Se réserver pour Hambourg ? Encore un contre-sommet ?

Cette contribution se veut l’amorce d’une réflexion collective sur la pratique des contre-sommets et une réponse à "l’appel aux rendez-vous internationaux". Elle affirme une autre voix que la position aujourd’hui hégémonique dans notre "milieu", qui semble oublier ses acquis en l’espace d’un mouvement social ; position qui nous paraît à plusieurs titres révélatrices de toutes les apories d’une pensée située entre sectarisme et prophétisme, rabâchant sans cesse les mêmes injonctions au vide, se satisfaisant d’une pseudo-récursivité de l’acte et semblant incapable de se remettre en cause.

A l’heure où les appels pour se rendre au contre-sommet du G20 à Hambourg cet été fleurissent, et où l’on conseille même à certains de calmer l’intensité de leur lutte locale dans l’objectif de se réserver pour ce qui s’annonce comme Le Rendez-Vous de l’été militant [1], il nous a paru bon de revenir sur la pratique du contre-sommet du point de vue d’une historiographie militante critique.

Du « mouvement d’action directe » aux « contre-sommets ».

Ce que l’on peut appeler "mouvement d’action directe" contemporain s’est construit sur la décomposition de plusieurs luttes éparses. D’abord, les luttes dites « contre les routes » au début des années 1990. Cette résistance au développement capitaliste dans certains pays développés (Europe de l’Ouest) s’était, dans son déroulement, matérialisée comme l’expression de toute une facette de la lutte des classes d’une époque, s’attaquant rien de moins qu’à l’idéologie du progrès et à l’aménagement totalitaire du territoire, et remettant en cause le consensus démocratique pour y préférer d’autres formes d’actions collectives plus immédiates et plus en prise avec le réel. Elle se situait à mi-chemin entre l’éclatement des luttes anti-nucléaires au début des années 1980 [2] et le renouveau des luttes altermondialistes à partir de la moitié des années 1990 ; et elle était parvenue a retarder voire à faire annuler beaucoup de plans de création d’autoroutes.
Cela dit, ce mouvement resta relativement isolé dans la case "lutte écologique", avec tout ce que cela impliquait en termes de diffusion d’une "sous-culture" et d’un "mode de vie" particulier (parfois perçu comme porteur d’un contenu subversif). Les liaisons avec la population locale existèrent, mais ne furent pas le contenu essentiel du mouvement et s’estompèrent assez rapidement [3].

Malgré son contenu au caractère subversif vis-à-vis du processus de modernisation capitaliste, « le mouvement anti-routes fût incapable de briser son isolement et de se transformer en un mouvement généralisé qui aurait pu relier le mouvement écologique (en dépassant son réformisme inhérent) au mouvement général contre le capital dans son ensemble » [4].

Plus localement, c’est le mouvement français de 1995 qui permit au mouvement d’action directe de se structurer. Les grandes grèves contre le plan Juppé de 1995 – les plus importantes depuis 1968, répétait-on à l’envie à l’époque – ouvrent une brèche dans l’extrême-gauche, et s’inscrivent comme un premier moment de structuration d’un mouvement antiglobalisation multiple, entre altermondialisme et anarchisme, développant un laboratoire d’expérimentation théorique et pratique. Majoritairement, c’est la revendication de la figure du citoyen qui se construit dans ce mouvement. Le « producteur » avait déjà devancé une dizaine d’années en arrière la figure du « travailleur », mais après ce mouvement c’est bien le caractère « citoyen » qui sera mis en avant : une figure rêvant d’un « capitalisme débarrassé de ses mauvais côtés » et intervenant dans le cadre légaliste de la communauté matérielle politique qu’est la démocratie capitaliste représentative.

