D’autres dispositifs similaires sont déjà installés en France ou sont en train de l’être, le tout dans l’opacité la plus complète. Leurs promoteurs considèrent que le cadre juridique de la vidéosurveillance leur suffit. Au même titre que la reconnaissance faciale, qui n’est qu’une des nombreuses couches applicatives de la vidéosurveillance automatisée, ces dispositifs participent pourtant à la mise sous surveillance totale de nos villes.
La Technopolice continue de se déployer en France, et la vidéosurveillance automatisée (ou « vidéoprotection intelligente » selon ses promoteurs) [1] est une de ses principales émanations. Fondée sur l’utilisation d’algorithmes déployés sur un système de vidéosurveillance, ces dispositifs promettent de détecter automatiquement dans l’espace public des objets abandonnés, des mouvements de foule, des « comportements anormaux » (gestes brusques, maraudages, agression…), de faciliter le suivi d’individus (par la silhouette, la démarche…), ou de faire des recherches par « filtres » sur des images enregistrées (à partir de photos d’un individu qu’il s’agirait de retrouver dans les milliers de flux vidéos afin de suivre son parcours). Après la multiplication des caméras de vidéosurveillance sur le territoire français, plusieurs entreprises cherchent à vendre aux collectivités ce système de « vidéo intelligente ». Comme l’expliquent les industriels, l’intérêt consiste à « pallier le manque récurrent de personnel disponible pour visionner les images de vidéoprotection ainsi que la capacité de concentration de ces agents », de « de limiter leur travail à une simple confirmation d’alertes ». Il est même avancé que « la vidéoprotection ne saurait être efficace sans un système auto-intelligent permettant de trier et filtrer les images à analyser, et ce à une grande échelle ». Depuis plus de 10 ans, la vidéosurveillance a déferlé sans but sur nos villes : il semble temps de la rendre opérationnelle à travers l’automatisation.
De tels dispositifs mettent gravement en danger nos droits et libertés. Ils accroissent considérablement la capacité des services de police à nous identifier et à nous surveiller en permanence dans l’espace public. Tout comme la reconnaissance faciale, ils entraînent un contrôle invisible et indolore de la population, considérée comme suspecte de facto. Construits dans l’opacité la plus complète, il est par ailleurs impossible de comprendre ce qu’ils détectent avec exactitude : que veut dire Thalès quand il parle de « comportement inhabituel » et de suivi de « personnes suspectes » ? Que sous-entend l’entreprise Huawei quand, dans la description de son projet à Valenciennes, elle laisse inachevée sa liste des cas d’alerte relevés par la machine ( « traitement intelligent de l’image avec détection des mouvements de foules, objets abandonnés, situations inhabituelles… ») ? Enfin, le suivi de « personnes suspectes » comprend-t-il la reconnaissance de démarches, donnée extrêmement individualisante et qui est bien plus difficile à dissimuler qu’un visage ?
Des systèmes de vidéosurveillance automatisée sont pourtant déjà en place en France, à Valenciennes donc, mais aussi à Nice, à Toulouse, à La Défense et bientôt dans les Yvelines. D’autres projets sont sûrement en cours, mais les informations sont difficiles à trouver. Leurs promoteurs considèrent en effet que, dans la plupart des cas, ces nouveaux ajouts à la vidéosurveillance rentrent dans le cadre de la « vidéosurveillance classique » et n’ont pas à être rendus publics.
Marseille, ville-test
Dans le cadre de la campagne Technopolice, et à travers des demandes d’accès aux documents administratifs, nous avons appris qu’en 2015, la mairie de Marseille avait lancé un appel d’offres pour installer un de ces systèmes de vidéosurveillance automatisée dans sa ville et qu’en novembre 2018, ce marché avait été attribué à une entreprise. Croisée au salon Milipol, l’adjointe au maire de Marseille en charge de la sécurité, Caroline Pozmentier, nous a confirmé qu’il s’agissait du groupe SNEF, un intégrateur de solutions de vidéosurveillance basé dans la citée phocéenne. Nous avons fini par avoir communication de certains documents liés à ce marché, dont le « Programme Fonctionnel Technique final » qui détaille précisément ce que la mairie entend mettre en place.
