La lumière de la publicité obscurcit tout. C’est sa vocation. Mais il y a des moments où le caractère dilatoire du débat public atteint un point de comble. Tout se qui s’y dit ajoute à la confusion, jusqu’à ce que celle-ci soit totale ; il est temps alors de se reposer et de partir en week-end. Nous venons de vivre dix jours d’un tel paroxysme. Quatre jours de débat autour du casseur invisible, puis une semaine autour de la police et de ses méthodes. C’est, à tout prendre, la meilleure manière de ne pas parler de ce qui se passe en ce moment même, dans tant de villes du pays.
Faut-il commencer par dire ce qui est, puis donner à voir les stratégies visant à le recouvrir, ou décrire d’abord le théâtre des opérations gouvernementales et seulement ensuite l’obscur objet de tant de manœuvres ? Pour une fois, on choisira la première méthode d’exposition.
Ce qui se passe en ce moment en France, on l’a assez dit, ne peut être décrit comme un « mouvement », a fortiori comme un « mouvement social », dont on pourrait guetter la fin et disserter chaque semaine sur les signes qui l’annoncent. Nous sommes entrés dans une phase politique de plateau, un moment de forte intensité conflictuelle qui durera jusqu’à la présidentielle et qui prendra des formes, traversera des luttes très différentes durant cette période ; et qui aura effectivement eu pour signal de départ la loi de trop – la loi « travaille ! ». Ce qui se passe depuis le 9 mars, c’est que des forces autonomes sont en train de s’agréger. Ce qui ne cesse de croître depuis lors, ce n’est ni la combativité des centrales syndicales, ni le nombre des participants aux AG de Nuit Debout, mais la masse de manifestants déterminés à prendre la tête des cortèges officiels, en dehors de toute affiliation. Se donne alors à voir dans la rue un processus plus souterrain : la rencontre de semaine en semaine plus consistante entre des bandes de lycéens, d’étudiants, de syndicalistes sincères, de chômeurs, de salariés, de déçus de toutes sortes de provenance et dont le dénominateur commun est qu’ils sont déterminés à ne plus être gouvernés comme ils l’ont été, et pour certains à ne plus être gouvernés du tout. Si la police, les médias ou les services d’ordre des syndicats ont tant de mal avec cette agrégation qui tient désormais la tête des manifestations, c’est précisément parce qu’elle est inassignable, que chacun est ici sorti de sa case et que tout cela peut faire bloc, mais n’est pas un bloc. Nul n’est plus à sa place. Ici commence la fin du maintien de l’ordre.
C’est ce surgissement qui rend si fébrile le régime, et d’abord le ministère de l’Intérieur. Cette puissance qui ne cesse de passer des paliers – qui commence à occuper des lieux en dur, et non plus des places désertes, qui commence à maîtriser l’usage des banderoles renforcées, des cagoules, des masques à gaz et des grilles d’arbre en fonte pour débiter du pavé ou du bitume – vise le renversement de l’état de choses existant, et donc fatalement celui du régime. Son premier effet d’ensemble est de rendre impossible le lancement de la campagne présidentielle, tant l’intensité politique qu’elle porte s’impose à l’insignifiant « débat politique ». Sa victoire, si victoire il y a, résidera dans le fait de déployer une richesse de formes et de vie telle, dans l’année qui vient, que la politique telle que nous l’avons connue disparaîtra sans regret et l’élection présidentielle n’aura pas lieu. Elle a vocation à finir ce monde finissant mais qui voudrait bien encore finir pendant quelques siècles. Nous parlons d’un mélange de désertions, de luttes hors contrôle, de soulèvements, de destitutions, qui sont comme la conclusion logique à l’état de discrédit du personnel d’encadrement de cette société. Quoi de plus naturel que de renverser ceux dont le pouvoir vous semble obscène ? Or c’est cette question stratégique du soulèvement et de la destitution que viennent opportunément occulter tous les débats publics, toute les discussions en AG sur la question de la « violence », des « casseurs » et de la police. L’histoire nous apprend que l’on ne parle plus de la « violence » des insurgés dès lors qu’ils ont vaincu. S’il y a une question qui devrait occuper toutes nos discussions et solliciter toute notre intelligence, c’est de savoir comment nous allons réussir à renverser ce qui nous gouverne une fois pour toutes. Cette visée, au reste, est partagée par le plus sauvage des émeutiers comme par le plus pacifiste des votants de Nuit debout, quel que soit le désaccord sur les moyens à employer.
