Plan-de-Campagne – Marchandise, terre promise

« Située entre Marseille et Aix-en-Provence, la zone commerciale Plan-de-Campagne se prétend la plus visitée de France. Chaque mois, deux millions de personnes arpentent cet espace de 200 000 mètres carrés, enfilade de néons multicolores, de parkings, de grandes surfaces et de panneaux publicitaires. Un monde total, pour ne pas dire totalitaire, où l’humain est réduit à une seule fonction : consommer. » Focus sur Plan-de-Campagne avec cet article de Article 11 de mai 2014.

« La seule liberté que les hommes sont encore à même d’imaginer : la liberté de choix devant les rayons des supermarchés. »
Groupe Krisis, Manifeste contre le travail

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Page 29 du magazine Europlan de Campagne [1], le gratuit officiel de la zone commerciale, petit bimestriel bourré de pubs et de textes idiots. L’une des rubriques s’intitule «  Le saviez-vous ? », vague compilation d’informations insolites, aussi absurdes que maladroitement rédigées. Parmi ces dernières : «  Lors de son lancement en 1938, Superman était beaucoup plus faible qu’aujourd’hui. En effet, il ne pouvait pas voler, il pouvait juste faire d’énormes sauts. [...] Superman a progressivement accumulé les pouvoirs au cours des années, jusqu’à ce qu’il devienne le caractère presque invincible que nous connaissons aujourd’hui. Il peut à présent voler dans l’espace, voyager plus vite que la lumière, résister aux explosions nucléaires. »

Le magazine ne s’y hasarde pas, mais le parallèle est tentant : Superman, ce « monstre » dont la puissance grandit à mesure que se généralise le modèle de la société de consommation, c’est Plan-de-Campagne.

« California Über Alles »

Lors d’une soirée organisée par le Club immobilier Marseille-Provence en janvier 2010, Émile Barnéoud, qui a lancé la zone commerciale dans les années 1960 en y implantant une première enseigne, revient longuement sur le succès de celle-ci. Devant un aréopage de cadres de l’immobilier et d’hommes d’affaires locaux, costumes-cravates et confiance de l’argent, il assène : « Plan-de-Campagne est immortelle !  » Rien de moins.

Dans Le Cauchemar pavillonnaire [2], précieux ouvrage critique consacré au désolant urbanisme de la consommation standardisée, des lotissements aux centres commerciaux en passant par les autoroutes et les chaînes hôtelières, Jean-Luc Debry écrit : « Les non-lieux se dupliquent à l’identique, effacent l’espace et le gomment en l’enfermant dans sa propre négation. Simulacre où l’imitation vaut pour ce qu’elle est, sans fard, montrée comme telle. Artifice. Artefact architectural. Illusion tragique. Ces lieux sont sans mémoire, sans passé, et sans doute sans futur puisqu’ils se délabrent et se délitent indifféremment, sans conséquence.  » Sans futur s’entend ici au sens d’éternité, de permanence dans l’artifice. Un Reich commercial de 1 000 ans.

L’analogie n’est pas anodine : Plan-de-Campagne est – indirectement – née de la Seconde Guerre mondiale. « Ma chance, raconte ainsi Émile Barnéoud dans les colonnes de Var Matin [3], ça a été la guerre. Elle m’a permis de côtoyer des Américains, qui m’ont fait rêver de machines à laver, de réfrigérateurs et de grandes surfaces...  » Son Grand Rêve Américain, Émile le lance en 1964. Une intuition : la ville n’est plus adaptée au flux croissant des marchandises, le commerce va désormais se jouer ailleurs. À l’écart. En périphérie. Au plus près de ces autoroutes dont la France des Trente Glorieuses va quadriller l’espace. Plan-de-Campagne naît ainsi, entre Marseille et Aix, sur des terres maraîchères où le mètre carré ne vaut pas grand-chose, en bordure de la future A7. Émile n’est pas si con : il a du flair.

