Nous avons longuement hésité avant d’écrire cet article. De quel droit en effet critiquer des initiatives menées par les personnes concernées pour répondre au drame, à la tragédie qui les a touchées, dans leur chair et dans leur âme quand on n’est pas soi-même directement victime de la catastrophe ? Né à la suite de la tragédie du 5 novembre, le collectif du 5-Novembre (Noailles en colère) semblait en effet combler un vide et répondre aux besoins des centaines, des milliers de personnes évacuées, victimes collatérales de la guerre aux pauvres menée par les différentes municipalités marseillaises depuis des décennies. Le collectif [1] organisait des manifestations, des rassemblements, il apportait son aide aux victimes, interpellait la municipalité et appelait à des réquisitions. Comment ne pas saluer ses efforts et soutenir ses demandes ?
Quelques indices, pourtant, étaient de nature à donner l’alarme… Le collectif, après avoir organisé en un mois deux manifestations massives, puissantes, semblait comme effrayé de l’ampleur prise par celles-ci et surtout des « débordements » auxquels elles avaient donné lieu (l’un des principaux membres du collectif, Kevin Vacher, interrogé par La Marseillaise, déclarera ainsi : « Nous dénonçons tout type de violence. Nous lançons un appel au calme [2]. ») et décidera, pendant deux mois, de ne plus organiser que des rassemblements. Il n’y aura par ailleurs que trois « Assemblée des Délogé·es », dont les modalités, l’ordre du jour et le rythme se feront dans des conditions assez opaques.
Tout cela nous l’avons vu, mais nous nous sommes tus. Au nom des raisons indiquées ci-dessus. Au nom de l’unité, de la volonté de ne pas diviser. Au nom de l’espoir que les personnes concernées pourraient infléchir les choses et s’organiser réellement de façon autonome. Cet espoir, nous l’avons perdu. Le motif ? Un « événement » mineur en apparence, mais révélateur de ce qu’est le collectif du 5-novembre ou du moins, de ce qu’il est devenu. Il s’agit de la décision ignoble prise par la municipalité le 14 janvier de suspendre la distribution de tickets RTM aux personnes évacuées, au nom de soi-disant doutes concernant la légalité [3] d’une telle mesure. Face à une telle saloperie, le collectif, au lieu d’appeler les victimes de cette mesure de rétorsion à se lever et à investir les lieux de pouvoir pour obliger la municipalité à revenir sur sa décision, n’a rien trouvé de mieux que d’en appeler à la charité publique. Le « collectif du 5-Novembre invite ceux qui le souhaitent à participer à une opération "ticket suspendu", sur le même principe que les cafés suspendus pour les SDF : "Quand vous achetez un ticket, prenez-en un pour un délogé !", propose le collectif [4]. » Bref, ne combattons surtout pas le pouvoir en place mais substituons-nous à lui en en appelant à la générosité du public ! Le Collectif s’empressera d’ailleurs de démentir, sur son compte Facebook, la paternité d’une action menée par des personnes évacuées pour protester contre la suppression des tickets.