Dans ce document, il est ainsi indiqué que « les opérateurs ne peuvent pas visualiser l’ensemble des flux » et qu’il « est donc nécessaire que la solution logicielle permette d’effectuer de façon autonome cette visualisation ». Parmi les fonctionnalités envisagées, se trouve le « traitement automatique de donnés (…) afin de détecter des anomalies/incidents/faits remarquables », la « détection d’anomalies non identifiables par un opérateur » et la « gestion de l’espace public, analyse des piétons/véhicules ainsi que des comportements ». On y retrouve les mêmes cas d’usage que dans d’autres systèmes : détection d’ « objets abandonnés », de « TAG » (graffitis) et de « vol/disparition/destruction de mobilier urbain ». Il est aussi précisé que l’outil doit aider dans le cadre d’affaires judiciaires et permettre de « faire des recherches à l’aide de filtres », l’un de ces filtres étant « individu (description, avatar, photo) ». Une dernière partie intitulée « Fourniture et intégration de fonctionnalités complémentaires » indique que la mairie se réserve la possibilité d’ajouter de nouvelles fonctionnalités dont la « détection sonore » (explosion, coup de feu…), la « reconstitution d’évènements » (comme le parcours d’un individu) ou la détection de « comportements anormaux » (bagarre, maraudage, agression).
Le mois dernier, dans un article de Télérama, le journaliste Olivier Tesquet révélait que le dispositif devait être installé à Marseille « d’ici à la fin de l’année 2019 » et que « la Cnil n’a jamais entendu parler de ce projet ».
L’étendue de ce projet, la description extensive de ses fonctionnalités et sa récente mise en place nous ont poussé à agir le plus vite possible.
Un recours contre la vidéosurveillance automatisée, premier du genre en France
Dans notre recours déposé lundi devant le tribunal administratif de Marseille, nous reprenons certains des arguments déjà développés dans notre recours contre les portiques de reconnaissance faciale dans deux lycées de la région PACA (un projet depuis entravé par la CNIL). Nous soulignons ainsi que la décision de la mairie de mettre en place ce dispositif n’a été précédée d’aucune analyse d’impact ou de consultation de la CNIL, contrairement à ce qui est prévu dans la directive dite « police-justice » qui encadre les pouvoirs de surveillance des autorités publiques dans l’Union européenne. Nous soulignons également que la vidéosurveillance automatisé n’est encadrée par aucun texte juridique alors qu’il s’agit d’un type d’ingérence dans la vie privée tout-à-fait nouveau, et bien différent de la vidéosurveillance « classique » : l’automatisation transforme la nature de l’ingérence induite par la vidéosurveillance. Les nouveaux équipements déployés à Marseille disposent en outre de capteurs sonores (ces mêmes capteurs sonores que dénonçait la Cnil dans le projet de Saint-Etienne). De manière générale, le système entier conduit à passer d’une surveillance « passive » à une surveillance « active »). Comme pour les lycées, nous avons aussi attaqué le caractère manifestement excessif et non justifié de la collecte de données.
Le recours démontre par ailleurs que la grande majorité du traitement de données qui est fait dans ce dispositif est un traitement de données biométriques, donc soumis aux dispositions spécifiques de la directive police-justice sur les données sensibles (dont l’utilisation est beaucoup moins permissive que pour les autres types de données personnelles). En effet, les données biométriques sont définies comme des données personnelles « résultant d’un traitement technique spécifique, relatives aux caractéristiques physiques, physiologiques ou comportementales d’une personne physique, qui permettent ou confirment son identification unique ». Or, comme l’a souligné le Comité européen de protection des données, une « identification unique » n’implique pas nécessairement de révéler l’état civil d’une personne mais, plus largement, de pouvoir individualiser une personne au sein d’un groupe, ce qui est bien le cas en espèce. Or, une fois la qualité de donnée biométrique établie, la directive police-justice exige une « nécessité absolue » pour les analyser. Ce qui n’est clairement pas le cas ici : d’autres moyens, humains, existent déjà pour analyser les images et mener les enquêtes.
Enfin, dans ce recours, nous détaillons pourquoi, en confiant à la SNEF et à ses algorithmes, l’identification, la catégorisation et la détection d’incidents, d’anomalies et de comportements suspects sur la voie publique (certains explicitement « non identifiables par un opérateur »), et en faisant de son outil une véritable « aide à la décision » pour la police municipale, la mairie a délégué à une entreprise privée une mission de surveillance généralisée de la voie publique. Ce qui, selon le Conseil Constitutionnel est contraire à « l’exigence, résultant de l’article 12 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, selon laquelle la garantie des droits est assurée par une « force publique » ».
Encore une fois : d’autres dispositifs semblables sont actuellement déployés en France ou s’apprêtent à l’être : Nice, Toulouse, Valenciennes, La Défense… Nous vous invitons à réutiliser nos arguments pour multiplier les contentieux et tenir en échec l’expansion de la surveillance algorithmique de nos villes et de nos vies.
Rejoignez Technopolice.fr pour participer à la veille, l’analyse et la lutte de ces nouveaux dispositifs.