Et doublement, même. La grande surface qu’il ouvre alors est le premier discount d’électroménager de la région. Dans les années 1960, la maison individuelle s’impose comme horizon fantasmé des classes moyennes. Le mot d’ordre ? À chacun son pavillon. Et pour chaque pavillon, de l’équipement de maison à prix cassés – cuisines en toc et meubles en kit. Un modèle s’impose progressivement : le week-end devient synonyme d’expédition familiale en voiture, direction les grandes surfaces, pour agrémenter l’intérieur de modernes fonctionnalités. Pour dépenser. Ça tombe bien : il y a Barnéoud. Quelques années plus tard, d’autres enseignes le rejoignent – Géant Casino et Géant du Meuble. Naissance d’une zone. Aujourd’hui, elle compte 480 enseignes, réparties sur une surface de 200 000 mètres carrés. Et serait, à en croire ses thuriféraires, la plus grande de France, et la deuxième d’Europe. Elle est surtout un incroyable concentré de laideur bitumée, d’outrances publicitaires et d’architecture industrielle.

Dit ainsi, ça n’a rien de très sexy. Pas vendeur. Pour ces lieux « sans mémoire », il faut fabriquer une mythologie, une histoire. Faire artificiellement sens. Ce sera la lointaine, exotique, clinquante Amérique. Et plus précisément : Las Vegas. Avec un refrain repris partout, au long d’innombrables articles de presse et bulletins commerciaux : c’est « au retour d’un voyage aux États-Unis » qu’Émile crée l’endroit. « Visionnaire », s’esbaudissent en 2010 les membres du Club immobilier. Une vraie audace, envers vents et marées, soutient pareillement l’intéressé : « [C’est] contre l’avis des banquiers, qui disaient que j’avais vingt ans d’avance, [que] j’ai décidé de me lancer. » Du pur storytelling, pour donner une identité à ce qui n’en avait pas. « Son histoire est un conte de fées économique et sa création une légende qui ressemble à celle de Las Vegas, associée à la réussite d’un visionnaire du commerce », résume à gros sabots un documentaire de France 3 [4]. Le mythe est posé.

Le conte de fées a ceci de pratique : il peut resservir indéfiniment. Nul besoin de se creuser la cervelle. Quand un homme d’affaires local crée La Palmeraie, troisième centre commercial de la zone, et le plus récent (2011), il se réclame de la même généalogie devant un plumitif en goguette. « Décontracté, en jeans avec ses lunettes de soleil, [il] raconte pourquoi […] il a décidé d’investir avec son associé 9 millions d’euros dans cette idée de mall [5] à l’américaine, rapportée de vacances passées à Las Vegas. » [6]

C’est fou ce que la ville des casinos et de la mafia, dont le journaliste gonzo Hunter S. Thompson disait qu’elle était « l’endroit que l’élite fréquenterait tout les samedis soirs si les nazis avaient gagné la guerre » [7], inspire les businessmen des Bouches-du-Rhône.

« Offrir à chacun le bonheur »

Misère de l’imaginaire, pauvreté de l’imagination. À Plan-de-Campagne, situé à quelques encablures de l’ancien camp du Réaltor, là où l’armée américaine avait installé son bivouac de campagne après le débarquement de Provence en août 1944, les références yankee foisonnent. On lave sa voiture les yeux tournés vers la Babylone US – American Car Wash. On mange des burgers fades, industriels et chers dans un clinquant décor artificiel évoquant les fifties d’Elvis et de Marylin – le Memphis Coffee. On gagne (pour les veinards) le premier lot d’un des nombreux concours organisés sur la zone, ultime récompense pour les consommateurs méritants, billet offert pour un séjour aux States – à Las Vegas pour le tournoi de poker du Bowlingstar ou à New York pour la compétition de fitness de la grande surface Keep Cool. Dans sa passionnante Histoire universelle de Marseille [8], Alèssi Dell’Umbria souligne la vigueur toujours renouvelée de ce tropisme américain dans les Bouches-du-Rhône : «  La société du spectacle recycle sans cesse la matière de nos rêves, et si le nom de Marseille fait à présent rêver, c’est dans la seule mesure où il peut exciter le fantasme californien d’un éternel été. Comme l’annonçait en 2001, tout réjoui, un magazine destiné aux touristes et aux bourgeois branchés, ’’l’utopie jadis ’radotée’ d’une Provence ’Californie française’ paraît à portée des énergies’’. Et d’imaginer Marseille en capitale de cette Californie. »

