Cela fait plusieurs décennies que Lampedusa est connue par le grand public comme un des points où accostent des embarcations, avec à leur bord des personnes sans possibilité d’entrer légalement dans l’Union Européenne, en provenance des côtes africaines. Sur l’île de Lampedusa se trouve un centre dit d’accueil, un "Hotspot", prévu pour 400 personnes, qu’il est habituel de voir saturé. Cependant, l’ampleur des arrivées de la semaine passée est exceptionnelle et est certainement le résultat de plusieurs facteurs conjoncturels : une météo calme après plusieurs jours de mer agitée et l’actualité politique sur le continent africain qui a provoqué des vagues de fuite du Soudan, de l’Ethiopie, de l’Erythrée, de la Somalie, du Tchad ou du Niger, sont les premiers facteurs à mentionner. Mais ce sont aussi les exactions anti-noirs et anti-immigration en Tunisie faisant suite aux déclarations du président tunisien Kais Saïed en février dernier puis en juin à Sfax qui ont précipité le départ de centaines de personnes, dont certaines installées sur le sol tunisien depuis plusieurs années ayant perdu travail et logement. Finalement, depuis quelques mois, une nouvelle route migratoire a été ouverte par les personnes en mouvement : les ports au départ de la Tunisie ont vu devenir de plus en plus fréquent l’utilisation de petits bateaux en fer comme moyen de traversée.
Contre les politiques européennes et tunisiennes anti-migrant·es et anti-noir·es
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Ces bateaux en fer racontent aussi l’échec de la stratégie anti migratoire mise en œuvre depuis plusieurs décennies par les pays européens. Sous l’impulsion de la première ministre italienne Giorgia Meloni et sur le même modèle que les accords signés en 2016 avec la Turquie ou en 2017 avec la Lybie, l’Union Européenne élabore des accords anti-immigration avec le président tunisien. Ces accords s’appuient sur une vision restrictive de la migration et participent au développement des politiques européennes d’externalisation des frontières et de surveillance renforcées des zones territoriales tunisiennes. Plusieurs millions d’euros seront alloués par l’Union Européenne pour munir les garde-côtes de caméras, drones et autres technologies. L’UE favorise et participe ainsi à la violence perpétrée par le régime tunisien sur les personnes en mouvement, des déportations au milieu du désert aux attaques des bateaux par les garde-côtes tunisiens.
Loin de “régler le problème de la migration”, ces mesures sécuritaires de militarisation des frontières s’inscrivent dans des dynamiques néolibérales initiées dans les années 80, notamment avec les accords Schengen, qui s’appuient sur une logique de libre circulation de certains flux, tout en limitant celle de certaines populations issues des anciennes colonies. Cette migration est le nouveau bouc-émissaire d’une stratégie néolibérale, figure de proue d’un discours xénophobe qui en fait une menace pour la sécurité, usant d’un continuum allant de l’immigration clandestine jusqu’au terrorisme. Cette politique de “l’Europe forteresse”, dont la création de Frontex en 2004 en est la concrétisation européenne emblématique, et qui se poursuit notamment au travers de ce type d’accord Tunisie/UE, n’est jamais parvenue à réduire les flux migratoires. Elle rend par contre les voies migratoires plus périlleuses pour ceux et celles qui les empruntent. L’année 2023 en est l’une des plus meurtrière.
Gare aux tentacules fascistes
C’est dans ce contexte que Marion Maréchal se rend à Lampedusa. Après avoir milité au Rassemblement National jusqu’à 2017, Marion Maréchal refait son apparition en 2022 au sein du parti d’Eric Zemmour "Reconquête", qu’elle représentera aux élections européennes en 2024. Sa visite est en réalité peu médiatisée, maigre ricochet dans une eau déjà bien troublée par la rhétorique de la "crise migratoire", terminologie qui par ailleurs permet de ne pas nommer les événements tels qu’ils existent dans leurs conditions matérielles : une crise de l’accueil. Cependant, si Maréchal utilise l’habituelle stratégie de l’extrême droite - instrumentaliser des faits de société pour asseoir leurs projets politiques -, son passage à Lampedusa illustre aussi la formation de nouvelles configurations et alliances de l’extrême-droite au niveau européen.
