Pourquoi les arguments contre l’abolition de la police échouent inévitablement ?
Cet article fait partie de "Abolition for the People", une publication pour et sur la vie des personnes noires. La série, qui comprend 30 essais et conversations sur quatre semaines, souligne la conclusion cruciale selon laquelle la police et les prisons ne sont pas des solutions aux problèmes et aux personnes que l’État considère comme des problèmes sociaux - et appelle à un avenir qui place la justice et les besoins de la communauté au premier plan.
Pendant des siècles, les gens n’ont pas voulu saisir l’idée que ce n’est qu’en défaisant les structures que nous pourrons construire un nouvel avenir.
Angela Y. Davis
Les mouvements contre les violences d’une police raciste et contre les injustices raciales ancrées dans les prisons de ce pays peuvent revendiquer une histoire presque aussi ancienne que les institutions elles-mêmes. C’est précisément parce que l’opposition et les protestations appelant à la réforme ont joué un rôle si central dans la formation des structures de police et de répression que la notion de réforme a supplanté les autres voies de changement. Ironiquement, de nombreux efforts pour changer ces structures répressives - pour les réformer - ont au contraire fourni le ciment qui a garanti leur présence et leur acceptation.
Le maintien de l’ordre et le système punitif sont tous deux fermement ancrés dans le racisme comme le démontrent les tentatives de contrôle des populations indigènes, noires et latinos après la colonisation et l’esclavage, ainsi que des populations asiatiques après la loi d’exclusion des Chinois et l’incarcération des Américains d’origine japonaise pendant la Seconde Guerre mondiale. Tenter de réparer les torts causés par la police et les prisons sans s’occuper de ces immenses incarnations du racisme systémique est voué à l’échec. La militarisation de la police au XXe siècle a été encore intensifiée par l’islamophobie. Plus généralement, l’évolution et l’expansion de la police et des prisons sont des rappels constants du fait que le capitalisme s’est toujours appuyé fondamentalement sur le racisme pour se maintenir.
L’idée que le racisme est essentiellement systémique et structurel plutôt qu’individuel et comportemental - une idée maintes fois affirmée par les défenseurs du soin, de la santé et les militants anti-police et anti-prison pendant de nombreuses décennies - a finalement fait son entrée dans le discours dominant en 2020 sous la pression de Covid-19 et de son impact disproportionné sur les communautés noires et brunes. Son expression la plus populaire dans le slogan "Defund the Police" a été diffusée lors des mobilisations de masse protestant contre le lynchage de George Floyd par la police. Pour celleux qui reconnaissent les répercussions profondément conservatrices de l’assimilation de la "réforme" au changement, l’appel à défaire la police a manifesté une impulsion abolitionniste pour éviter les appels habituels à punir des agents de police individuels et à instituer une forme de contrôle civil du service. Au lieu de ces appels habituels et superficiels à la "réforme", les organisateur.ices ont commencé à réfléchir plus profondément aux voies vers un changement plus radical - en d’autres termes, un changement qui commencerait à répondre à certaines des causes profondes de la vulnérabilité particulière des communautés pauvres, et en particulier des communautés de couleur, face au système judiciaire pénal.
Mais pour d’autres, cette idée de "défaire la police" a eu un effet pervers, évoquant des images de communautés (noires et métisses) chaotiques et criminelles, sans aucune force en place pour garantir l’ordre. Certaines personnes, qui vivent dans des quartiers dits à forte criminalité, où elles sont en proie non seulement à la police mais aussi aux individus et aux groupes armés de leur propre communauté et pour qui la demande de défraiement de la police était leur première introduction aux idées abolitionnistes, ont été, à juste titre, déconcertées. Comment pourraient-ils survivre à la merci de groupes malveillants qui ne se soucient guère de la trajectoire des balles perdues qui ont coûté la vie à des enfants et à d’autres spectateurs ? Leurs craintes sont réelles et ne doivent pas être écartées. Mais c’est absolument le moment de s’engager dans le type d’activisme éducatif qui pourrait contribuer à nous encourager toustes, en particulier celleux d’entre nous qui vivent dans les quartiers les plus vulnérables, à repenser délibérément la signification de la sûreté et de la sécurité.
Tout comme nous entendons aujourd’hui des appels à une police plus humaine, les gens ont réclamé un esclavage plus humain.
Les éducateurs, les organisateurs, les artistes, les athlètes, les intellectuels - des gens ordinaires - peuvent jouer un rôle majeur en introduisant des manières d’imaginer l’avenir qui ne sont pas liées à l’idée que seule la police peut être un garant efficace de la sécurité et que seules les prisons peuvent assurer la sécurité des personnes qui peuplent le monde "libre". Les féministes antiracistes soutiennent depuis longtemps le fait que s’appuyer sur des stratégies policières et carcérales conventionnelles exacerbe la violence sexiste plutôt que de l’éliminer. Mais le féminisme carceral, une notion qui appelle au renforcement de la police et des prisons, se place toujours dans le courant dominant. Bien que certains militants de l’éducation aient contesté le féminisme carceral en exigeant le retrait de la police des écoles et la fin de la filière de l’école à la prison, nous ne sommes pas encore parvenus à un consensus sur le fait qu’une présence policière dans les écoles publiques corrompt le processus éducatif. La police est si profondément ancrée dans les écoles publiques des communautés noires et métisses que ses modes de discipline oppressifs infectent l’apprentissage lui-même.