Dans cet espace sans ancrage, enfilade désespérante de parkings, de bâtiments en tôle ondulée et d’enseignes mondialisées, il importe d’en construire un, qu’il soit géographique ou temporel. Il faut un mythe fondateur, une date de naissance. Il suffit, ensuite, d’exhiber l’un ou l’autre, en grosses lettres et en néons, à la face du monde – ces deux millions de consommateurs qui fréquentent chaque mois Plan-de-Campagne. L’enseigne Château d’Ax se revendique ainsi « fabricant de salons depuis 1948 », le vendeur de pain industriel Paul « maison de qualité fondée en 1889 » et le chocolatier Réauté « fabricant depuis 1954 ». Et jusqu’au restaurant La Côte de Bœuf qui affiche en haut de son menu, au-dessus de la liste des pizzas : « La même recette depuis 1989 ». Proclamer une date, un passé, permet de coller un semblant de vernis humain sur un lieu qui n’en porte aucun.

Parfois, la vie l’emporte. Parce qu’elle se place hors du flux de marchandises. Ainsi d’Henri, 72 ans, moustache blanche, des mains comme des battoirs. Lui a une histoire. Une vraie, pas un slogan marketing. « Je suis né ici », dit-il en montrant l’arrière de sa maison, la seule située en plein cœur de Plan-de-Campagne. « Je suis né ici en 1942 et je n’en partirai jamais », il répète. Et encore : « Quel qu’en soit le prix. » Ce ne sont pas paroles en l’air : Henri, qui élève des moutons en-dehors de la zone, a refusé de nombreuses offres de promoteurs lorgnant sur son terrain. Sa petite bâtisse bancale et ses deux hangars, emplis de foin et de tout un fatras de machines agricoles, ont pris beaucoup de valeur. Mais macache : Henri n’est pas vendeur. Pas question de se soumettre à la zone, qui a tout dévoré alentour. Le voisinage immédiat ? Des parkings, une route très fréquentée et des enseignes – Bio C’Bon et Literie n°1 à l’avant, Americain Car Wash sur un côté, Vina Wok (« Buffet à volonté ! ») sur l’autre, King Jouet à l’arrière. Sept panneaux publicitaires, disposés autour de la maison, parachèvent le confinement. L’un d’eux clame, faisant la promotion d’un café équitable : « Les petits producteurs font les grands cafés. » Cette blague.

À deux cents mètres de chez Henri, il y a Maxi Zoo, numéro un de l’animalerie en France. Sur son site internet, l’enseigne affiche son ambition : «  Offrir à chacun le bonheur de vivre avec son animal de compagnie. » À l’entrée du magasin, un panneau proclame : « Événement : les poussins sont là ! » Et c’est vrai : ils sont là. Par dizaines, sous la lumière de petits néons, dans une vaste cage de verre, devant laquelle se précipitent les enfants. En travers de la vitre, le prix : « Poussin : 2,9 euros ». Il y en a deux qui ont perdu toute valeur marchande : morts. Les autres s’écoulent comme des petits pains. C’est qu’ils constituent le produit d’appel : une petite boule de vie pour moins de trois euros. Magique. Hamsters, souris ou furets ont moins de succès. Quant aux serpents, ils n’intéressent pas grand monde. «  Les reptiles ne sont pas garantis », prévient un panneau sur un vivarium. À la sortie, un dernier message : « Les animaux nous donnent tout. Offrons-leur le meilleur en retour. »

« Haut de gamme low cost ! »

Dans le monde artificiel de la zone, les mensonges s’affichent vérité. Si les mots sont omniprésents, s’étalent sur des milliers de panneaux criards, ils sont réduit à leur seule dimension marketing et publicitaire. Il s’agit de dire peu, de faire comprendre vite : quelques interjections suffisent. De panneau en panneau, de néons en néons, les formulations se répètent, se mélangent. « Du prix, du choix, du stock !  », proclame un magasin de carrelage. « Du stock, du choix, des prix ! », répond une enseigne de literie. « La mode, les choix, les prix ! », leur fait écho une grande surface de la chaussure. Et tous d’annoncer des « destockages massifs », des « prix sacrifiés », des « soldes exceptionnelles ». De promettre «  - 40 % », «  - 50 % » voire «  -70 % ». Le monde est en solde, il ne vaut plus grand-chose. Quant à l’intelligence, elle a été bradée à prix cassés. «  C’est pas drôle, c’est pire », annonce absurdement une enseigne de divertissement (Laser Game). «  Haut de gamme low cost  », se contredit une autre, spécialisée dans la musculation (Fitness Park).

