « Pépé le Moko » à propos d’un indic, « Avoir une telle gueule de faux jeton, c’est presque de la franchise » !
Du reste les chantiers pharaoniques en PPP ne sont pas seuls responsables de l’endettement municipal. Les finances de la Ville servent à stimuler directement la spéculation immobilière. Ainsi l’achat de terrains et immeubles revendus ensuite à perte est une constante de cette municipalité, et déjà en 2013 la Cour des comptes épinglait Marseille Aménagement (devenue depuis la Soleam) pour le fait qu’il n’y ait pratiquement pas de mise en concurrence dans ces opérations foncières. Ce qui est paradoxal pour des adeptes du libéralisme… sauf qu’il s’agit ici d’activer à tout prix l’investissement immobilier sur Marseille. Tel immeuble préempté par la mairie pour 750 000 € sera ainsi revendu au tiers de son prix d’achat, soit 250 000, à un promoteur… Au passage, certains hommes d’affaires qui réalisent ces reventes d’immeubles vétustes, lors des opérations de rénovation, palpent leur commission d’intermédiaires et ça se chiffre en millions…
Tout ce qui pouvait être bétonné à Marseille l’aura été durant ces vingt dernières années, et pas qu’à moitié. Un territoire qui avait l’avantage d’offrir nombre de trouées dans le tissu urbain s’est trouvé densifié jusqu’à l’asphyxie. Les rares espaces verts de Marseille y succombent l’un après l’autre : pour ne citer que les dernières exactions en date, des arbres centenaires au parc Longchamp, l’îlot Chanterelle dernier carré de verdure en ville, 200 hectares de pinède à Luminy, la moitié de la villa Valmer, jardin public sur la Corniche cédé à un promoteur, et enfin les tilleuls de la Plaine, afin d’édifier, dans l’ordre, un parking, un éco-quartier, une école supérieure de marketing, un ensemble résidentiel et enfin neutraliser la plus populaire des places de Marseille. Cette municipalité est même en train de réussir une prouesse, celle de rendre le paysage urbain de Marseille totalement insipide. Des quartiers ouvriers d’antan comme le Rouet ont été rasés pour édifier ces blocs d’immeubles sans grâce et sans âme qui vieilliront plus vite et plus mal que les maisons de Noailles bâties au XVIII° siècle… Et ne parlons même pas des horreurs édifiées sur le périmètre d’Euromediterranée ! Une frénésie sans précédent et surtout sans limite, selon un modèle qui a fait ses preuves dans l’Espagne des années 2000 avec les conséquences qu’on a vu.
Dans ce vaste champ de manœuvres qu’est devenu le territoire marseillais, la mairie et la Métropole Aix-Marseille-Provence jouent un rôle stratégique [7]... Un exemple, et pas des moindres : quelques jours avant l’effondrement de la rue d’Aubagne était inaugurée la tour La Marseillaise, haute de 135 mètres, à proximité de la tour CMA-CGM, en plein dans le périmètre Euroméditerranée (la construction proprement dite ayant été réalisée par Vinci). Le promoteur Marc Piétri, président du groupe Constructa qui a mené l’affaire, fanfaronne : « Les investisseurs peuvent être contents, on a signé des baux de onze ans fermes et l’opération a un rendement deux fois supérieur à un projet à peu près équivalent sur Paris. » [8] Mais le dossier n’a pu aboutir que grâce aux élus locaux… En effet, au début des années 2010, suite à l’implosion de la bulle immobilière deux ans plus tôt, le projet de La Marseillaise se trouvait à l’arrêt… c’est alors qu’intervint la Métropole. Le socialiste Eugène Caselli, président de la Métropole, loua sur plans douze étages de la future tour, avec un bail de douze ans pour un loyer de 6 ,7 millions par an. En louant ainsi 55% de la surface, il sauva littéralement le projet. Pour le reste, 22% de la surface restante a été louée par des groupes liés aux marchés publics… Autrement dit, c’est l’argent public qui a servi à finaliser la prouesse commerciale de Marc Piétri…
Vous vous foutez de notre gueule, vous vous en foutrez pas longtemps…
Gaudin salaud, Marseille aura ta peau »
Marche silencieuse le samedi 10 novembre, en hommage aux victimes. Marche de la colère le mercredi 14, nous sommes deux fois plus nombreux, soit environ 20 000 personnes. Ce n’est pas une manifestation, mais une émotion populaire. Une émotion comme on en avait jamais ressenti à Marseille, une sensation inédite qui nous a tous pris dès l’instant où nous nous sommes massés en contrebas des maisons effondrées rue d’Aubagne, débordant largement sur la Canebière, et qui a dégagé toute son intensité quand ce cortège compact s’est mis en branle... chacun retrouve des gens qu’il n’avait plus vu depuis des lustres, d’autres qu’il voit tous les jours, joyeuse surprise de se retrouver si nombreux, avec les amis et avec les inconnus. La vile multitude méprisée par vingt ans de politique urbaine est là, en force, avec des groupes venus des quartiers Nord et Est. Des supporters de l’OM sont venus, à commencer par ceux de MTP, basés à la Plaine. Nous sommes descendus de la Plaine derrière notre banderole ’20 millions d’€ pour détruire la Plaine, pas une thune pour sauver Noailles, à qui profite le crime ?’, tellement grande qu’elle ne pouvait se déployer en entier dans la rue d’Aubagne... « Gaudin salaud, Marseille aura ta peau », « Noailles, la Plaine, solidarité », « Gaudin démission », « Marseille, debout, soulève-toi ! »… Arrivés devant la mairie, gardiennée par les CRS, l’émotion grandit... des barrières vauban bloquent l’approche du bâtiment, des gens commencent à les renverser, ça canarde des lacrymos, des fusées sont tirées en retour, la foule ne se disperse pas et reste là, massive. Elle reste au moins une heure, pas intimidée par les tirs de lacrymo qui continuent. Plusieurs sapins de Noël de la mairie dressés sur le quai prennent feu : Marseille est en deuil et leurs misérables festivités commerciales de fin d’année n’amusent plus. La soldatesque attend que ça commence à refluer pour charger sur le quai et poursuit les manifestants sur la Canebière, les petites frappes sadiques de la BAC sévissent, à leur habitude, traquant les isolés, matraquant à tour de bras y compris de simples passants jusque dans les rues de Noailles, tandis que sur la Plaine des braves ont défoncé la grille d’entrée du chantier de la honte et essuient les charges de CRS…
« L’incompétence de la mairie en matière d’habitat n’est pas une erreur, mais une méthode politique. Et même un système. L’abandon et le mépris sont les armes d’une guerre sourde menée contre les « indésirables » d’en ville » déclarait le tract de l’Assemblée de la Plaine distribué au début de la marche de la colère. Intervenir en force pour vider une place de la plèbe qui l’occupe, mais ne surtout pas bouger pas pour assainir les maisons occupées par cette même plèbe dans le quartier voisin. Tactiques différentes au service d’une même stratégie, dans tous les cas c’est une violence délibérée qui est exercée contre la « population indésirable ».
