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Vers une généralisation de la crise…
On peut lire dans le communiqué de presse rédigé à l’occasion du sommet européen des 14 et 15 décembre 2017, la déclaration du président de la Commission européenne M. Jean-Claude Juncker : « Même si nous quittons progressivement la gestion de crise, il est évident que les migrations demeureront un défi pour toute une génération d’Européens. L’Europe doit se doter de toute urgence de moyens pérennes de gérer les migrations de façon responsable et équitable. Nous avons certes accompli des progrès tangibles au cours des trois dernières années, mais il est temps à présent que les propositions deviennent législation, et que cette législation soit mise en pratique. » [2] La période de crise est donc passée nous informe t-on, et il est temps d’œuvrer à une gestion stable et pérenne des flux migratoires.
L’Union européenne entend montrer la voie à suivre, et se donne comme priorités législatives pour les années à venir les domaines d’actions suivants : « le renforcement de la sécurité des citoyens européens » et « la réforme et le développement de sa politique migratoire dans un esprit de responsabilité et de solidarité » [3]. Pour cela, la coopération des pays membres de l’Union européenne ainsi que celle des pays de départ et de transit est une priorité. Les principaux axes de la feuille de route proposée lors de ce sommet doivent permettre d’aboutir à un « accord global sur une politique migratoire durable » d’ici juin 2018. Il s’agira notamment de :
– rendre pleinement opérationnelles les capacités de l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes (Frontex) et d’accroître ses objectifs d’expulsions (+50 % dès juin 2018) [4].
– assurer la mise en œuvre complète de l’accord UE-Turquie. Si la Commission européenne se réjouit en affirmant qu’il a permis de « […] jouer un rôle clé en veillant à ce que le défi migratoire en Méditerranée orientale soit traité efficacement et conjointement par l’UE et la Turquie. », pour de multiples raisons, le nombre de relocalisation dans les pays européens demeure bien en dessous des prévisions annoncées et les retours en Turquie depuis la Grèce restent pour l’heure limités [5]. Les réfugiés sont ainsi bloqués sur le continent ou sur les îles Grecques durant de longues périodes dans l’attente de la négociation de leur cas. Les principales considérations de la commission sont de réduire l’arriéré des demandes, améliorer les capacités de traitement et de détention en Grèce dans le but d’accélérer les retours.
– renforcer la coopération avec les pays « tiers » africains. La question migratoire est conditionnée à l’ensemble des domaines de coopération (économique, commercial, politique ou militaire, aide au développement) selon les intérêts européens : réadmission des personnes en situation irrégulière, renforcement des contrôles aux frontières et gestion des migrations au sein même des pays de départ ou de transit [6].
– réviser le régime d’asile européen commun (RAEC) avec pour objectif d’approuver, d’ici juin 2018, une révision du règlement de Dublin dans le cadre d’un accord plus large sur toutes les réformes proposées. Il est question d’harmoniser les conditions d’accueil dans toute l’UE et notamment de : réduire les différences de taux de reconnaissance d’un pays à l’autre et décourager les mouvements dits secondaires d’un pays européen à l’autre par des mesures plus strictes, adapter et renforcer le système Eurodac [7] pour faciliter les retours et lutter contre la migration irrégulière, et adopter le concept de « pays tiers sûr » [8].
Du point de vue des dirigeants européens, la gestion de la crise n’était donc pas entendue dans le sens de la capacité des états membres à faire face à un afflux exceptionnel de populations immigrées et de procéder à leur intégration sur leur territoire. Il s’agissait bien de développer des moyens pour bloquer dans l’urgence des entrées considérées comme intrusives. Autrement dit, l’essentiel des efforts ont été consacrés à la mise en place d’une politique migratoire coordonnée de gestion des flux et de protection, mais pas de résoudre la situation endurée par les personnes contraintes de fuir leur pays et demandant protection en Europe [9].
Si les États membres annoncent procéder à la réinstallation de 50 000 réfugiés vulnérables supplémentaires d’ici à mai 2019, ce chiffre est à mettre en relation avec la hausse des prévisions du nombre d’expulsions envisagées et les retours volontaires assistés supplémentaires financés par la Commission devant être effectués d’ici février 2018 (dont notamment 15.000 personnes bloquées en Libye). Il faut également relativiser les prévisions de réinstallations qui dans la pratique se heurtent aux cafouillages plus ou moins volontaires des états refusant de se prêter à la répartition dite équitable de la charge – et qui permettent d’ailleurs dans l’attente de résolutions de ne pas appliquer ces mesures [10].