Les marques ne se sont pas seulement appropriées le langage, elles ont aussi fait main basse sur l’espace. Tenter une cartographie de la zone commerciale, ce paradis de l’automobile, revient à dresser l’inventaire des enseignes – les rues n’ont plus de nom, les adresses n’existent pas. Le plan figurant dans le magazine gratuit édité par les commerçants se dispense ainsi de nommer les voies. Celle qui traverse Plan-de-Campagne, large ruban d’asphalte taillant la zone en deux, est dite « Axe principal » ; les autres n’ont même pas droit à une appellation générique. Parfois, même, elles n’ont réellement jamais été baptisées. « Cette voie n’a pas de nom, explique le cuistot du snack Fabrice Gourmet, en montrant la chaussée devant lui. Certains disent que c’est la rue de Plan-de-Campagne, mais ils se trompent. Quelle importance ? Pour le courrier, il suffit d’indiquer le nom de l’enseigne, il arrive sans problèmes. »

Pour guider les automobilistes, partout, des panneaux publicitaires. Lesquels ne se contentent pas d’indiquer les directions, de recommander de prendre à gauche au rond-point ou de faire encore deux cents mètres en ligne droite, mais s’appuient sur les autres enseignes, vues comme parfaits points de repère. Le flux des consommateurs est ainsi guidé de marque en marque. Midas ? « Sur le parking de Quick », clame une affiche. Literie n°1 ? « Face à Babou », indique une autre. Pour les soldes de Mobilier de France, se rendre « derrière XXL », conseille une troisième. Prétention globalisante et intérêt commercial se rejoignent en un impératif : maîtriser les flux. « Certains vont toujours dans une seule partie de la zone, regrettait en janvier 2012 le président de l’association des commerçants [9]. L’idée est de les renvoyer d’un magasin à l’autre, pour augmenter le panier moyen.  » Le consommateur fait office de balle, les enseignes sont les raquettes. Ping-pong.

Parfois, la balle se fait boule. De flipper. Contre les même parois, elle rebondit toujours. Enfermée. François est chargé de l’entretien d’une petite partie de la chaussée de Plan-de-Campagne. Pelle et balais en main, la soixantaine portant beau et chasuble orange sur le dos, il s’active de 9 à 13 h, cinq jours par semaine, pour 630 euros net par mois. Sur un territoire bien précis : « Depuis Expobat et XXL jusqu’à Buffet à volonté et 4 pieds : je fais juste cette partie-là. » Horizon limité aux enseignes, tout comme pour James [10], 23 ans. Employé depuis quelques années par un sous-traitant en sécurité, lui passe une partie de ses journées sur un petit scooter blanc, à tourner et retourner sur les quelques parkings dont il a la garde. Vitesse réduite, presque toujours le même trajet. S’il est passé par ici, il repassera par là. « Moi, je travaille sur Kiabi, Géant Casino, le centre commercial Barnéoud, Quick et Feu Vert. Je ne vais pas plus loin », explique-t-il. Et de préciser : « Mon métier consiste à distinguer les personnes pleines de bonnes intentions et les autres. » Ces dernières sont celles qui gênent ou menacent le flux de la consommation – d’une manière ou d’une autre.

« C’est là que ça se passe »

Dimanche après-midi, dans les allées d’Avant Cap, immense centre commercial de 110 magasins, vastes galeries aseptisées et échoppes sans personnalité. Je rêvasse en prenant des notes, nez au vent de l’air climatisé. Je pense à ce passage bien senti du Cauchemar pavillonnaire consacré aux centres commerciaux : «  La dérive dans une galerie marchande est une parodie pitoyable. Tant de vies, habitées de non-sens, s’accomplissent dans le trajet éternellement répété qui de la caisse conduit à la caisse, qui du coffre de voiture au réfrigérateur forme une boucle sans fin. » J’en suis. Je piétine déjà, j’étouffe presque. Deux minutes de ce déprimant exercice, et voilà qu’un agent de sécurité m’apostrophe : « Monsieur ! Je peux savoir ce que vous notez ? » Étonnement. Protestations : en quoi ça le regarde ? « Il y a des gens qui viennent repérer les boutiques, avec un petit carnet, comme vous, ou carrément avec un GPS. Ils notent l’emplacement des magasins qui les intéressent, puis ils reviennent de nuit, en s’introduisant par les toits ou les murs. » Bien sûr, les marchandises attirent – consommateurs ou voleurs, deux faces d’une même médaille. Mais ce sont évidemment les comportements sortant de la norme définie par le lieu qui éveillent l’attention de la sécurité. Ne pas acheter et prendre des notes : quelle idée !