La lutte des sans-papiers de 1996-1997 est une deuxième étape, quoi qu’à une échelle plus réduite en termes de volume de gens et de catégories concernées, de la formalisation d’un courant qui sera définitoire de toute la séquence de luttes à venir. Le mouvement s’amorce contre une situation de particularité (la clandestinité), particularité conçue comme structuration du rapport d’ensemble de la vente de la force de travail et attaquée comme telle, pour finir par s’engoncer dans des aspects juridiques et humanitaires de circonstances mais qui ont empêché la dynamique débutée de se dépasser elle-même, retombant finalement dans la particularisation et l’aménagement des conditions initiales au sein même du monde qui avait pu les produire – monde ressorti intouché. Dans ce mouvement se formalise un peu plus une frange bientôt appelée par certains « citoyennistes » [5], largement majoritaire en 1995, posant alors les questions de droit, de nouvelle citoyenneté, de résident, etc. Il fallait conférer les formes de la normalité à tous ceux qui se situaient en-dehors, car c’était finalement là le seul problème de leur particularisation. Vision qui réapparaît dans le mouvement des chômeurs (hiver 1997-1998) ou encore dans le mouvement contre la guerre au Kosovo, mais surtout dans la lutte contre l’Accord Multilatéral sur l’Investissement (AMI).

C’est cette dernière qui finira de joindre les franges dites radicales de l’extrême-gauche (de trotskistes révolutionnaires aux anarchistes, en passant par tous les restes d’autonomies organisées décomposées) à ce citoyennisme nouvellement organisé (autour d’associations, d’ONG, de syndicats, d’organes de presses et autres partis parlementaires). Ce laboratoire se présente alors comme une "collection décousue de sous-mouvements, voire comme la juxtaposition d’orientations militantes contradictoires" [6].

Il se structure progressivement, et ce à un niveau international, imbriquant plusieurs échelles : Rencontres intergalactiques contre le néolibéralisme et pour l’humanité organisées par les zapatistes en 1996, Marches européennes contre le chômage et la précarité (1994, 1997, 1999), manifestation contre le G7 à Lyon en 1996, etc.

De là, commence une séquence de luttes toute particulière, notamment marquée par la pratique des "contre-sommets". Cette séquence se matérialise par la prolifération de mouvements qui, depuis 1999, ont pris l’habitude de se présenter à chaque réunions formalisant le cycle mondial de l’accumulation du capital (à chaque sommet international) pour y manifester. A chacune de ses manifestations se trouve un « black block », qui réunit les militants anticapitalistes, anarchistes, communistes, autonomes, révolutionnaires, et autres qui auraient envie de participer à la "démonstration de force". L’objectif étant de troubler la fête, de bloquer la ville, de faire du dégât, le tout en favorisant l’anonymat complet des participants et, dans la mesure du possible, leur sécurisation. Ce « black block » structure rapidement ses propres médias de luttes (automédias, à l’époque les Indymedia) et, depuis, apparaît ainsi comme réunion de groupes de révoltés venant de tous les pays à chaque sommet international.

D’abord, c’est la manifestation du 18 juin 1999 contre le Sommet du G8 qui est appelée de manière diffuse. Le sommet se tenait à Cologne, en Allemagne, et était censé réunir les huit pays « les plus industrialisés du monde ». Les anticapitalistes du monde entier avait appelé à manifester. De la Corée au Nigéria, de la Biélorussie à San Francisco, jusqu’à Londres, se tiendront des manifestations. C’est dans la capitale anglaise, là où la contestation contre la Poll Tax en 1990 avait su être si radicale, que le rassemblement « dégénère » le plus. Organisé par Reclaim the Streets, le rassemblement dans la City vire à l’émeute et provoque des millions de Livres de dégâts. Ici se trouve ce qui est souvent présenté comme l’origine de la contestation « anti-mondialisation » à base de contre-sommets.
Fin novembre de la même année prendra forme la lutte contre le sommet de l’OMC à Seattle, évènement symbolique et lui-aussi fondateur à plus d’un titre. Le sommet est bloqué, ce qui permet à ce nouveau "mouvement" de faire la une des médias, et l’on parlera rapidement de "Bataille de Seattle" (ce qui donnera même le nom d’un film).

Penser les apories de la dynamique « contre-sommets ».