Les orientations envisagées pour les années à venir par l’UE n’ont pourtant rien de fondamentalement nouveau. Elles ne font qu’entériner la logique que nous connaissons aujourd’hui et persistent dans une volonté de fermeté. Les migrations irrégulières doivent être combattues qu’elles qu’en soient les conséquences, et les possibilités légales d’accéder en Europe ne sont pas améliorées, bien au contraire. Si le nombre d’arrivées sur le sol européen demeure aujourd’hui nettement inférieur à celui de 2015, il est toujours question de poursuivre le virage sécuritaire légitimé par la « crise », et de le généraliser [11].
L’Europe sécuritaire comme repoussoir
Les annonces en trompe l’œil d’une politique « responsable et solidaire » viennent justifier la réadmission rapide et efficace de ceux qui n’auraient pas le droit de séjourner dans l’UE. Si des voies d’accès légales sont mises en avant dans les programmes de communication de la commission européenne, la majeure partie des réfugiés non éligible demeure toutefois laissée pour compte. Pour l’UE, ces voies légales présentent notamment l’avantage de renforcer la sélection parmi les candidats à l’exil et participeraient à réduire les incitations à la migration irrégulière [12]. Concernant les aspects économiques, la sélection est établie dans l’idée que les états membres puissent attirer selon leurs intérêts les travailleurs possédant les compétences « dont ils ont besoin, quand ils en ont besoin » [13]. Ainsi, alors que le principe de l’accueil inconditionnel est constamment remis en cause, une partie de la population immigrée se voit destinée à répondre aux pénuries de compétences et aux besoins croissants de la société vieillissante européenne, tandis qu’une autre se voit criminalisée et rejetée.
Poursuivant cette logique, puisqu’une immigration dite légale est proposée, les autres moyens d’accès sont en conséquence considérés comme irréguliers. Les réfugiés deviennent alors des clandestins et tout un ensemble de pratiques répressives sont appliquées durant leur séjour en Europe. Il s’agira de la surveillance et des refoulements des zones frontalières, du fichage systématique et de la prise d’empreintes précédant toute démarche administrative, de l’extension de zones d’attentes dédiées à la vérification des identités, ou de l’enfermement en centres de tri ou dans des camps. En tant que demandeur d’asile, les assignations à résidence et l’enfermement peuvent compléter ce dispositif répressif. Une fois débouté, c’est la clandestinité avec des contrôles sur l’ensemble du territoire, des arrestations, la mise en rétention, puis pour finir, l’expulsion forcée qui peut achever pour beaucoup de personnes des périples parfois bien longs et dangereux…
Paradoxalement, en plus d’être criminalisés, les réfugiés sont souvent représentés à travers un prisme misérabiliste et victimisant où toute considération sociale et politique leur est dénigrée. Dans le meilleur des cas, ils peuvent se plaindre du froid ou de la faim, mais les raisons qui les poussent à subir ces conditions ne sont que rarement relayées publiquement. Ceux-ci restent donc privés de la possibilité de porter un discours critique voire des revendications. Un amalgame pervers se met en place entre la situation désastreuse engendrée par les guerres et les conditions déplorables que les réfugiés rencontrent également en Europe. Il serait donc « normal » ou « acceptable » qu’une personne fuyant la misère de son pays soit soumise à des conditions sociales et matérielles similaires en arrivant dans une métropole européenne. Un réfugié resterait donc un réfugié où qu’il soit, l’image d’un camp à la frontière syro-jordanienne ou aux abords de Mossoul ne différant pas tellement de celle d’un camp à Paris ou à Calais… Mais en Europe, le fait de dormir sous une tente est rapidement suspecté, – l’assimilation à la délinquance et aux troubles à l’ordre public arrivent vite – et la répression policière et les harcèlements sont donc là aussi justifiés.
Ainsi, la stigmatisation du réfugié en tant que « criminel » ou « victime » est produite et va de pair avec le renforcement des législations et des pratiques discriminantes. La privation de statut d’individu à part entière empêche une juste prise en considération des droits élémentaires et nie tout processus d’identification ou d’empathie. Les récents décrets, lois et applications vont cependant dans le sens de cette déshumanisation, et accompagnent la propagande médiatique alimentée par la plupart des gouvernements. L’effet repoussoir des murs, gardes-frontières et centres de rétention se trouve donc renforcé tant par le déni d’accès aux droits et aux protections sociales ou humanitaires, que par la répression mise en place. Autant d’arguments permettant de rendre l’Europe assez indésirable pour que de nombreuses personnes préférèrent aller voir ailleurs ou rentrer chez elles [14].