En ce monde où rien ne fait tache ni ne dépare, où il n’existe ni vendeurs à la sauvette, ni mendiants, ni groupes de jeunes bruyants, où l’apparence elle-même se décline sur un semblable modèle, il convient d’adopter la religion dominante. L’amour de la zone. Une ferveur qui ne saurait être contredite, sauf à être remplacée par une autre. Une autre zone. Plus grande. Plus belle. Plus puissante. Simplement : plus. « Plan-de-Campagne est un peu en perte de vitesse, remarque Sonia, fausse blonde, la cinquantaine volubile et chantante. J’y viens encore pour voir mes amis, mais je préfère Grand Littoral. C’est là que ça se passe. » Centre commercial situé au nord de Marseille, Grand Littéral revendique 200 boutiques et 13 millions de visiteurs annuels. Largement moins que les 24 millions de chalands que prétend attirer de Plan-de-Campagne. Qu’importe : « Depuis que Primark s’est implanté à Grand Littoral, tout a changé. Primark, c’est phénoménal, s’enthousiasme-t-elle. Phé-no-mé-nal !  » En décembre 2013, l’ouverture de l’enseigne, un hard-discount britannique de l’habillement qui met pour la première fois pied en France, est célébrée en grande pompe. Lancer de bonbons, bouquets de ballons bleus, défilé de vendeurs grimés en animaux et présence du maire de Marseille. À la mi-journée, 1 200 clients font le pied de grue devant l’hypermarché de la mode, attendant leur tour de shopping. Raz-de-marée. Folie. « Douze euros pour un pull, sept pour une chemise : des prix dérisoires pour des produits fabriqués en Europe, mais aussi en Asie, résume le sujet [11] que la chaîne I-Télé consacre à l’ouverture. De quoi alimenter la polémique. Régulièrement, la marque est accusée de ne pas être assez regardante sur les conditions de travail de ses fournisseurs. L’un d’eux employait par exemple certains des salariés de l’immeuble qui s’est effondré au Bangladesh en avril dernier, faisant 1 000 morts. » 1 000 morts là-bas, 1 200 consommateurs patientant ici : les chiffres se tiennent.

« Enfin libre ! »

On ne meurt pas encore, à Plan-de-Campagne – pas directement, du moins. Mais l’endroit incarne une conception bien particulière du droit du travail. Cinquante ans que le dimanche y est jour comme un autre : travaillé. Quand des syndicats de salariés (CGT et CFDT) tentent d’y mettre fin, en 2007, les enseignes montent au front. Vent debout. Elles crient à la catastrophe commerciale, expliquant réaliser le tiers de leur chiffre d’affaires le dimanche. Hurlent que la fermeture dominicale entraînerait la perte de 1 000 emplois. Et annoncent leur intention d’ouvrir quand même, en toute illégalité : « Les commerçants et entrepreneurs de Plan-de-Campagne, sous le choc, ne peuvent se résoudre à cette mise à mort : ils ont décidé d’entrer en résistance !  » [12] Au final, les enseignes l’emportent. En 2009, leur porte-flingue parlementaire, Richard Mallié, réactionnaire député des Bouches-du-Rhône [13], rédige un projet de loi prévoyant des dérogations au « principe du repos dominical », texte spécialement pensé pour Plan-de-Campagne [14]. Vote. Promulgation. Joie. Cotillons. L’Union des entrepreneurs des Bouches-du-Rhône pavoise : « Depuis une semaine, Plan-de-Campagne est enfin libre ! Libre d’ouvrir le dimanche. Libre de se développer et de proposer aux clients de Plan de flâner en toute quiétude le dimanche sur l’ensemble de la zone commerciale. » Les mots n’ont que le sens qu’on veut bien leur donner. Ici, la liberté, c’est l’esclavage [15].