La seule chose qu’il est possible de constater en revenant sur la participation du mouvement d’action directe à cette séquence, c’est bien le fait qu’il soit resté bloqué dans ses propres contradictions, pour finir par s’en rendre compte lui-même. Il est vrai que le caractère transnational de ces rendez-vous, du moins des plus marquants comme celui de Gênes en 2001, ont pu faciliter la rencontre de groupes éclatés géographiquement, ont pu participer à permettre la mise sur pieds de correspondances entre camarades, etc. ; et ce même si d’une part ces rendez-vous n’auraient pu être organisés au niveau logistique sans au préalable des rencontres transnationales déjà effectives, et si d’autre part le volume et la durée réel de ces rencontres restent largement à relativiser. L’internationalisme est une tradition du mouvement révolutionnaire, plus encore une tactique, et elle n’a pas été inventé dans les contre-sommets. Il serait naïf de croire qu’il n’est pas possible de se rencontrer internationalement au-delà de ceux-ci. Comme si le mouvement ouvrier ne l’avait pas fait durant 150 ans, comme si on ne savait pas utiliser Internet ou s’envoyer des lettres, comme s’il n’était pas plus judicieux de se rendre ailleurs lorsque, justement, il se déroule ailleurs une forte contestation sociale locale. Par exemple, le 14 juin à Paris beaucoup d’étrangers sont venus : c’était là la manifestation d’un internationalisme encore effectif, qui venait appuyer un mouvement social menaçant l’économie de l’État français. Ce n’était pas un simple rendez-vous international pour fanatiques d’évènementiels et autres consommateurs de manifs souhaitant s’offrir leur quart d’heures d’adrénaline dans des combats plus que rodés avec des policiers venus de toute l’Europe pour tester leur matos... Mais nous y reviendrons.
Car ce qui est certain, c’est qu’à un strict niveau tactique, la pratique du contre-sommet n’a jamais su dépasser ses limites idéologiques, pratiques et théoriques.
Une construction idéologique au profit d’un « mode de vie »

A l’image d’un certain nombre de productions militantes, les contre-sommets proposent d’appuyer, de renforcer, toute une construction idéologique au profit d’un « mode de vie » dit « activiste ». On explique aux gens le principe du « groupe affinitaire », on se fait tourner des brochures d’auto-défense, des tutoriels de tactiques d’attaques, etc. Et couplé à une interprétation essentiellement morale de la critique radicale anarchiste ou marxiste, on se retrouve avec une bande de curés militants qui se considèrent plus avancés que les autres, plus « déconstruits », dont le rôle serait de consolider un « milieu » qui devrait être exempt de traces de capitalisme. Mais le capitalisme n’est pas un simple mode de vie bourgeois qu’on peut toucher ou éviter ; ce n’est pas le fait de porter tel ou tel vêtement, de se rendre ou non au travail, d’avoir ou non telle opinion : c’est un mode de production qui régit l’ensemble de nos rapports sociaux et nous touche, nous et notre environnement (physique comme social) du matin au soir, sans potentielle pause (temporelle) ni faille (spatiale).

Se considérer comme spécialiste du changement social, se considérer comme plus en avance que le reste de la population sur ce besoin de transformer le monde, c’est en fait se considérer être l’avant-garde d’un mouvement que l’on fantasme. On ne peut pas être « activiste » comme on est médecin ou pompier, chômeur ou manutentionnaire : ce serait faire de l’acte de résister un métier – c’est ce que beaucoup font déjà. Lorsque l’on s’en rend compte, l’on se rend compte de toutes les apories du « milieu » qu’il s’agirait de consolider : celui-ci ne vit plus que sous perfusions de quelques-uns s’acharnant à accompagner le désastre, et développe tout ce que le militantisme contient déjà chez lui, en germes, de profondément dégueulasse.

Militer est depuis longtemps déjà devenu une activité masochiste, qui tolère formellement ou non l’apparition de « petits-chefs » et de hiérarchies pesantes, qui envisage le monde actuel dans les limites bourgeoises imposées, et qui conçoit le sacrifice comme un acte normal, presque codifié, au service du collectif. On se soumet en voulant convertir, et on aspire à la promotion (formelle ou non, encore une fois). Surtout, le militantisme est devenu un outil de valorisation personnelle bien intégré au capitalisme. De là peuvent mieux se comprendre certains comportements vis-à-vis des « non-initiés » : on préfère, au choix, faire culpabiliser le non-militant ou se rendre hermétique et mystérieux, et en jouer, plutôt que de faire de nos luttes des luttes inclusives. On s’accomplit comme marchandise-militante radikale-chic, en se servant de nos activités dites militantes comme d’un C.V. : « oui, j’étais à cette manif », « j’étais à cette réoccup’ », etc… Le comble étant le fameux : « j’étais à ce contre-sommet ! ».

