Mustapha Kessous
Selon ce rapport, le tir de grenade qui a touché au visage une Algérienne de 80 ans à la fenêtre de son appartement marseillais, le 1er décembre 2018 lors d’une manifestation de « gilets jaunes », « a atteint la victime de manière totalement accidentelle ».
Soixante-treize pages et une conclusion redoutée par les avocats et la famille de la victime : « L’arme a été utilisée selon les préconisations et les procédures d’emploi en vigueur dans la police nationale. » Il y a un an et demi, Zineb Redouane mourrait sur une table d’opération de l’hôpital de la Conception, à Marseille. La veille au soir, le 1er décembre 2018, « Mama Zina » comme on la surnommait, avait reçu une grenade lacrymogène en plein visage, tirée par la police – en marge d’une manifestation marseillaise de « gilets jaunes » qui s’était terminée en violents affrontements, près du Vieux-Port – alors qu’elle était en train de fermer les fenêtres de son petit appartement, situé au quatrième étage de la rue des Feuillants, dans le centre-ville.
Le 20 mai, en plein confinement, le rapport d’expertise balistique concernant le décès de cette Algérienne de 80 ans a été remis à l’ancienne juge de Marseille qui l’avait commandé lorsqu’elle instruisait l’enquête. En effet, il y a près d’un an jour pour jour, l’affaire a été « dépaysée » (à Lyon) à la demande de Yassine Bouzrou, l’avocat de Milfet Redouane, la fille de la victime. Me Bouzrou estimait alors que l’information judiciaire ouverte pour « recherche des causes de la mort », était « catastrophique ».
Un magistrat du parquet présent à la manifestation
En effet, au moment de la manifestation, un magistrat du parquet était présent aux côtés des forces de l’ordre, créant ainsi une suspicion d’entrave à l’enquête « tout en omettant d’indiquer sa présence au magistrat instructeur », notait l’avocat. Pour la relancer, Yassine Bouzrou avait porté plainte contre l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) « pour faux en écriture publique » car il considérait que « les agents avaient rédigé un faux PV [procès-verbal] au sujet de l’exploitation d’une caméra de surveillance qui aurait été hors service » : « Je n’ai jamais cru que la seule caméra hors service était la mieux placée à quelques mètres du tireur », ripostait-il.
Puis, Me Bouzrou déposait une autre plainte en avril 2019, pour « violences volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner » car « la juridiction de Marseille sembl[ait] protéger le policier dans la mesure où aucun tireur n’[avait] été identifié », assurait-il.
Le fonctionnaire de police, auteur du tir, a été finalement identifié sur les photographies de quatre caméras
Justement, ce rapport d’expertise balistique – que Le Monde a pu consulter – note que le fonctionnaire de police, auteur du tir, a été finalement identifié sur les photographies de quatre caméras de surveillance exploitées. Selon ce rapport, il se trouvait « entre les deux rails sur la voie du tramway, devant l’entrée du magasin C & A et son buste orienté en direction de la rue des Feuillants ». De plus, « le tir effectué par le fonctionnaire de police à 19 h 04 et 57 secondes semble être celui qui est à l’origine des lésions corporelles de Mme Redouane, poursuit l’expertise réalisée à Lyon du 4 décembre 2018 au 10 mai 2020. Le canon est toujours orienté en l’air. Compte tenu de la trajectoire de tir, on constate qu’il s’agit d’un tir non visé – dit « en cloche », orienté en l’air. Il est impossible de voir la destination de ce tir qui est hors champ de la caméra, mais il est certain que la trajectoire est montante. » En outre, de la fenêtre de l’appartement de Mme Redouane, « on s’aperçoit que la zone dans laquelle se trouvait le fonctionnaire de police est en visu directe », précise le rapport.
