« We are not going back !* »

Le week-end du 26 juillet, le réseau No Border appelait à converger vers le camp des migrants (« Presidio permanente ») à la frontière italienne pour se mobiliser contre l’entrave à la circulation des personnes. Retour sur la situation à Vintimille, ville fermée.

À Balzi Rossi, juste après le poste-frontière, la piaule a vue sur mer et sur les façades de Menton, à 2 km par la route côtière, Et si on craint de se réveiller dans une chaleur suffocante sous les bâches de fortune qui protègent les matelas empilés sur les rochers, il est toujours possible de s’installer à l’ombre des arches du pont ferroviaire, coincées entre un parking pour vacanciers et la circulation automobile qui entre en Italie.

Du point de vue des touristes qui se dorent la pilule sur la plage à deux pas ou du quidam bombardé par les images télévisuelles de scènes d’exode, le bivouac des migrants ne peut inspirer que du misérabilisme. Mais dès qu’on s’y installe, l’effet s’estompe  : des espaces individuels et collectifs sont prévus, il est pourvu de sanitaires, relié à l’eau courante, l’électricité et Internet. Les dons et les opérations de récup’ viennent alimenter l’approvisionnement de la cuisine collective en plein air. Ce fonctionnement collectif est le résultat des deux mois d’expérience et de travaux réalisés par les migrants et leurs soutiens locaux ou européens, associations humanitaires comme activistes. Plusieurs dizaines de permanents se relaient, et il y a alors environ 80 migrants en flux constant, en majorité des hommes, jeunes, originaires d’Afrique de l’Est.

« Salam chebab !  », un affable imam de Nice passe régulièrement chaque soir pour distribuer de la nourriture chaude et donner quelques coups au sac de frappe avec les jeunes. Mais on est surtout ici pour se rencontrer, interagir et se donner des tuyaux sur la route et ses droits. On communique dans un arabe littéral maltraité, à nouveau déformé vers l’anglais, l’italien et le français. «  Comment peut-on se loger en France ?  », « Est-ce qu’avec cette invitation de mon frère, je peux me rendre à Paris ? », «  En Angleterre, c’est plus facile de travailler, non ?  ». Des ateliers d’échange d’informations sont organisés sur les destinations européennes, cartes routières accrochées sur les murs du pont.

Mais dans l’assemblée tenue quotidiennement par les occupants du moment, les questions répressives prennent une place de plus en plus importante. Sous prétexte d’une application extrême du règlement Dublin II, qui veut que le migrant entame ses démarches dans le premier pays européen où il est arrivé, les autorités ont engagé un sinistre jeu de ping-pong qui implique une omniprésence policière à proximité du camp et bien au-delà de la frontière. Contrôles au faciès systématisés, rafles, parcage des interpellés dans des containers avant le refoulement vers l’Italie, la répression sur la frontière touche aussi directement les soutiens aux migrants. Les oppositions physiques aux convois de renvoi de la France vers l’Italie donnent lieu aux premiers procès et interdictions de territoire (sic). La criminalisation des soutiens passe aussi tout simplement par le délit de solidarité à la sauce italienne, quand le simple geste d’offrir de la nourriture à des illégaux est sanctionné pénalement comme un trouble à l’ordre public.
Les 700 migrants qui avaient afflué le 18 juin dernier ne sont plus là pour témoigner des premiers jours de galère sur ces mêmes rochers, lorsque l’État français avait brutalement décidé le blocus de la frontière entre Vintimille et Menton, construisant un nœud migratoire à l’image de celui de Calais et ordonnant dans le même temps l’évacuation de la Halle Pajol à Paris.

Certains ont réussi à passer entre les mailles étroites du filet policier qui s’est déployé autour du poste-frontière, et malgré la surveillance permanente des trains et gares. Côté français, la Direction régionale de la SNCF a participé au dispositif d’identification et d’interpellation en pratiquant le contrôle aux quais accompagné de policiers, et en élargissant le temps d’arrêt en gare pour permettre les fouilles de train.