Le fait est qu’ils n’arrivaient pas à contrôler la Plaine. On s’y organisait sans eux, sans leur demander d’autorisation ni de subventions. Ce quartier n’entrait pas dans les logiques clientélaires de la municipalité et du conseil général (ils ont pourtant essayé, voici une vingtaine d’années, multipliant en vain les manœuvres d’approche… ). Ce quartier restait en partie ingouvernable. Certes, ils y avaient des relais, et ils en ont encore : certains commerçants rêvant qu’une place gentrifiée fasse monter leur chiffre d’affaires, certains résidents espérant qu’une place silencieuse et « apaisée » valorise leur patrimoine immobilier… Mais le commun qui s’y construit envers et contre tout cela échappe à la gestion municipale, et leur échappera toujours. Ce trou noir dans leur cartographie devait impérativement être résorbé. Il n’est pas d’ailleurs pas fortuit que dans sa com’ toute en quadrichromie, la Soleam ne parle jamais de « la Plaine » mais de « la place Jean Jaurès », appellation officielle. Ici, l’usage des noms a un sens directement politique (creusez donc l’étymologie de politique…).
Quant à Noailles, c’est le pendant inverse de cette « reconquête » dont la classe politique locale parle depuis trente ans. Car il ne faudrait pas croire que la Ville s’est totalement désintéressée de Noailles [9]. Elle ne s’est pas contentée de laisser pourrir les immeubles. C’est en effet dans ce quartier que fut expérimenté pour la première fois à Marseille un dispositif de vidéosurveillance, étendu dix ans plus tard à la Plaine et autres quartiers du centre ville ; l’installation des caméras, fin 2002, devait servir à combattre les vendeurs de cigarettes de contrebande. C’est aussi là que la Ville a racheté un immeuble entier constituant l’îlot Canebière/rue Longue des Capucins/rue des Feuillants pour qu’y soit aménagé un hôtel de luxe… la Soleam est le maître d’œuvre des travaux, actuellement en cours. Tandis qu’en bas de la rue d’Aubagne, depuis quelque temps surgissent des concepts stores pour le moins incongrus dans ce quartier, afin d’attirer les hypothétiques clients du futur hôtel quatre étoiles… En attendant que celui-ci voit le jour, ces boutiques branchées bénéficient de loyers préférentiels et d’exemptions fiscales de la part de la Ville qui avait préempté les locaux commerciaux.
Dans toutes les villes d’Europe, la fuite en avant dans le capitalisme immobilier aura permis à la bourgeoisie d’ajourner la dévalorisation générale. La singularité de Marseille, c’est que la crise n’a pas attendu l’implosion interne de la bulle spéculative pour se révéler -même si le choc de 2008 avait ralenti les projets d’Euromed et torpillé une partie des investissements rue de la République. Ici, la crise est directement engendrée par une variable tenue jusqu’alors pour négligeable : la « population indésirable ». La crise qui vient d’éclater à Marseille n’est pas financière mais politique. C’est en effet l’impossibilité se débarrasser de cette plèbe, excédentaire au regard de la dynamique high-tech et touristique attendue par la Ville et par la Chambre de Commerce, qui a fini par produire des situations de conflit sans précédent au cœur même de la ville. A la Plaine comme à Noailles, le régime municipal instauré à Marseille après-guerre, dont les Gaudin, Vassal et Moraine sont l’expression ultime, vient de rencontrer sa contradiction vivante. Cette clique ne tient plus que par l’intimidation policière. Samedi 24 encore, la marche contre le mur de la honte, partie du Vieux Port, survolée tout du long par un hélicoptère a rencontré en chemin un dispositif policier comme on en avait encore jamais vu depuis le début de ce conflit, qui n’a pourtant pu empêcher la foule de remonter vers la Plaine…
Le collectif du 5 novembre appelle à une marche pour le droit à un logement digne, samedi 1er décembre dans le centre ville.
Alèssi Dell’Umbria