Il est si facile de mépriser le reste du monde en se croyant à part car porteur d’un quelconque mode de vie - pourtant perdu dans le monde marchand au même titre que tous les autres. Il serait bien de se rappeler que le changement ne vient jamais d’activistes-héros, mais se réalise par les masses, par l’auto-organisation des inorganisés - qu’ils aient été "non-activistes" ou "activistes" avant, cela n’est pas la question, quoique... - lors d’une période de crise.
Les défauts du militantisme ne sont pas présents qu’aux contre-sommets, mais les contre-sommets en sont la justification directe, en acte, et les concentrent de manière inédite : là-bas, il n’y a pas de rapports à tisser avec d’autres catégories d’individus en luttes, il n’y a pas de « travail de terrain », aucun rapport sensible à développer, aucune expérimentation pratique, aucune lutte sociale qui remettrait en cause pratiquement l’ordre économique… il n’y a qu’à chauffer des potes ayant une voiture, faire du stop ou se payer un billet de train, enfiler une cagoule, et repartir aussi vite qu’on est venu si on ne se fait pas choper. Le militantisme d’action directe qui se parle à lui-même, en circuit-fermé, et qui rejoue le même jeu depuis plus de 15 ans, pour lui-même.
Du reste, il paraît évident que nous n’allons pas assister à la transformation de tous les individus en « activistes ». La révolution sera ce moment où le milieu sera complètement fondu dans la masse spontanément en révolte, qui s’organisera au-delà des médiations préexistantes et au-delà des catégories imposées. Cela dit, « être du milieu » c’est bien être surdéterminé, provenir d’un certain cadre social ou avoir rencontré certaines personnes à un moment T. Ce n’est pas une révélation divine, et il n’y a aucun mérite à cela. Dès lors, la question ne peut plus être celle de la transcroissance du milieu, mais celle de sa négation. Cela compris, il ne s’agit pas de faire la morale aux militants ni de faire disparaître le milieu par notre volonté : ce serait renverser le problème. Et, au risque de se répéter, nous n’aimons pas les rhétoriques de la remontrance. L’histoire, seule, se chargera très bien de cette liquidation.


Des impasses pratiques évidentes.