Mais la plupart ont été entassés par les autorités italiennes dans un camp fermé proche de la gare, sous le contrôle unilatéral et vissé de la Croix-Rouge italienne  : Ils y sont maintenus dans une attente indéterminée et passive de leur sort, tandis que des laissez-passer leur sont exigés pour entrer et sortir du campement. Pour compléter le verrouillage, un cordon de carabinieri les empêche de circuler au-delà d’un rayon de 100 mètres autour de la gare. Cette stratégie du goulot d’étranglement aux portes du territoire français servirait d’argument à l’Etat italien pour exercer sa pression dans les négociations européennes sur les quotas de relocalisation.
Le blocage de la frontière a généré une zone de conflictualité aiguë dans l’espace transfrontalier, là où les flux de migrants, constants, ne sont pas toujours aussi visibles. Simultanément, tous les business liés à la clandestinité se sont accrus  : employeurs au noir, marchands de sommeil, et bien évidemment passeurs crapuleux, comme ce trio qui surpris en plein démarchage le dimanche 27 juillet sur le camp et chassés par l’assemblée réunie à ce moment-là. Les récits de migrants dépouillés et laissés sur le bord du chemin sont courants.

Certains migrants sont partagés entre rejoindre le camp de la Croix Rouge ou celui de No Border, et évaluent leurs meilleures chances de réussite  : « No Border ? Je sais que les conditions de vie sont meilleures. Mais actuellement je préfère camper à proximité de la gare, pour tenter de prendre le train. J’essaie chaque jour et je réessaierai demain. Si ça ne marche pas, je rejoindrai No Border », explique Ibrahim, originaire du Soudan, devant le check point de la Croix Rouge qui vient de nous refuser le droit de visite. Toutes les nuits au camp de No Border arrivent des dizaines de migrants qui ont réussi à tromper les rondes des flics, parcourir à pied les 8 km de sentier côtier et prendre la place laissée vacante par ceux qui ont franchi la frontière la veille.
À l’opposé de l’instrumentalisation des migrants par les Etats et leurs supplétifs humanitaires, le camp libre de No Border propose une zone de mobilisation active contre le blocus français et d’expérimentation de solidarités concrètes qui incitent à sortir d’une vision purement humanitaire de l’aide aux sans-papiers. Soutiens et migrants s’engagent ainsi dans un travail d’appui mutuel au-delà du passage de la frontière, notamment sur les problématiques de logement, de transport ou de soin. La mise en réseau des collectifs mêlant migrants et soutiens locaux dans les différentes villes-étapes autorise ainsi une amélioration de la mobilité et de l’accueil, comme cela permet d’affronter ensemble la pression policière. Une manifestation a d’ailleurs été organisée le 22 août à la mémoire des migrants assassinés par la police  [1]. Le développement de ces solidarités directes, au même titre que les actions de surveillance des agissements des forces de l’ordre, dites de copwatching, sont autant de manières d’affaiblir l’effet répressif de la frontière.

Avec le blocus, le flux de migrants s’étant détourné vers Brennero à la frontière autrichienne  [2]. Et ça commence à chauffer dur sur la route, à Bologne, Milan ou Brescia, où les manifestations se succèdent pour dénoncer la violence des discriminations. Côté français, la mobilisation se structure à Marseille, comme à Grenoble, pour accueillir et orienter celles et ceux qui parviennent à passer entre les mailles du filet. Des lieux de vie sont ouverts, que ce soit pour le transit, pour souffler un peu, ou pour envisager l’installation et l’engagement de démarches de régularisation. Des liens se tissent progressivement avec les mouvements en cours à Paris et à Calais, et vers Lampedusa. Notre monde s’élargit grâce à ceux qui voyagent.

Glammour
(Groupe de Liaison et d’Action Méditerranée Moyen-Orient Utopie Rojava)
Paru dans CQFD // septembre 2015

* « On ne fera pas machine arrière ! », slogan des migrants à Vintilille.

Notes :

[1En 1995, à Sospel, juste au-dessus du camp, Todor Bokanovic, 8 ans, recevait une balle dans la tête par la Police aux frontières sous les yeux de sa famille en tentant de traverser. Les fonctionnaires avaient été relaxés.

[2Le 27 août, 71 migrants étaient retrouvés morts dans un camion abandonné sur une autoroute autrichienne.

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