Une question humanitaire ?
Le traitement de la question migratoire prend une tournure inédite tant dans sa forme que dans ses proportions, et bien des interrogations demeurent face aux orientations en cours. Les impératifs qui sous-tendent cette politique méritent d’être questionnés et débattus, d’autant qu’ils ne sont que rarement abordés dans leur ensemble. Si quelques pistes peuvent être évoquées, il paraîtrait plus raisonnable d’envisager un ensemble de facteurs liés entre eux plutôt qu’une cause unique.
Les efforts déployés pour maintenir à distance une quantité toujours grandissante de la population laissent présager que des désordres tant économiques, écologiques que politiques pourraient engendrer d’importants déplacements de populations dans les années à venir. L’Europe souhaiterait alors se prémunir face aux mouvements migratoires qui peuvent être provoqués par les nombreuses zones profondément déstabilisées économiquement, ou en proie à de fortes tensions sociales susceptibles de se transformer à tout moment en véritable conflits explosifs. L’étincelle du printemps arabe dans sa tournure la plus sanglante en Syrie entraînant des millions de déplacés l’a montré [15]. L’instabilité dans les différentes régions du moyen orient où d’Afrique notamment légitimerait en conséquence la mise en place de cet impitoyable mécanisme de filtrage.
D’autre part, l’économie européenne, qui a jusque là été un facteur déterminant de l’immigration, est globalement au point mort et doit déployer d’importants efforts pour maintenir sa compétitivité au niveau mondial [16]. Il n’est guère surprenant que les principes humanistes des droits de l’homme cèdent vite le pas aux impératifs du marché… La survie économique de l’Europe passe avant celle des milliers d’individus jetés sur les routes à cause de la misère subie dans leur pays. Pour autant, la gestion des flux migratoires s’avère une activité particulièrement rentable et s’intègre pleinement dans un large pan de l’économie : nombreux sont les investisseurs prêts à profiter des nouveaux débouchés qu’elle ouvre [17]. S’ajoute à cela, la récupération politique sur fond de xénophobie dans une Europe sécuritaire et fascisante, qui est également l’un des aspects de l’instrumentalisation des politiques migratoires œuvrant à la fermeture des frontières [18].
L’immigration peut être perçue d’un point de vue politique pour l’Europe comme une épine bien embarrassante. Cela, certains états l’ont bien compris et tentent alors d’en faire valoir leurs intérêts. C’est le cas notamment de pays limitrophes tels la Turquie ou la Libye qui usent de leur position stratégique en devenant les avant-postes gardés de l’Europe. Leurs services se monnayent dans le cadre de signatures d’accords, et peu importe si les droits des réfugiés qui y sont retenus ne sont pas respectés. L’Europe « forte et démocratique » se retrouverait-elle ainsi prise au piège de sa propre politique par les milliers d’immigrés souhaitant fouler son sol ? La question reste complexe et ne peut entraîner d’affirmations rapides. Mais à travers la sinistre partie de poker qui se joue entre les états, leur manière de faire face et de reprendre les cartes en main est bien d’assurer la maîtrise de leurs propres frontières. De là s’explique alors leur fermeté et leur volonté sans failles de réguler l’immigration.
La question de l’immigration est aujourd’hui inextricable des intérêts politiques actuels. En étant liée aux contraintes économiques, diplomatiques ou militaires qui dépassent largement la simple question de la volonté de l’accueil, elle entre dans le jeu stratégique des rapports de forces entre états. Par conséquent, le principe de l’accueil inconditionnel et de la libre circulation des personnes ne peut s’envisager sérieusement qu’avec une remise en cause plus globale des enjeux liés aux migrations. Que signifie alors la revendication de l’ouverture des frontières dans un monde qui n’a de cesse que de se refermer ? La réponse n’est sûrement pas à chercher dans le nombre de couvertures qu’il faut apporter aux réfugiés, mais plutôt de replacer la critique des politiques migratoires non sur le plan de la question humanitaire, mais bien sur celui de la politique. L’un des premiers réflexes d’une partie de la société européenne est, à juste titre, de s’offusquer des conditions livrées aux réfugiés arrivant dans leur propre pays. Un autre pourrait être de s’intéresser aux raisons pour lesquelles ces personnes ont du fuir. En quelque sorte, plutôt que de regarder l’obus tombé à ses pieds, s’intéresser à qui l’a tiré.