  • Le capitalisme s’est depuis longtemps déjà adapté à ces formes de contestations. Il n’a pas besoin de 20 ans pour englober un type de contestation si codifiée, si peu surprenante, qui rejoue chaque année le même numéro. Tous les mouvements catégoriels, qui affrontent un problème particulier et n’attaquent pas le capitalisme en tant que totalité via sa contradiction fondamentale, tombent rapidement dans cet écueil. Mais autant la lutte contre un projet d’aménagement du territoire ou contre une entreprise peut se le permettre, autant une lutte aussi éphémère et sans conséquence que celle contre les sommets ne peut alors apparaître que comme une lutte d’idiots utiles.
  • Pour certains, les contre-sommets sont une sorte d’entrainement militaire ou du moins d’entrainement au combat de rue, et la présence à ces évènements est justifiée par le fait que de tels combats ne seraient possibles qu’avec une présence massive de gens déterminées – chose qui ne se trouverait qu’ici. Soyons sérieux : c’est l’Etat qui s’entraîne ici le plus et tout le monde le sait depuis longtemps déjà. C’est l’Etat qui perfectionne ses moyens d’installer des zones militarisées en plein centre-ville, type « fan-zones » comme à Paris au printemps dernier ; c’est l’Etat et les entreprises de Sécurité (l’industrie sécuritaire de surveillance technologique, représentée par des individus, des experts, des consultants, etc.) qui en profitent pour tester des dispositifs et logiciels nouveaux, des nouvelles caméras « intelligentes », du matériel anti-émeutes fraichement développé, ou même pour enrichir les lignes blanches des renseignements ; c’est tous les flics d’Europe qui viennent tester leur nouveau matos pour mieux l’utiliser par la suite au jour le jour dans certains quartiers lorsque des révoltés tenteront de créer une brèche. En face, les quelques black blocks, qu’ils soient quelques centaines ou quelques milliers, s’entraînent eux aussi à titre personnel, mais à quoi ? A se battre lors d’émeutes-évènements ritualisées, organisées, prévues. La révolution ne sera pas un dîner d’émeutiers, mais bien plutôt une prolifération de cantines sauvages au milieu de métropoles progressivement réappropriées… Et comme avec le combat, où il y a une différence entre la salle et la rue, il y aura une différence entre vos évènements tout installés et disposés comme il le faut et l’éclatement conflictuel d’un processus révolutionnaire.
  • Les contre-sommets représentent une contestation abstraite d’institutions qui ne sont pas garantes de la société capitaliste. La société capitaliste développe un pouvoir qui est avant tout rapport social déterminé par le salariat. Les sommets internationaux sont des lieux où les puissants se rassemblent pour formaliser ce qui a déjà été décidé ailleurs. Ces décisions sont représentatives du néolibéralisme ambiant (la forme capitaliste actuelle) et de l’avènement d’une mondialisation économique moderne. Mais elles ne sont pas prises par des êtres machiavéliques dans le plus grand secret de tous. Elles sont prises par des individus dont c’est le métier de formaliser des lois, des décrets, des accords, qui représentent la dynamique du capital à un certain moment, qui représentent la manière que revêt le capital pour éliminer ce qui se constitue pour lui en limites dans son expansion et dans son accumulation. Il peut à la limite s’avérer judicieux de se rassembler en ces endroits lorsque l’on souhaite changer de dirigeants – ou que l’on souhaite être entendus par les dirigeants en place. Mais si notre propos est de dire que l’on refuse le rapport social capitaliste en tant que tel, sous toutes ces formes, alors c’est bien localement qu’il s’agit de lutter, vis-à-vis de notre propre condition sociale et des agencements répressifs qui nous entourent, qui nous oppriment au jour le jour.
  • Or, les contre-sommets ne s’inscrivent absolument pas dans une dynamique locale de lutte sociale. Faire grève, bloquer des infrastructures, des entreprises, se réapproprier nos manières d’échanger lorsque la grève devient pesante, saboter ce qui dans nos vies nous opprime (c’est-à-dire : au jour le jour, localement), peut représenter des formes de luttes dites offensives. Essayer de s’auto-organiser de manière autonome, et dans le cours de la lutte tenter de dépasser cette simple dynamique en bousculant tout un contexte local, social, territorial, institutionnel et chacune de leurs frontières. Ce n’est absolument pas ce qui est proposé lors de ces contre-sommets. Ce qui se joue là-bas, n’est rien d’autre qu’une manif-spectacle dont le seul intérêt concret restera les images sur Youtube et les réseaux sociaux qui permettront de dire au reste du monde que l’on existe. Il y a à Hambourg, nous dit-on, quelques éléments qui iraient dans le « bon sens » : la scène squat locale, la scène antifa d’Allemagne et d’Europe centrale, le F.C. Sankt Pauli… mais quel est le rapport entre ces données et le G20 ? Quand nous disons qu’il n’y a pas de contexte local, nous parlons de contexte social, de contexte de luttes. A notre connaissance, il n’y a pas de luttes dans les entreprises à l’occasion de ce G20, il n’y a pas à Hambourg une effervescence réelle au-delà des cercles militants/activistes, qui s’acharnent pourtant à faire comme si en brûlant quelques voitures de flics, d’entreprises de sécurité ou autres (activité plaisante cela dit, nous n’en doutons pas) ; bref, cela fera un peu plus de monde sur la vidéo mais, réellement, rien d’autre. Aux lendemains des évènements, la ville sera la même - même si certains seront marqués, dans leur mémoire, par l’évènement (en bien, en mal, ou au-delà). C’est déjà ça, direz vous ; nous répondrons que c’est très peu pour autant de risques, de moyens et d’énergie (le cycle anti-répression à venir sera l’exemple en acte de ce que l’on affirme), et qu’on ferait mieux de s’organiser pour appuyer les luttes voisines ancrés localement et orientées contre l’économie, que pour se rendre à ce genre d’events bien packagés mais finalement si vides.
  • Les contre-sommets sont profondément intégrés au jeu institutionnel. Ils sont organisés par des associations fortement subventionnées, par des conseillers municipaux, par des parlementaires. Ils représentent, historiquement, ceux qui nous trahissent, qui finissent toujours en dernière instance par devenir la dernière roue de secours du capitalisme en nous écrasant dans le sang. Ces derniers organisent des grandes manifestations où il ne se passe absolument rien. Rien d’autre que le spectacle militant dans tout ce qu’il a de plus pathétique. Et au milieu de ce marasme, voilà venir des militants « anticapitalistes » et « révolutionnaires » tout fiers d’eux qui viennent nous asséner qu’il faudrait arrêter de lutter localement pour garder de l’énergie et des cartouches antirép pour Hambourg ! Mais pour faire quoi ? Pour défiler derrière ou devant des gens qui ne font rien (pas même grève) en répétant le spectacle du black block que l’on voit chaque été au JT depuis… maintenant dix-huit ans ?
  • Il s’était effectivement passé quelques choses de Seattle jusqu’à Gênes. Une véritable dynamique qui portait le « mouvement d’action directe » en train de se structurer. Mais depuis, chaque contre-sommet semble être une mauvaise blague. Le scénario est toujours le même, et la dynamique s’enlise dans ce qu’elle proposait de pire. Alors qu’auparavant elle était portée par ce qu’elle apportait de neuf et qu’elle se montrait toujours en liaison avec des contextes locaux, par exemple avec le mouvement anti-routes et la fête dans la City qui souhaitait reprendre la rue, ou encore avec l’effervescence autours de Gêne qui devait « être partout », aujourd’hui une routine du contre-sommet s’est instaurée… alors même que le mouvement ne concerne qu’une frange bien particulière de la population, elle-même déterminée socialement et qu’il se caractérise justement par le fait qu’il ne propose aucune dynamique, juste quelques jours d’entractes... Et puis, de Seattle à Gênes soyons sérieux : qu’est ce qui a pu aller vers un dépassement des contradictions de ce pseudo « mouvement » sinon la répression étatique ? C’est elle qui, en frappant tout le monde, a pu créer un semblant de « quelque-chose ». Pas plus. Et depuis, la dynamique est complètement retombée…

