Comme le synthétise parfaitement Mickaël Correia dès les premières pages de son ouvrage Une Histoire Populaire du Football : « En parallèle d’un football dominant qui tiendra une place croissante dans la culture consumériste, un autre football s’est construit par en bas grâce à sa diffusion au sein des classes populaires ». Une grande partie des éléments historiques évoqués dans la suite de cet article sont issus de la première partie de ce livre que l’auteur a appelé : Défendre. L’auteur de cet ouvrage de référence met en avant le football comme lieu de résistance contre l’ordre bourgeois [1].
Pour mesurer l’ampleur de la pratique de ce sport, rien qu’en France, la Fédération Française de Football (FFF) revendique 2 000 000 de licencié·e·s (dont plus de 200 000 sont des femmes). Et il y a encore d’autres fédérations qui proposent de pratiquer le foot [2] mais le nombre le plus important de joueuses et joueurs à inclure est sans doute toutes celles et tous ceux qui jouent au football hors de ces fédérations tous les jours sur les terrains qui restent accessibles, dans les city stades, dans la rue, dans un parc, pour faire un match, un tournoi et pour s’amuser.
CAN des quartiers à Toulouse en 2019 [3]
D’où vient la pratique du foot ?
Dans les formes dont on a trouvé les traces en Europe au 14ème siècle, pas toujours nommées football, il pouvait y avoir des règles mais elles changeaient d’un lieu à l’autre, d’une partie à la suivante, souvent en fonction de l’espace et des enjeux du match, mais la base commune n’a guère évolué depuis : il s’agit d’une pratique collective qui se jouent entre deux équipes avec un ballon sphérique. Beaucoup de choses ont changé dans nos sociétés et dans la pratique du foot en 600 ans, mais pas cette base commune qui permet à chacun·e de dire qu’elle joue ou non au football.
Au 14eme siècle en Angleterre, ce sont parfois des villages qui s’affrontent ou certaines catégories sociales en son sein comme les hommes mariés contre les hommes célibataires ou les femmes mariées contre les femmes célibataires. Ce sont des équipes de plusieurs centaines de personnes qui peuvent jouer pendant plusieurs heures voire plusieurs jours dans un immense champ, une forêt ou un village. Ça peut être violent et, en tout cas, ça a été un outil de destruction des champs de propriétaires terriens à qui on voulait donner une leçon tout en prétendant seulement vouloir jouer au foot. Sans nécessairement étudier en profondeur l’éventail des possibilités de mobilisation collective en Angleterre au 14eme siècle, on peut facilement imaginer le potentiel qu’offre une partie de foot de plusieurs centaines de personnes pendant plusieurs heures dans de telles situations.
Pour toutes ces raisons, les classes dirigeantes ont voulu interdire ou au moins contrôler cette pratique. Jusqu’au 17ème siècle c’est ce qu’ont essayé de faire les rois et monarques en tout genre, l’Église également, mais sans véritablement affecter la pratique du football.
Les bourgeois arrivent et veulent garder le foot pour eux
Ce qui va véritablement mettre à mal la pratique c’est la disparition des grands espaces communs et l’apparition de la propriété privée. L’enclosure des terres c’est-à-dire la séparation concrète des terrains par des enclos fait des ravages parmi les collectivités paysannes qui vont massivement quitter la campagne et quasiment cessé de pratiquer le foot tel qu’il l’était jusqu’alors. Parmi tous les effets de l’enclosure sur le foot, il y en a un premier très concret : les terrains étendus sans autre limite que celles que les joueurs et joueuses fixaient en début de partie disparaissent derrière des barrières érigées par une nouvelle classe qui émerge, la bourgeoisie.
Cette nouvelle classe prend peu à peu le pouvoir et tolère le football mais uniquement sur des aires de jeux réduites et bien délimitées pour une trentaine de joueurs. Avec le développement de l’état et de la police, les possibilités de répression des classes dirigeantes augmentent et, avec elles, leurs capacités à faire respecter l’interdiction du football hors des lois nouvellement imposées. L’exode rurale entraine une grande partie de la classe paysanne dans les villes ou la police est présente. De toutes façons, dans les villes, les patrons des nouvelles manufactures ne laissent pas assez de temps libre pour jouer au foot, comme tous leurs autres jeux, sports ou pratiques collectives populaires.
L’émergence de la bourgeoisie déclenche un mouvement de réforme dans l’ensemble de la société et donc aussi de l’organisation des classes dirigeantes qui doivent désormais former leurs jeunes hommes à « prendre en main l’essor du capitalisme industriel et colonial britannique » [4]. A partir de 1830, les écoles aristocrates ouvrent leur porte aux enfants de la bourgeoisie et changent leur système pédagogique. Un football codifié par les autorités éducatives, pratiqué sur des terrains mis à disposition par les écoles a toute sa place dans cette éducation. Il est parfois même obligatoire. Les premières lois du football sont rédigées très rapidement : l’arbitre apparaît ainsi en 1881.
Les premières compétitions commencent aussi à s’étendre à travers le pays avec le développement des réseaux ferrés.