Karim, agent de sécurité sur la zone, la cinquantaine souriante, travaille parfois le dimanche. Pas toujours. Quand il ne bosse pas, qu’il ne parcourt pas à longueur de journée les parkings et couloirs du centre commercial Barnéoud, le plus ancien des trois que compte Plan-de-Campagne, il en arpente d’autres, pour le plaisir. « J’aime bien faire du shopping. Je ne travaillais pas samedi dernier, alors je suis allé au centre commercial Grand Littoral, avec ma femme et mes six enfants. C’est vraiment impressionnant, comme endroit. Énorme ! » Boulot et loisirs se confondent. Ce sont les mêmes : au rabais. En émerge le froid tableau d’une vie étroite, placée sous le signe du commerce clinquant et de la marchandise triomphante. Une vie dans la zone. « Je ne veux pas priver mes enfants du plaisir d’aller dans des centres commerciaux le week-end parce que j’y travaille en semaine. Les magasins et les vitrines, ils adorent ça. Pour eux, c’est un peu magique. » L’enfer est pavé de bonnes intentions. Commerciales.

« Vraiment grandiose ! »

Au comptoir de la brasserie Mezzo-Mezzo, tables de formica et chaises en plastique, vue plongeante sur le triste tunnel d’une galerie commerciale de la zone, Serge s’enfile un Coca et toute une palanquée de médicaments. Des rouges, des blancs, des bleus. Des gros, des petits. Entre deux gorgées, il s’enflamme : « Tu n’es pas au courant ? Le 24 mai, ils inaugurent les Terrasses du Port. Ça va être grandiose !  » L’objet de son enthousiasme ? Un nouveau centre commercial, encore un, cette fois en plein cœur de Marseille, 200 boutiques et restaurants donnant directement sur la mer. Serge insiste, plein de conviction, agite sa barbe fatiguée et son tee-shirt de l’OM : « C’est vraiment grandiose, ce qu’ils vont faire !  » Grandiose ? Pour les adeptes du tout artificiel, sans doute. Né hors de la ville il y a cinquante ans, cantonné aux confins périurbains, le modèle de la zone se délocalise aujourd’hui dans les centres urbains. En fanfare, mode conquérant. La colonisation s’étend, il s’agit désormais de nier la ville en son cœur même. Tremble, Marseille, tes jours sont comptés.

Le 14 octobre 2012, une mini-tornade frappe Plan-de-Campagne. Dix minutes de rage et de fureur, de panneaux publicitaires emportés par les vents violents et de vitrines brisées. Le coup de colère climatique, revanche d’une nature vassalisée, fait 25 blessés légers. «  La première pensée que j’ai eue, je me suis dit ’’c’est une tornade’’, mais surtout j’ai pensé aux États-Unis, raconte Yassine [16]. J’ai fait une marche arrière, je me suis mis entre deux voitures, et je me suis couché sur le siège. Et là, je me suis dit que c’était la fin. »

Erreur : il n’y a pas de fin. Le lendemain, la zone ouvrait ses portes. Business as usual. Plan-de-Campagne est immortelle.

Notes :

[1Numéro de mars-avril 2014.

[2Éditions L’échappée, 2012.

[3« La médaille de la ville remise à Émile Barnéoud », article publié le 6 décembre 2013.

[4Plan-de-Campagne, le grand bazar de la consommation, réalisé par Jean-Christophe Besset.

[5Le mall est le modèle américain du centre commercial.

[6« Reprise, es-tu là ? », publié dans Le Nouvel Observateur en août 2013.

[7Dans Las Vegas Parano (1982).

[8Éditions Agone, 2006.

[9« Plan-de-Campagne : la contre-attaque », article de La Provence.

[10Le prénom a été modifié.

[11Titré « Le discounter Primark ouvre à Marseille » et mis en ligne le 16 décembre 2013.

[12Communiqué, non daté, de l’Union des entrepreneurs des Bouches-du-Rhône.

[13Membre de la Droite populaire, il a notamment pris position pour le rétablissement de la peine de mort et contre l’enseignement de la théorie du genre à l’école.

[14Le texte prévoit entre autres que les zones définies « Périmètre d’usage de consommation exceptionnelle » (c’est le cas de Plan-de-Campagne) peuvent ouvrir en toute légalité le dimanche, en échange d’une petite plus-value salariale.

[15Emprunté à Georges Orwell, 1984.

[16Au micro de RTL. Témoignage mis en ligne sur le site de la radio le 14 octobre 2012, sous le titre « Marseille : 25 blessés dans une mini-tornade à Plan-de-Campagne ».

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