Une fois cela posé, les événements des dix derniers jours sont infiniment plus lisibles.
Le 28 après-midi, le ministère de l’Intérieur commence à prendre la mesure de la force accumulée contre lui dans tout le pays, et de la rage qui l’habite : dans un grand nombre de villes, les manifestations ont viré à l’émeute. Les slogans entendus récapitulent dix années de mûrissement sous-jacent : dans la capitale, le « Paris, debout ! Soulève-toi ! » remonte des moments forts de la lutte anti-CPE tandis que « tout le monde déteste la police » atteste que la mort de Rémi Fraisse n’est pas en voie d’être pardonnée. Dans le même temps, Gazeneuve apprend qu’à la suite d’une opération lynchage menée par la BRI de Rennes – un groupe d’une trentaine de policiers a pris à revers, en empruntant le métro, un cortège de manifestants qui refluait pour l’attaquer de dos, sans sommation, et mettre en pièces ceux qui tenaient une banderole renforcée – un étudiant a perdu un œil : un flic lui a tiré dessus au LBD 40 à deux mètres de distance. Il faut en urgence communiquer, c’est-à-dire présenter une version du réel qui défie tant les faits que la plus simple logique mais qui semble, au prix d’une petite opération magique, tout à fait normale. En l’espèce, il faut d’un côté devancer l’effet de déflagration probable de ce qui s’est passé à Rennes et, de l’autre, livrer une explication des émeutes qui en limite la propagation. On monte donc en épingle le cas d’un policier en civil qui s’est fait casser la mâchoire à Paris lors d’une mauvaise manœuvre de maintien de l’ordre en disant qu’il est hospitalisé, « très grièvement blessé », « en urgence absolue », etc., puis, comme cela passe, on hausse à trois le nombre des fonctionnaires « grièvement blessés », et l’on s’empresse de dresser la martyrologie policière de la journée : des dizaines de policiers atteints, des centaines depuis le début du mouvement, un scandale – tout cela doit cesser. Il s’agit d’insinuer dans les esprits que c’est la police qui serait la véritable victime de ce mouvement, et non tous ceux qui se font régulièrement fracasser la tête à coups de matraques, éborgner à coups de flashball, gazer ou meurtrir la chair par des grenades de désencerclement. Puis on livre l’explication à tant de désordres : ce n’est pas que ce gouvernement aurait fini par s’attirer une haine éruptive d’à peu près tout le monde, ni que les gens trouveraient un peu olé-olé la loi qu’il compte de toute façon faire adopter, non : ce sont les « casseurs », et même un petit groupe de 200 casseurs « organisés », qu’il s’agit de réduire. Faire du problème public numéro 1 non plus le gouvernement lui-même, mais les « casseurs » et les moyens de les neutraliser, réclame une collaboration sans faille des médias. Or justement, ce qui étonne le gouvernement au premier chef, c’est comment son plan com’, pourtant grossier, fonctionne. Les médias, qui ne comprennent rien à ce qui se passe, mais savent bien qu’ils ont tout à y perdre, s’empressent de reprendre à leur compte toute la panoplie discursive que l’on a si gentiment préparée pour eux. On ne parlera plus, dès lors et pendant trois jours, que de policiers malmenés et de « black bloc », d’« anarchistes », d’« insurrectionnistes », d’« autonomes » - sorte de lie historique qui aurait toujours existé, qui semble se reproduire dans quelque bas-fonds inexplicable de l’histoire où elle mène sa vie parallèle et, telle les rats, investit la ville par vagues dès que l’autorité reflue ; alors elle casse tout sans motif, puis s’en retourne en silence dans son antre crasseuse et certainement souterraine. Ce plan com’ si réussi culmine avec la déclaration martiale de Gazeneuve où il menace, la veille du 1er mai, les manifestants – déclaration qui sonne comme un blanc-seing à la police de casser le nombre de crânes qu’il lui chante, comme au bon temps de Jules Moch, à l’occasion de la fête des travailleurs : « « Je veux indiquer à ceux qui sont dépourvus d’idéal et qui sont animés par le seul instinct de la violence qu’ils seront inlassablement interpellés et poursuivis par les forces de police et par la justice ». Dans le même temps, avec l’approche de l’examen de la loi à l’Assemblée, on entend sonner la fin de récré de « Nuit Debout ». Les organisateurs eux-mêmes sont lassés de ce spectacle qui tourne en rond, dont le processus est relativement incontrôlable et qui n’a plus à leur apporter que des ennuis et des désaveux. L’espoir de certains socialistes de trouver dans « Nuit Debout » un nouveau vivier à canaliser vers le processus présidentiel à coups d’incitation au « réalisme » a fait long feu. C’est ainsi qu’est décidé de vider une première fois manu militari, sans raison valable et sans sommation, la place de la République ce 28 avril au soir. On arguera, ici encore, ici toujours, de quelques « casseurs » inexistants. C’est un coup d’essai, au plan militaire autant que médiatique. Et là aussi, dans cette phase de grande veine, tout passe comme un courrier à la Poste. Les médias, dans l’ensemble absents de la place ce soir-là, reprennent à la virgule près la version policière et ne consacrent que peu de lignes à cette évacuation pourtant osée. En deux mots : tout baigne. Ce qui doit être dit est dit, ce qui doit être tu est tu. Les collègues journalistes font le job. Comme il est bon de bosser à la cellule « communication » de la place Beauvau, avec correspondant de l’AFP à demeure !