S’il y a bien une chose, en effet, dont le collectif a horreur, c’est de l’action directe, autonome faite par les personnes concernées elles-mêmes. Il ne jure que par la concertation. Pour lui, contrairement à la tradition révolutionnaire, les libertés et les droits ne se prennent pas, ils se demandent. Il faut s’adresser à nos maîtres tout-puissants et leur demander humblement ou en gueulant un tout petit peu de bien vouloir nous accorder nos pauvres demandes. La réquisition des logements vides, par exemple, qui est la principale priorité du moment, est une mesure qu’il faut demander à l’État, au préfet, à Macron, à tout le monde, demander, mais jamais appliquer. Sans doute, faudra-t-il attendre pour cela les prochaines élections municipales, dans un peu plus d’un an…
Car tel est à notre sens le principal grief que l’on puisse formuler à l’encontre du Collectif du 5-novembre et de ceux et celles qui l’animent. Ces hommes et ces femmes se présentent comme des « citoyens ordinaires », ne faisant pas de politique, de simples « habitants de Noailles ». Or, une simple recherche sur internet suffit pour se rendre compte qu’il n’en est rien. Il s’agit, au contraire, essentiellement de militants gravitant autour de La France Insoumise. KV, par exemple, qui, dans les réunions publiques se présente comme un habitant du quartier, est en fait un sociologue, ancien candidat aux législatives pour le NPA, avant de militer à FI. NB, qui affiche volontiers son apolitisme, est en fait une ancienne suppléante de Patrick Mennucci, ayant longtemps été à la tête d’une associations grassement subventionnée, et ayant appelé à voter Mélenchon lors du second tour des législatives de 2017 : elle est aujourd’hui conseillère d’arrondissement PS des 2ème et 3ème arrondissement de Marseille au sein du groupe "Un nouveau cap". C’est aussi le cas de MB, mais avec l’étiquette FI… Rien d’étonnant, donc, à ce que tous ces gens ne cherchent pas réellement à renverser la table mais plutôt à s’y asseoir et à préparer l’alternance.
Procès d’intention, nous dira-t-on. Sauf que leurs intentions sont claires : il s’agit, pour ce collectif, de promouvoir une cogestion "citoyenne". Son objectif, tel qu’il ressort de ses déclarations, est la "constitution d’un comité de pilotage réunissant l’ensemble des collectivités territoriales, l’État et les collectifs et associations des habitant·es et des délogé·es". Il s’agit de permettre aux représentants auto-proclamés des personnes sinistrées de participer à la gestion de la crise aux côtés des autorités constituées avant de prendre éventuellement leur place. Depuis, notamment, les affaires Guérini qui ont affaibli le parti socialiste et la fin de règne calamiteuse de Gaudin, la classe politique marseillaise est en pleine recomposition et la France insoumise cherche à tirer son épingle du jeu et à tirer profit de la crise du logement. Elle entend bien devenir la principale représentante des classes et des quartiers populaires et, pourquoi pas, conquérir la mairie.
L’exemple à suivre, c’est celui de Podemos et de la Barcelone d’Ada Colau [5], comme l’indique explicitement Kevin Vacher dans un texte paru sur Mediapart [6]. Pour lui, la « fragilisation des relations clientélaires laiss[e] une certaine liberté d’action à de nouveaux acteurs » comme le montre « l’élection de Jean-Luc Mélenchon » dans « un territoire populaire », ce qui se traduit aussi par « une recomposition possible d’alliances sociales mettant au cœur les quartiers et couches sociales populaires » et « l’apparition de nouveaux acteurs dans cette recomposition, notamment les jeunes diplômés précaires cohabitant avec les classes populaires historiques ou issus de celles-ci. » Il conclut en indiquant que si « les quartiers et classes populaires reléguées politiquement et socialement jusqu’alors ne disposent pas encore d’expression en tant que tel dans le système municipal toujours en place, le champ politique vient donc désormais de s’ouvrir un peu plus largement, notamment du fait de cette coalition sociale. »
Le thème du « droit à la ville » qui sera au cœur de la prochaine manifestation [7] prévue le 2 février, n’est donc là encore qu’un prétexte à agitation électorale. Il fait d’ailleurs partie depuis longtemps des thèmes de campagne de FI à Marseille comme l’atteste un manifeste publié entre les deux tours des élections législatives de 2017 et intitulé Marseille, le droit à la ville insoumise [8]. Tout l’esprit du collectif du 5-novembre y est déjà résumé : « Avec La France insoumise, le peuple sera au cœur de la cité et les citoyens pourront faire irruption dans le débat public. Nous, acteurs de terrains méprisés et ignorés, nous pourrons prendre toute notre place pour co-construire la ville. » Ce manifeste était notamment signé par KV et MB, aujourd’hui membres du collectif…
Foin des représentants : à nous-mêmes d’organiser nos luttes !