Cet article a été publié sur le site Renverse.co à l’occasion du traditionnel tournoi de football antiraciste à Genève. Cet article de Mickaël Correia, auteur de l’ouvrage Une histoire populaire du football était originellement publié en mai 2019 par le Monde Diplomatique.
Nous le republions aujourd’hui dans le cadre du thème du mois de décembre 2022 : Le sport.
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En Algérie, les stades contre le pouvoir
Une longue tradition de contestation
Née le 22 février 2019, la protestation populaire contre le régime algérien ne faiblit pas. Fer de lance du mouvement, la jeunesse masculine exprime depuis longtemps ses revendications politiques lors des rencontres de football. Plusieurs chants des supporteurs des clubs de la capitale sont désormais repris par l’ensemble des manifestants.
Une ambiance de fête gagne le centre-ville d’Alger, en ce soir du 2 avril. Sous la double pression du peuple et de l’armée, le président Abdelaziz Bouteflika vient d’annoncer sa démission [1]. Rassemblée au pied de la Grande Poste, édifice néomauresque emblématique de la capitale, la foule entonne La casa del Mouradia. Hymne de la contestation dès le vendredi 22 février, date de la première marche pacifique contre le régime, ce chant vient des tribunes de supporteurs de l’Union sportive de la médina d’Alger (USMA), l’un des plus importants clubs de football du pays.
Le titre évoque le palais présidentiel, situé à El-Mouradia, quartier des hauteurs algéroises, et se réfère à La casa de papel, une série télévisée espagnole à succès qui met en scène une bande de braqueurs professionnels. Composée par l’organisation de supporteurs Ouled El-Bahdja (« Les fils de la radieuse », surnom d’Alger), la chanson dépeint dans un premier temps le « dégoûtage », la désespérance de la jeunesse algérienne : « C’est l’aube et le sommeil ne vient pas. Je consomme [de la drogue] à petites doses. Quelle en est la raison ? Qui dois-je blâmer ? On en a marre de cette vie. » Les couplets suivants conspuent sans retenue les vingt ans de règne de M. Bouteflika : « Le premier [mandat], on dira qu’il est passé. Ils nous ont eus avec la décennie [2]. (...) Au quatrième [mandat], la poupée est morte. L’affaire suit son cours... »
Les chants de stade ont toujours existé en Algérie, mais ils sont devenus une culture musicale à part entière depuis une quinzaine d’années. Surnommés chnawa (« les Chinois ») en raison de leur nombre, les supporteurs du Mouloudia Club d’Alger (MCA) possèdent leur propre groupe, Torino, qui a lancé en janvier dernier le tube 3am Saïd (« Bonne année »), une critique corrosive du système judiciaire et une mise en cause à peine voilée de M. Saïd Bouteflika, frère et conseiller spécial du président déchu. Les fans de l’Union sportive de madinet El-Harrach (USMH), club de la périphérie d’Alger, se sont quant à eux fait connaître pour leur pamphlet Chkoun sbabna ? (« Qui est coupable [de nos malheurs ?] »), qui désigne directement l’État comme responsable de la précarité des jeunes Algériens. Les Ouled El-Bahdja demeurent toutefois les vedettes de cette scène. Créé en 2010, le collectif a rencontré le succès sur la Toile avec Quilouna (« Foutez-nous la paix », 2017), qui dénonce la corruption au sein de l’État, ou encore Babour ellouh (« Barque de bois », 2018), un titre évoquant les harraga, nom donné à ceux qui tentent la traversée de la Méditerranée sur des embarcations de fortune.
« La casa del Mouradia résume ce que pensent du régime la majorité des jeunes Algériens, affirme M. Mehdi Mahloul, supporteur de l’USMA âgé de 17 ans résidant à Aïn Benian, dans la banlieue ouest d’Alger. Depuis sa mise en ligne sur YouTube, en avril 2018, la vidéo a été vue plus de cinq millions de fois. Dans mon lycée, elle est chantée par tout le monde, y compris les filles. C’est donc tout naturellement que ce morceau a été repris dans les cortèges. »
Largement implantés dans la casbah d’Alger, cœur historique de la capitale et berceau du chaabi algérien, les supporteurs de l’USMA se sont inspirés de ce style dérivé de la musique arabo-andalouse, ainsi que de la dimension sociale du raï, genre né en Oranie, pour produire leurs compositions. Une tradition de chant qui date de la finale de la Coupe d’Algérie de juin 1969, quand des « usmistes », sous l’étiquette du Virage Électrique Orchestra [3], ont pour la première fois entonné collectivement des refrains du folklore algérois.-
L’émigration clandestine, la drogue qui consume la jeunesse, l’autoritarisme de l’État, la corruption des dirigeants, la hogra (injustice et mépris des puissants), le chômage de masse alimentent aujourd’hui les paroles de ces chansons populaires. Dans un pays où 45 % de la population a moins de 25 ans et où 29,1 % des 16-24 ans sont au chômage [4], les chants de stade portent haut les espoirs et les rêves qui s’étiolent des zawali, ces jeunes des quartiers déshérités.