Pour les élections européennes, Reconquête vise leur entrée au sein du CRE - Conservateurs et réformistes européens - groupe qui porte une idéologie anti fédéraliste, largement favorable à l’ultralibéralisme économique. Ce groupe européen est une coalition de droites et d’extrême-droites, avec, entre autres, des représentant.e.s du Fratelli d’Italia (le parti italien d’extrême-droite de Giorgia Meloni) et celui de "Droit et Justice", parti polonais d’extrême-droite actuellement au pouvoir. Parmi les sept groupes politiques représentés dans le Parlement européen, il est le cinquième, mais pourrait gagner en puissance avec la volonté de rapprochement de certains politicien·ne·s de centre-droite du PPE (Parti Populaire Européen, ou siège actuellement le Rassemblement National et d’où vient l’actuelle présidente de la Commission Européenne, une alliance historique entre les libéraux-radicaux et les sociaux-démocrates). Rapprochement motivé notamment par les positions "fermes" du parti sur les questions migratoires.
A défaut d’être un réel parti d’opposition au niveau national, Reconquête semble vouloir jouer ses cartes au niveau européen, et Maréchal est la pieuvre de leur tentative d’étendue tentaculaire : mariée à un politicien du Fratelli d’Italia, petit projet d’école à Madrid avec le parti espagnol d’extrême-droite "Vox", elle travaille activement à une extrême-droite européenne soutenant une ligne "ouvertement xénophobe et libérale", comme le déclare publiquement le chef du parti Eric Zemmour.
"Mais, vous trouvez pas ça indécent ?"
Voilà la question posée par le journaliste de BFMTV lors de l’interview de Maréchal à Lampedusa, suite à l’exposition de ces idées racistes et en arrière-plan des centaines de personnes en plein soleil, phénomène qui témoigne de l’effondrement d’un système "d’accueil" mis à mal depuis plusieurs années et reposant sur un volontaire déni du fait migratoire.
Dans ce contexte, Maréchal nous sert l’habituel discours grâce auquel se normalisent et se justifient les politiques meurtrières de l’UE : l’immigration "massive et clandestine" et ses terribles réseaux de passage ; les politiques dites "de générosité" à la française comme le droit du sol, l’accès "démesurément facile" à la nationalité et aux aides sociales, autant d’éléments qui constitueraient le fameux "appel d’air" que nous brandissent à tout moment les politicien·ne·s de centre, de droite comme d’extrême-droite par ailleurs. N’oublions pas que cette rhétorique de l’appel d’air sert leurs intérêts de classe et leur projet d’une société ultralibérale : une des premières mesures de Meloni fut de couper le revenu de citoyenneté (équivalent du RSA français, en bien plus modeste) à plus de 169 000 familles, sans distinction d’origine ou de quoi que ce soit.
Pour en finir avec Maréchal (vous pouvez le prendre au sens premier), elle finit sa lancée sur la prétendue difficulté d’assimilation de ces populations étrangères et le poids de l’immigration clandestine sur l’insécurité. Elle va même jusqu’à évoquer les images des émeutes de cet été "principalement alimentées par des français d’origine étrangère" tout en faisant appel à la théorie du grand remplacement et au risque d’un "basculement culturel, civilisationnel et sécuritaire". Elle finit par faire une petite léchouille amicale à son homologue italienne Meloni, vantant ses perspectives anti migratoires fermes. Cette dernière portait le même discours fasciste en mars dernier en Calabre. Suite au naufrage d’une embarcation ayant causé la mort de 72 personnes, alors même que leur situation avait été signalée aux gardes côtes italiens, Meloni déclarait que "la meilleure façon d’honorer ces victimes est de faire ce qui peut être fait pour que ces tragédies ne se reproduisent plus", sous-entendu : criminaliser les passeurs.
Un tel déni du fait migratoire et des conditions climatique, économiques, politiques et néocoloniales à cause desquelles les personnes se déplacent, serait risible s’il n’était pas meurtrier. De Meloni à Maréchal, l’usage de cette actualité pour implanter leur programme politique : un nationalisme xénophobe, favorisant la préférence nationale, une stratégie anti migratoire, voire un renvoi des étrangèr·e·s sur fond d’ultralibéralisme économique, est d’un tel cynisme que même un journaliste de BFMTV se permet de le souligner.