Ramener le foot à la maison
Avec le développement du capitalisme et sa classe possédante, émerge une autre classe : la classe ouvrière. En Angleterre jusqu’en 1874, elle n’a ni le temps ni l’énergie de jouer au foot. Mais cette année-là, grâce à l’organisation de leur mouvement et d’âpres luttes pour la réduction du temps de travail, les ouvriers gagnent et obtiennent le droit d’arrêter la semaine de travail le samedi à 14h. Les classes dirigeantes se rendent rapidement compte que des ouvriers reposés sont plus productifs, leur principale inquiétude sera alors de contrôler par tous les moyens possibles ce que les ouvriers feront de ce temps qui n’est désormais plus consacré à travailler.
Elles vont créer des clubs de foot partout en Angleterre. Les églises dans l’espoir de les éloigner des pubs qui leur faisaient déjà concurrence les dimanches et les patrons pour éloigner les ouvriers des syndicats et encourager le sentiment d’appartenance à l’entreprise et l’illusion d’une communauté d’intérêt, de l’ouvrier jusqu’au chef. Des traces de cette période existent encore aujourd’hui, certains clubs ayant perduré :
- Les clubs anglais d’Aston Villa, d’Everton ou des Bolton Wanderers qui jouent encore aujourd’hui au plus haut niveau du championnat sont issus de clubs créés par des paroisses
- Les patrons :
- West Ham (Ham pour Hammers c’est-à-dire les marteaux utilisés dans cette industrie), Manchester United (a changé de nom, mais était un club d’une compagnie ferroviaire), Arsenal (ouvriers de l’armement) ;
- Plus tard dans les années 1920 et 1930 en Italie avec la Juventus (Fiat), aux Pays-Bas avec Philipps (PSV Eindhoven), en Allemagne avec Bayer (Bayer Leverkusen) et en France avec Peugeot (FC Sochaux), etc.
Mais surtout, les ouvriers jouent. Dans tout le pays, dans tous les secteurs, les hommes de la classe ouvrière jouent de nouveau massivement au football. Ils jouent à une forme moins libre que les générations passées, mais jouent tout de même. Les femmes en revanche sont interdites de pratiquer : soit on interdit aux clubs de leur prêter des terrains, soit on interdit aux hommes qui ont une licence à la fédération de jouer contre elles.
Les matchs de foot commencent à attirer plusieurs milliers puis dizaines de milliers de spectateurs. Et des équipes créées par des ouvriers dont les joueurs sont tous ouvriers comment à se développer aussi en s’appuyant sur les nouveaux espaces et droits arrachés par la classe ouvrière. Ils vont aussi apporter une nouvelle façon de jouer au foot avec des équipes qui privilégient la passe et le contrôle collectif de la balle. Face aux bourgeois et aux aristocrates qui jouent individuel et physique, qui voient la passe comme un échec personnel sauf quand il s’agit de dégager le ballon très loin devant jusqu’aux attaquants, la victoire des ouvriers arrive dès 1883. La passe ouvrière vient de ridiculiser les dribbles aristocrates et bourgeois.
Le dribble redeviendra efficace et véritablement « noble » grâce aux joueurs noirs brésiliens qui quelques années plus tard le réinventent en ajoutant finesse, dextérité et roublardise à la dimension physique. La colonisation britannique et les anciens étudiants des écoles anglaises ont en quelques années diffusé le foot en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie et dans le reste de l’Europe.
Les Hijabeuses en 2022
Les joueuses sont des stars et les stars sont des joueuses
Quand la 1ère guerre mondiale éclate, l’État anglais envoie massivement les hommes de la classe ouvrière au front et l’industrie se réorganise pour produire des armes. Rien que dans l’industrie d’armement, 1 000 000 femmes sont recrutées. On les appelle les munitionnettes et entre 1915 et 1918 elles vont créer 150 équipes de foot. Ces joueuses et leurs équipes vont rencontrer un incroyable succès à travers tout le pays.
Elles vont organiser des compétitions et des matchs pour collecter de l’argent pour des hôpitaux militaires, pour la Croix-Rouge ou des fonds de pension de soldats et vont attirer rapidement des foules de dizaines de milliers de spectateurs et spectatrices. La fin de la guerre et le licenciement en quelques mois de 750 000 ouvrières ne vont rien changer à cet engouement et au développement des équipes. Les Dick, Kerr Ladies, une des équipes star de cette époque, fera par exemple 67 matchs en 1921, avec en moyenne 13000 dans le public ! Elles feront au passage une partie de ces matchs pour soutenir les mineurs qui déclenchent en avril 1921 une grève massive !
Mais quand les championnats anglais masculins qui étaient devenus professionnels avant la guerre et qui s’étaient arrêtés en 1914 souhaitent reprendre la compétition en 1920, la fédération craint la concurrence que représentent les équipes de femmes. Et vont trouver bien des alliés dans une société dans laquelle la classe dirigeante souhaite éviter toute émancipation des femmes et à la fin de 1921, tous les clubs affiliés à la fédération sont interdits de prêts un terrain aux équipes féminines.
Dans les années qui suivent, la FIFA, créée en 1904, décide de l’organisation de la première coupe du monde (masculine) du foot en 1930 en Uruguay. La coupe du monde au Qatar est la 22ème coupe du monde (masculine). La prochaine coupe du monde féminine ne sera que la 9ème organisée par la FIFA.