Les bilans de luttes passées face à notre nouvelle génération…

Ce qu’il faut retenir de cette modeste contribution à une réflexion collective sur le sujet, c’est : ce n’est pas nous qui disons du haut d’une pseudo réflexion inédite des choses nouvelles pour montrer au militant la vacuité de son action, mais bien l’historiographie militante critique du contre-sommet qui doit nous transmettre tous ces acquis. Nous ne faisons ici que répéter ce que d’autres ont appris de leur propre expérience, de leur propre lutte. Les anciens participants habituels du début des années 2000 qui expliquent aujourd’hui le vide qui se perpétue dans ces évènements sont nombreux. Même à l’époque, des contributions montraient déjà les impasses auxquelles se confrontait le mouvement… Qui n’ont, depuis, pas été dépassées. Quelques exemples, dont personne n’est obligé de partager l’intégralité des développements mais qui mériteraient, en tant que documents, d’être enrichis d’autres contributions dont nous n’avons pas la connaissance :

  • « Abandonnez l’activisme ! », Andrew X, Reflections on J18, octobre 1999.
  • « Pratique et idéologie dans le mouvement d’action directe », Undercurrent #8, avril/mai 2000.
  • « De la nécessité et de l’impossibilité d’abandonner l’activisme », J. Kellstadt, infoshop.org, janvier 2001.
  • « Gênes : lutte de classe ou marché du militantisme ? », P.R.O.L., 25 septembre 2001.
  • « Pourquoi faut-il être absent d’Evian… Réflexion autocritique sur les mobilisations anti-globalisation et leur rôle dans les démocraties occidentales », Zoé Wasc, mars 2003.
  • « Notes sur les sommets et les contre-sommets », des anarchistes de Rovereto, août 2003.
  • « WEF 2017, quelques remarques sur les sommets et contre-sommets »

Nous aurions pu aller plus loin dans l’analyse. Parler de l’expérience des "Forums sociaux" qui prendra forme dans la foulée de l’effervescence des contre-sommets, comme tentative de dépasser certaines limites. Analyser plus concrètement les différentes périodes de cette séquence, par exemple la période à vide après 2003 (du G8 de Gleneagles en Ecosse au sommet de l’OTAN à Strasbourg, qui relance un peu une dynamique... toujours, dans son contenu, identique à ce qu’elle était).
Mais le constat reste là, et c’est bien lui qui importe : comment croire que l’on fait quelque-chose en allant à Hambourg ? Pourquoi ne pas continuer à lutter localement, chez nous, dans notre environnement, celui que l’on connaît, que l’on peut se réapproprier, celui qui nous opprime, où l’on peut lutter dans notre entreprise, sur notre lieux de taff, de vie, etc. ? Les contre-sommets sont devenus, se décomposant avec le temps, de simples week-ends militants pour individus en manque d’action. Nous préférons laisser l’évènementiel à d’autres « milieux ». La routine de l’activiste ne mène à aucun dépassement et nos stratégies restent identiques malgré les changements de conjonctures. Alors la question est posée : pourquoi dire aux gens de se calmer localement pour venir manifester quelques jours en Allemagne et repartir sans que rien n’ait changé ?