« Depuis l’indépendance, en 1962, les stades sont la caisse de résonance des revendications sociales de toute la jeunesse masculine, explique le politiste franco-algérien Youcef Fatès, enseignant à l’université Paris Nanterre et spécialiste de l’histoire du sport algérien. Historiquement, les clubs de football ont toujours été un espace de contestation du pouvoir. Ils revêtent une dimension sociopolitique de résistance et de lutte anticoloniale. »
Avec cinq millions de supporteurs revendiqués, le MCA est l’équipe la plus populaire du pays. Dès sa fondation, en 1921, le Mouloudia a incarné l’identité algérienne anticoloniale en devenant le premier club musulman du pays — d’où son surnom, le Doyen. Terrifiées par cette structure créée par et pour des Algériens, les autorités françaises obligèrent les équipes musulmanes à intégrer un quota de joueurs européens dans les années 1930 pour tenter de diluer l’affirmation de l’anticolonialisme dans le football.
M. Yacef Saâdi, chef militaire du Front de libération nationale (FLN) de la zone autonome d’Alger durant la bataille d’Alger (1957) [5], et Zoubir Bouadjadj, révolutionnaire membre du « groupe des 22 » — qui fut à l’origine du déclenchement de la guerre de libération en 1954 et de la naissance du FLN —, ont tous deux joué sous les couleurs de l’USMA et y ont recruté des combattants. Une quarantaine de « martyrs de la libération » sont issus des rangs du club de football algérois. De son côté, l’équipe du FLN, dite le « Onze de l’indépendance », fut mise sur pied en avril 1958 comme l’un des porte-drapeaux de la cause dans le monde.
Antiautoritarisme, solidarité et virilisme
Les stades ont toujours été un exutoire. Durant la période coloniale, les supporteurs interprétaient des nachîd, des chants religieux, pour mettre en avant leur identité arabo-musulmane. Après l’indépendance, dans une forme de résistance culturelle, les Kabyles, pour la plupart supporteurs de la Jeunesse sportive de Kabylie (JSK), scandaient dans les tribunes « Imazighen » (« [Nous sommes] berbères »), par exemple lors de la finale de la Coupe d’Algérie, en juin 1977, lorsqu’ils vitupérèrent contre le président Houari Boumediène — présent au stade — et son régime. Enfin, le président Chadli Bendjedid a été régulièrement raillé dans les gradins durant la décennie 1980, avant que les travées ne résonnent au cri de « Bab El-Oued Chouhada ! » (« Bab El-Oued des martyrs »), en hommage aux manifestants tués par les forces de l’ordre lors des révoltes d’octobre 1988, puis à celui de « Dawla islamiya » (« République islamique »), scandé par les partisans et sympathisants du Front islamique du salut (FIS) [6].
« Dans les années 2000, l’émergence de la culture ultra, avec ses slogans antiautoritaires et ses chants plus élaborés, a accentué le rôle contestataire des tribunes algériennes, poursuit Fatès. Avec l’obstination du clan Bouteflika à se maintenir au pouvoir, les supporteurs ont été l’étincelle du soulèvement antirégime à l’œuvre depuis le 22 février. »
Le mouvement ultra désigne un supporteurisme radical structuré autour de groupes autonomes qui assurent le spectacle lors des matchs avec des chants, des banderoles ainsi que des animations visuelles de grande envergure appelées tifos. Apparus à partir de 1968 dans une Italie en pleine agitation sociale, les ultras sont alors de jeunes manifestants issus des cortèges d’extrême gauche qui importent dans les tribunes des pratiques propres aux organisations politiques radicales : indépendance à l’égard des institutions, culture de l’anonymat, solidarité entre membres et autofinancement. Les premiers ultras italiens allèrent jusqu’à s’inspirer des dénominations des organisations armées d’extrême gauche de l’époque, telles les Brigades rouge et noir de l’AC Milan ou les Tupamaros (en référence au mouvement uruguayen du même nom) à l’AS Roma.
Implanté en Europe dès les années 1980, le mouvement ultra déferle sur l’Afrique du Nord au tournant de l’année 2000 par le biais d’Internet et des réseaux sociaux. En 2002, les ultras L’Emkachkhines — « les chamarrés » —, qui soutiennent le club Espérance sportive de Tunis, sont les premiers représentants africains de cette contre-culture footballistique. Celle-ci essaimera au Maroc en 2005, puis en Algérie et en Égypte dès 2007. Parfois, des liens se créent entre les deux rives de la Méditerranée. Ainsi, les ultras de l’USMA se revendiquent aussi du « Milano », l’AC Milan, dont les couleurs rouge et noir sont les mêmes que celles du club algérois.