Expertise et visionnage des caméras
Les deux auteurs de l’expertise, un policier inscrit près la Cour de cassation et un maître de conférences des universités en médecine légale, assurent également que la suite du visionnage des quatre caméras de vidéosurveillance « ne permet pas de mettre en évidence un autre tir susceptible d’être à l’origine des blessures sur Mme Redouane ». Concernant l’arme, le lanceur de grenade appelé « Cougar », « jusqu’à preuve du contraire, nous retiendrons l’hypothèse selon laquelle le tir a été occasionné avec une grenade munie d’un DPR [dispositif de propulsion à retard] de 100 mètres et avec une angulation de tir comprise entre 30° et 45° mais nécessairement supérieure à 30°, indique le rapport balistique. De surcroît, l’utilisation du Cougar a été effectuée selon les règles d’usage. »
« Il n’y a aucun argument permettant de dire que Mme Redouane ait pu être aperçue par le fonctionnaire de police lors du départ du coup de feu »
De plus, « en l’absence d’écran intermédiaire, la grenade aurait eu une portée de 100 mètres. Malheureusement la grenade a percuté le thorax de Mme Redouane, situé à une hauteur de plus de 16 mètres et à une distance rectiligne d’environ 37 mètres. Il ne peut donc bien évidemment [s’agir] d’un tir de type “visée”, affirment les deux auteurs du rapport. De surcroît, compte tenu de la distance de tir, de l’obscurité et des dégagements de gaz lacrymogène dans la rue, il n’y a aucun argument permettant de dire que Mme Redouane ait pu être aperçue par le fonctionnaire de police lors du départ du coup de feu ».
Cette dernière phrase est censée répondre à l’existence « d’une éventuelle visée » de la police. En effet, Zineb Redouane avait dit à sa fille Milfet avoir vu de sa fenêtre deux policiers positionnés près du magasin C & A, en face de son immeuble. Milfet Redouane se demande si l’un d’eux l’aurait visée ? « Ma mère avait une très bonne vue et une excellente mémoire. Elle avait son portable à la main, peut-être a-t-il pensé qu’elle filmait », s’était interrogée Milfet. Etait-ce intentionnel ? Un accident ? « Je veux savoir », avait déclaré la jeune femme au Monde.
En conclusion, le rapport disculpe le CRS à l’origine du tir en affirmant qu’il a « nécessairement effectué un tir en direction de la façade de l’immeuble de la victime », mais que « la grenade de type MP7 lancée par l’arme de type Cougar a atteint la victime de manière totalement accidentelle, au cours de la progression ascensionnelle du projectile ».
Néanmoins, cette grenade de 384,5 grammes qui a atteint l’appartement dans sa phase montante, 1,3 seconde environ après avoir été tirée avec une vitesse d’impact sur la victime calculée à 97,2 km/h, a provoqué de lourdes lésions (comme un fracas de l’ensemble de l’hémiface droite) alors même que le rapport d’autopsie n’a pas été transmis aux experts balistiques.
« Nous allons demander sa radiation de la liste des experts »
L’avocat Yassine Bouzrou a une tout autre lecture des événements. Il estime, pour sa part, qu’« il s’agit d’un tir qui a atteint Mme Redouane dans sa phase montante, c’est donc un tir tendu face à un immeuble d’habitation. Comment peut-il être considéré comme réglementaire ? Comment un expert inscrit près la Cour de cassation peut-il rendre un travail aussi contraire à la réalité ? Nous allons demander sa radiation de la liste des experts ».
« Les CRS avaient même refusé de remettre leur lance-grenades à la justice »
Et d’ajouter : « Nous avions raison de considérer qu’il était impossible dans ce dossier d’obtenir justice à Marseille suite aux propos mensongers de l’ancien procureur, aujourd’hui muté dans un autre tribunal [à Metz], lequel avait osé affirmer qu’il n’y avait aucun lien direct entre le tir de grenade et le décès, ce qu’avait relayé le ministre de l’intérieur, Christophe Castaner. A l’époque, les CRS avaient même refusé de remettre leur lance-grenades à la justice aux fins d’expertise, ce qui m’avait conduit à porter plainte pour dissimulation de preuves », argue-t-il.
Pour enfin conclure : « Nous espérons que les nouveaux juges lyonnais traiteront ce dossier en toute indépendance et dans le respect de la loi. Tous les mensonges, dissimulations de preuves et les faux en écritures publiques dans ce dossier constituent une association de malfaiteurs en vue d’exonérer le policier qui a tué Zineb Redouane. »
En effet, l’enjeu pour Me Bouzrou est que les nouveaux juges ne tiennent pas compte de cette expertise demandée par la magistrate marseillaise et qu’ils commandent un autre rapport. Et que même si le fonctionnaire de police a été identifié sur les caméras de surveillance, on ne connaît toujours pas son identité : aucun des cinq CRS mis en cause n’a avoué être l’auteur du tir.
Le visage souriant de Zineb Redouane est devenu un des symboles des violences policières en France. En pleine affaire Adama Traoré – dont s’occupe également Yassine Bouzrou – et dans un contexte mondial de dénonciation des bavures et de manifestations qui se succèdent chaque semaine, ce rapport qui blanchit les forces de l’ordre ne va certainement pas apaiser les esprits.