Nous ne disons pas que les « camps internationaux » sont mauvais en eux-mêmes. Nous ne voulons ici essentialiser aucune pratique de luttes. Et, au risque de se répéter, la morale n’est pas quelque-chose qui nous motive : chacun fera comme bon lui semblera… Pour ce qui est de la lutte contre les frontières (Calais, Vintimille), par exemple, ou des luttes territoriales particulières qui pratiquent souvent l’occupation sauvage et durable (Notre-Dame-des-Landes, Bure…), appeler à des rassemblements internationaux paraît avoir du sens. De même, comme le 14 juin à Paris, lors du climax d’un mouvement social, appeler des camarades d’un même continent (ou d’ailleurs) à venir se jeter dans la mêlée ne peut être qu’une proposition logique et stimulante.

Nous sommes une nouvelle génération, notre révolte arrive après ce cycle de luttes. Il est peut-être trop tentant pour certains d’aller participer à ce genre de grand rassemblement, ne serait-ce que pour "voir". Mais gardons à l’esprit ces limites et surtout, ne sacrifions pas le reste uniquement pour quelques jours de fêtes émeutières routinières. Épuisement, répression, absurdité de l’action répétée, ritualisée et attendue, trop formalisée voire institutionnalisée, possibilité donnée aux forces de l’ordre de toute l’Europe de tester du matériel, sans qu’il n’y ait vraiment derrière de conséquences réelles ni d’impact particulier, accompagnement ubuesque d’une dynamique clairement réformiste qui ne bouscule en rien l’ordre économique… ce sont des éléments réels qu’il s’agit de prendre en compte.
Notes

[1] Voir « Appel aux rendez-vous internationaux (réflexions) » publié sur Paris-luttes le 7 mars dernier : https://paris-luttes.info/appel-aux-rendez-vous-7684

[2] En France, l’élection de Mitterrand, qui promet l’arrêt de construction de centrales et une consultation démocratique sur la question du nucléaire, marque le début d’une récupération et d’une électoralisation de la question nucléaire par la politique parlementaire. Bien sûr, la promesse ne fût pas tenue. La dureté de la répression symbolisée par la mort d’Henry Mathais en 1982 achèvera un mouvement populaire diffus qui s’était organisé en marge des appareils de partis pendant 10 ans. Pour une synthèse du mouvement, et plus de références, voir : lundimatin #95, « Back to the 70’s : la lutte contre la centrale nucléaire de Glofech », 1er mars 2017. URL : https://lundi.am/Back-to-the-70-s-la-lutte-contre-la-centrale-nucleaire-de-Golfech

[3] Sur ces luttes et leur rapport avec la constitution d’un « mouvement d’action directe », voir Aufheben #03, « Auto Struggles : The Developing War Against the Road Monster », 1994, disponible sur libcom : https://libcom.org/library/auto-struggles-aufheben-3 Ou encore Aufheben, « The politics of anti-road struggle and the struggles of anti-road politics – the case of the No M11 link road campaign », aussi disponible en ligne : https://libcom.org/library/m11-anti-road-aufheben ;

[4] Undercurrent #8, « Pratique et idéologique dans le mouvement de l’action directe », Avril-mai 2000.

[5] Concernant l’idéologie "citoyenniste" : Alain C, L’impasse citoyenniste, disponible sur Carbure Blog : https://carbureblog.com/2016/11/20/limpasse-citoyenniste/

[6] Brigitte Beauzamy, « Le contre-sommet, une action directe contre la mondialisation ? », Journal des anthropologues [En ligne], 96-97 | 2004, mis en ligne le 22 février 2009, URL : http://jda.revues.org/1777

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