Représentants d’une jeunesse à la fois auto-organisée et insubordonnée au pouvoir étatique, les ultras deviennent un problème majeur pour les régimes de la région, qui les considèrent comme une menace pour leur autorité. Arrestations arbitraires, violences physiques et restrictions de mouvement : la répression policière s’abat rapidement sur ces supporteurs.
Forts de leur expérience d’autodéfense face aux forces de l’ordre et de leur capacité de rassemblement, les ultras de l’Espérance sportive de Tunis et du Club africain, autre grand club de Tunis, se retrouvent dès janvier 2011 en première ligne des manifestations du « printemps tunisien ». En février et en novembre 2011, ce sont également les ultras de l’Al-Ahly et du Zamalek, les deux plus grands clubs du Caire, qui défendent physiquement la place Tahrir contre les milices du pouvoir (baltaguiyas) lors de la révolution égyptienne. Ils diffusent au sein du mouvement social leurs slogans protestataires.
Nés en 2007, les ultras Verde Leone du Mouloudia Club d’Alger sont les pionniers du mouvement ultra en Algérie. « Le nom “Mouloudia” fait référence au Mawlid, la fête célébrant la naissance du prophète, détaille Kacem [7], un Verde Leone d’une trentaine d’années. Quant aux deux couleurs de notre club, le vert et le rouge, elles symbolisent respectivement l’islam et le sang des martyrs. Nous sommes les porteurs d’une histoire de résistance transmise de génération en génération. Nous manifestons chaque vendredi contre ce régime. Pas en tant qu’ultras, mais en tant qu’Algériens à part entière. »
Par ses valeurs antiautoritaires, son esprit de communauté et son virilisme exacerbé, le supporteurisme ultra a su séduire de larges pans de la jeunesse masculine, tout en structurant le défouloir qu’étaient les tribunes algériennes et en lui insufflant une dimension politique. En mai 2018, lors de la finale de la coupe d’Algérie, les supporteurs de la JSK s’en prennent ainsi avec une rare virulence au pouvoir, aux forces de l’ordre et au premier ministre de l’époque, M. Ahmed Ouyahia. Quelques mois plus tard, la présence dans les marches de jeunes supporteurs en groupes très organisés, arborant le maillot de leur équipe et entonnant des chants hostiles au pouvoir, impressionne tous les Algériens. Par ailleurs, depuis le début du mouvement, les diverses communautés ultras d’Alger se sont déclarées khawa (« frères »), mettant entre parenthèses leurs rivalités sportives pour unir leurs forces contre le régime.
« Boycottons les gradins dans l’intérêt du pays »
Ainsi, le 14 mars, l’USMA et le MCA s’affrontaient sur la pelouse du stade du 5-Juillet-1962 d’Alger. Baptisée « le derby des frères ennemis » — les supporteurs des deux clubs cohabitent dans les rues de la Casbah et de Bab El-Oued —, cette rencontre est réputée dans le monde entier pour sa ferveur en tribune et ses tifos spectaculaires [8]. Mais, le matin de la rencontre, sur les murs de la ville, un tract estampillé MCA annonce : « On ne peut pas aller à une fête de mariage quand sa mère est malade. (...) Boycottons les gradins dans l’intérêt du pays et dans celui du club. Nous demandons à tous les supporteurs de suivre une seule voie et de ne laisser aucune idée nous séparer. Nous supporterons l’Algérie demain [vendredi, jour de manifestations] dans les rues. »
Au coup d’envoi du match, les trois quarts des 80 000 places de l’enceinte sont vides — un fait inédit dans l’histoire du football algérien. Seules quelques centaines d’Ouled El-Bahdja chantent La casa del Mouradia à l’entrée des joueurs. « Nous avons annulé le tifo qui devait être déployé, car la beauté des tribunes lors des précédents derbys algérois a été instrumentalisée par l’État pour montrer une image déformée de la réalité sociale du pays, nous confient les fondateurs d’Ouled El-Bahdja. Le football ne doit pas être un instrument d’hypnose et de distraction du peuple. » Les cinq dernières minutes de la partie s’achèvent par des slogans hostiles au régime, mais aussi de soutien à la cause palestinienne, clamés à l’unisson par les tribunes des deux camps.
Propriétaire et président de l’USMA depuis 2010, M. Ali Haddad — qui n’a jamais été accepté par les supporteurs du club — a été placé en détention provisoire le 3 avril après avoir tenté de fuir le pays par la frontière algéro-tunisienne. Richissime affairiste proche du clan Bouteflika et président du Forum des chefs d’entreprise (FCE) jusqu’à sa démission le 28 mars, il a, entre autres, trempé en 2015 dans un vaste scandale de corruption lié à la construction de l’autoroute reliant l’est à l’ouest de l’Algérie. Ultima Verba (« Dernières paroles »), un titre mis en ligne par les Ouled El-Bahdja en février, quelques jours avant la première marche contre le régime, avertit : « Le temps nous appartient. L’État chutera avec ceux qui ont construit l’autoroute. »