Hypothèse stratégique
En réalité, il pourrait être légitime de se demander si une manœuvre politicienne se cache derrière les événements de cette dernière semaine. Loin de vouloir inscrire la migration en-dehors des subjectivités qui la traversent, il parait important de souligner comment cette dernière est un élément de tractations entre Etats. Au-delà d’un potentiel laisser-aller de la part du président tunisien Kais Saied, visant éventuellement à mettre l’UE sous pression, l’usage de cet événement à l’allure de crise migratoire pourrait permettre à Meloni et ses allié·es européen·nes d’extrême-droite d’avancer de quelques coups sur l’échiquier des politiques anti migratoires. Salvini et Marine Le Pen se sont également retrouvés ce week-end, l’un pour démonter la politique de sa concurrente Molini et se vanter d’être encore plus fasciste, l’autre pour ridiculiser la venue de sa concurrente Maréchal à Lampedusa. En attendant, la présidente de la Commission Européenne Ursula Von der Leyen se rend sur l’île aux côtés de Meloni et reprécise les 10 points de la stratégie migratoire européenne, déjà partiellement validée par la réforme du Pacte asile et migration qui doit se conclure en 2024. Et les premiers points abordés ne sont qu’une répétition générale du programme de Meloni.
On décortique un peu les actions de leurs petits pions, mais n’oublions pas qu’ils avancent sur un terrain plutôt favorable, et que quasiment l’ensemble des politiques institutionnelles du moment vont dans leur direction. Cela est la réussite et le produit de plus d’une dizaine d’années de stratégie active de normalisation de l’idéologie fasciste, ouvertement portée et nommée par Marine Le Pen comme une "stratégie de dédiabolisation". D’ailleurs, l’absence de position de la part de la gauche institutionnelle n’étonne même plus. On ne les entend pas dans le brouha des déclarations de droite. Effectivement, loin de proposer un projet politique et idéologique fort, cette gauche adhère sur les grandes lignes à la direction que prend l’UE sur les questions migratoires et propose mollement une politique de l’accueil qui ne saura contrebalancer les projets anti migratoires fascistes d’une alliance de l’extrême-droite européenne. En attendant, Macron poursuit tranquillement son projet de loi contre l’immigration dite "loi Darmanin", au service des intérêts du patronat et des positions de droite de certains parti du Sénat, dans la continuité de sa politique libérale (suppression des aides sociales, notamment de l’AME pour les personnes sans papier, restriction des droits des travailleurs, etc.)
Un autre récit
Sur l’île de Lampedusa, dont ces 6 000 habitant·e·s permanent·e·s vivent principalement du tourisme et de la pêche, s’est réveillé ces derniers jours un sens profond de la solidarité et de l’accueil auquel celui des États, défectueux et raciste, ne saura substituer. A l’image des élans de 2011 (les arrivées importantes de tunisien·ne·s dans le contexte du printemps arabe), les gens sortent dans la rue, proposent de la nourriture et de l’eau aux nombreuses personnes arrivées. Celles-ci ont aussi ces derniers jours trouvé des manières de déjouer les injonctions policières et institutionnelles. Des rassemblements contre la militarisation et contre l’utilisation de l’île comme épicentre de la gestion européenne des flux migratoires ont aussi lieu, superposant des histoires, des réalités vécues sur le même territoire bien différentes et complexes. Elles s’accordent cependant sur un point : comme habitant.e, comme personne de transit, ce qui se passe ici n’est pas souhaitable.
Ce mercredi 19 septembre, Marion Maréchal est venue à Marseille tenter d’implanter ses projets politiques mortifères. Mais ici aussi elle rencontrera nos luttes et nos résistances, nos élans de solidarité et nos réseaux. Nous ne voulons pas de leurs visions idéologiques fascistes, nous ne voulons pas de leur programme économique capitaliste et ultralibéral, nous ne voulons pas de leur suprématie blanche. Nous luttons pour la liberté de circulation et d’installation pour tou·te·s, pour des systèmes économiques qui ne sont pas basés sur l’exploitation des ressources dans les pays dits du Sud mais qui se développent localement en résonnance avec ceux de nos camarades ailleurs, nous ne voulons pas de leur régime autoritaire, nous voulons travailler à l’autogouvernance de toute communauté et à développer des systèmes de solidarité et de maintien basés sur le partage des ressources et des moyens de production.
Pas de fascistes dans nos quartiers
Pas de quartier pour les fascistes
Collectif el Manba
ressources :
https://www.maldusa.org/: 3 articles à consulter
https://basta.media/Refugies-Lampedusa-l-Italie-de-Giorgia-Meloni-impose-aux-navires-de-sauvetage-de-s-eloigner-des-zones-de-naufrage
https://www.mediapart.fr/journal/politique/170923/marine-le-pen-tente-d-entretenir-la-flamme-italienne-avec-matteo-salvini
https://www.mediapart.fr/journal/international/170923/la-crise-de-lampedusa-l-echec-de-meloni
ttps ://www.monde-diplomatique.fr/cartes/extremedroite
https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/180923/arrivees-lampedusa-solidarite-et-resistance-face-la-crise-de-laccueil-en-europe