Le terrain est préparé au mieux pour le 1er Mai. L’enchaînement envisagé est de nasser les « casseurs », puis, en ayant ainsi produit le sujet du désordre comme une réalité bien distincte des cortèges syndicaux, d’expulser la place de la République sous prétexte d’infiltration de « Nuit Debout » par ces mêmes « casseurs ». Manque de bol : si les forces autonomes qui tiennent depuis plus d’un mois la tête des cortèges syndicaux sont bien là, leur composition n’a pas la pureté des fantasmes policiers : ce ne sont pas 300 « black blocs » cagoulés et vêtus de noir des pieds à la tête, mais des milliers de manifestants quelconques qui, une fois encerclés, ont des amis dans tout le reste de la manifestation ; manifestation qui ne veut pas se laisser dérouter par la police afin d’isoler, voire contrôler, le cortège des « fauteurs de trouble » ainsi nassés. La tentative de délimiter les « autonomes », comme le 28 avril à Paris, ne marche pas, car il n’y a pas d’ « autonomes », il n’y a que des êtres qui se conduisent, en situation, de manière autonome. Celui qui dit « être autonome » a toujours-déjà cessé de l’être. Et c’est toute la manifestation qui arrive ainsi à la place de la Nation au cri de « nous sommes tous des casseurs » et « tout le monde déteste la police ». Ce qui ne constitue pas un franc succès, du point de vue policier. On expulsera et noiera quand même sous les gaz la place de la République, en arguant de provocations qui n’ont évidemment pas eu lieu. Mais il fallait bien dérouler le plan jusqu’au bout, même s’il ne marche pas ; et puisque l’on avait tout le dispositif sous la main à Nation, il eût été scandaleux de n’en pas faire usage à République. Autour du fiasco du 1er Mai, c’est tout le plan com’ du ministère qui s’est retourné contre lui-même. Tout comme on n’avait parlé que des « casseurs » dans les jours précédents, on n’a plus parlé par la suite que de la police, du maintien de l’ordre et des subtilités de cet art brutal – jusqu’à l’annonce de la manifestation des flics le 18 mai à République. La boucle est bouclée : la police se constitue en force autonome à son tour, en force autonome contre-révolutionnaire. Et elle vient au contact. La police n’est plus un simple instrument aux mains de gouvernants méprisés de tous : précisément parce qu’elle est le dernier levier entre leurs mains, elle est aussi devenue leur maître. Elle peut sans crainte accuser le régime d’être de mèche avec les « casseurs », laissant ainsi entrevoir le traitement qu’elle pourrait réserver, un de ces jours, aux uns comme aux autres. Le régime n’est plus qu’un joujou aux mains de sa police. On a coutume de se plaindre de l’impunité de celle-ci, c’est ne pas comprendre que son impunité est celle du souverain, tout comme son arrogance est celle du parvenu.
Stratégiquement, la situation est des plus simples : nous voulons destituer ce qui nous gouverne ; et ce qui gouverne veut se maintenir, à n’importe quel prix. Il n’y a pas de question de « violence » là-dedans : il y a deux volontés qui s’affrontent : nous voulons les renverser et ils ne le veulent pas. Libre à eux. L’affaire sera tranchée sous les yeux de tous. En attendant, il n’y a plus de position neutre : tous ceux qui s’expriment autour de ce qui gronde en France en ce moment se rangent d’un côté ou de l’autre, pour la destitution du gouvernement ou contre elle. Entre les deux, il n’y a rien. Car « révolution » n’est pas un mot dans nos bouches, mais un feu dans notre cœur.