La sûreté dans nos sociétés n’est pas possible tant que la santé physique, mentale et spirituelle de nos communautés est ignorée. Des êtres humains armés, officiellement formés à des méthodes efficaces d’administration de la mort et de la violence, ne devraient pas être envoyés en réponse à une femme noire qui vit un épisode lié à un malaise psychiatrique. Non seulement elle ne recevra pas d’aide, mais son comportement pourrait bien être utilisé comme prétexte pour la tuer. La sûreté et la sécurité passent par l’éducation, le logement, l’emploi, l’art, la musique et les loisirs. Si les fonds actuellement affectés à ces institutions - services de police, services de l’immigration et des douanes (ICE), prisons et centres de détention pour immigrants - étaient réorientés vers le bien public, la nécessité et la justification d’une expansion constante des institutions de violence d’État diminueraient certainement. Les approches abolitionnistes nous demandent d’élargir notre champ de vision afin que, plutôt que de nous concentrer de manière myope sur l’institution problématique et de nous demander ce qui doit être changé au sujet de cette institution, nous soulevions des questions radicales sur l’organisation de la société dans son ensemble.
Pour celles et ceux qui reconnaissent que le racisme alimente la prolifération de la violence policière et l’augmentation des populations carcérales depuis des décennies, mais qui insistent toujours sur le fait que ces institutions ont tout simplement besoin d’une réforme délibérée, il pourrait être utile de réfléchir au fait qu’une logique similaire a été utilisée à propos de l’esclavage. Tout comme il y a aujourd’hui celleux qui veulent du changement mais craignent que ces institutions soient si nécessaires à la société humaine que l’organisation sociale s’effondrerait sans elles, il y a celleux qui croient que la cruauté de l’"institution particulière" n’est pas inhérente à l’esclavage et peut effectivement être éradiquée par une réforme. Tout comme nous entendons aujourd’hui des appels à une police plus humaine, des gens ont alors réclamé un esclavage plus humain. L’abolition - de l’esclavage, de la peine de mort, des prisons, de la police - a toujours été une demande politique controversée, essentiellement parce qu’elle attire l’attention sur le fait que la simple réforme d’institutions particulières sans en modifier les éléments fondamentaux peut reproduire et peut-être même exacerber les problèmes que la réforme cherche à résoudre.
Le langage de l’abolition évoque une continuité historique. Si la plupart des abolitionnistes anti-esclavagistes voulaient simplement se débarrasser de l’esclavage, certain.es ont reconnu très tôt que l’esclavage ne pouvait pas être éradiqué complètement en se contentant de déstabiliser l’institution elle-même, laissant intactes les conditions économiques, politiques et culturelles dans lesquelles l’esclavage s’est épanoui. Iels ont compris que l’abolition nécessiterait une réorganisation en profondeur de la société américaine - sur les plans économique, politique et social - afin de garantir l’intégration des Noirs anciennement esclaves dans un nouvel ordre démocratique. Ce processus n’a jamais eu lieu, et nous sommes confrontés à des problèmes de racisme systémique et structurel en 2020 qui auraient dû être réglés il y a plus de 100 ans.
Entre-temps, le capitalisme racial est devenu beaucoup plus compliqué. Par exemple, la tâche de résoudre les problèmes enracinés dans le colonialisme et l’esclavage nous oblige à reconnaître comment le système carcéral et le racisme anti-noir sont liés à la police des frontières répressive et à la détention des communautés latinos et autres communautés d’immigrants. Lorsque nous disons "Défaisons la police", nous devrions également demander l’abolition de l’ICE. Et nous devrions toujours garder à l’esprit que notre situation est partagée par des personnes dans de nombreuses régions du monde, du Brésil et de la Palestine à la France et à l’Afrique du Sud.
Les stratégies abolitionnistes sont particulièrement critiquées car elles nous apprennent que nos visions de l’avenir peuvent radicalement s’écarter de ce qui existe dans le présent. Tout comme les activistes trans ont partiellement réussi à nous encourager à abandonner le binaire conventionnel du genre - et à comprendre son rôle structurel dans la définition du maintien de l’ordre et de l’emprisonnement - la conjoncture actuelle exige que nous croyions en de nouvelles possibilités. Ces nouvelles possibilités comprendraient des emplois gratifiants, une éducation critique, un logement décent, des soins de santé accessibles, des loisirs et de l’art pour tous. Elle exige également que nous nous comportions sur nos campus, dans nos arènes sportives, et dans nos luttes politiques, notre travail culturel et nos vies intimes comme des individus et des communautés dignes de l’égalité raciale, sexuelle et économique - et dignes d’un avenir radical et socialiste.