Etat d’urgence sanitaire : un nom et des mesures punitives qui convoquent l’histoire coloniale

A l’heure ou j’écris, l’Assemblée nationale française est appelée à débattre sur un projet de loi permettant au gouvernement de déclarer “l’état d’urgence sanitaire” pour répondre à la pandémie globale du COVID 19 qui met en danger les plus vulnérables d’entre nous. Ce texte permettrait trois choses : le report légal des élections municipales, les dispositions concernant les entreprises mises à mal par la situation de confinement d’une partie de la population, ainsi que les différentes mesures permises par l’état d’urgence sanitaire lui-même.

Je n’ai aucune autorité pour discuter ces deux premiers points, mais peut peut-être partager quelques réflexions tatonantes et incertaines à propos du troisième, étant engagé depuis quatre ans dans un travail (toujours en cours) de recherches et rédaction d’une histoire spatiale de l’état d’urgence français.

Bien entendu, l’état d’urgence et l’état d’urgence sanitaire sont des lois sensiblement différentes. La première a été créée en avril 1955 afin d’écraser la Révolution algérienne ou, pour être plus précis, afin de légaliser la violence contre-révolutionnaire française déployée immédiatement après l’offensive du Front de libération nationale algérien le 1er novembre 1954. Celle-ci fut déclarée trois fois durant la Révolution algérienne (1954-1962) en Algérie et en France en complément des six épisodes des “pouvoirs spéciaux” et des deux applications de l’article 16 de la Constitution de la Vème République qui permit à De Gaulle de s’accaparer les pleins pouvoirs. Elle fut ensuite utilisée trois fois dans le Pacifique ; à Wallis-et-Futuna en 1986 et à Tahiti-Nui en 1987, mais plus particulièrement en Kanaky durant l’insurrection autochtone kanak de 1984-1988 qui aurait sans doute permis l’accession du pays à la pleine souveraineté si la team Chirac-Pasqua-Pons-Flosse n’était pas arrivée au pouvoir en 1986 — le massacre des 19 d’Ouvéa en 1988 n’est que la tragique conclusion de leurs mesures contre-révolutionnaires. Enfin, elle fut appliquée dans les quartiers populaires de France et des colonies départementalisées d’abord à l’encontre du soulèvement de 2005, puis en 2015-2017 lors de milliers de perquisitions et d’assignation à résidence sur la base hasardeuse de note blanches dans un déchaînement de violence policière, administrative et judiciaire islamophobe.

L’état d’urgence sanitaire, quant-à-lui, naît d’une situation au sein de laquelle l’action de l’état est non seulement nécessaire, elle requiert en effet également des capacités exceptionnelles. C’est d’ailleurs ce que propose l’une des mesures du projet de loi qui permettra de “procéder aux réquisitions de tout bien et services nécessaires afin de lutter contre la catastrophe sanitaire”. On se prend à rêver à un grand virage du macronisme ! Réquisitions des logements de la spéculation immobilière infâme pour les personnes qui connaissent tout du confinement en temps soi-disant “normal” : celui de la rue ou bien celui des prisons ou centres de rétention. Réquisitions d’usines pour fabriquer masques et autres objets de protection pour cellleux que ce même gouvernement oblige à prendre le risque d’être celleux qui permettent aux autres d’être confiné.e.s. : caissier.e.s, ouvrier.e.s, éboueurs.es, livreur.ses, etc. Réquisitions des hôtels de luxe pour alléger la charge des hôpitaux en les transformant en centres de convalescence pour les personnes se remettant peu à peu des effets du virus… Difficile de croire cependant que ce sont là les réquisitions pensées par le gouvernement.

Pourquoi ce nom alors qui évoque la violence des grande contre-révolutions coloniales — au delà du manque d’imagination des technocrates énarques qui n’est plus à prouver ? Il y a bien-sur les tentatives grotesques de Macron à se rêver en De Gaulle avec son histoire de “nous sommes en guerre”. De Gaulle, la contre-révolution, il connaît ! Mais regardons le texte lui-même. L’état d’urgence sanitaire emprunte d’abord à son aîné colonial son mode de fonctionnement institutionnel : Le gouvernement peut le déclarer unilatéralement pendant 12 jours, au terme desquels il doit devenir une loi, c’est-à-dire être votée au parlement, afin de pouvoir continuer à être opérant. Il reprend ensuite la seule mesure majeure à ne pas avoir été transférée de l’état d’urgence à la loi du 30 octobre 2017 “renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme” (SILT) que le gouvernement Macron-Philippe avait passé comme une lettre à la poste — big up aux postier.e.s ! — afin de terminer deux ans d’état d’urgence en inscrivant la grande majorité de ces mesures dans le droit commun. Cette mesure majeure est la possibilité d’instaurer des couvres-feux qui avait été utilisée de manière extrêmement ciblée à l’encontre des quartiers populaires lors du soulèvement de 2005. Nous avons pourtant vu durant les premiers jours de révoltes des Gilets jaunes réunionnais en novembre 2018 qu’un préfet n’avait aucun mal à déclarer un tel couvre-feu en utilisant le code général des collectivités territoriales, chose d’autant plus aisée qu’elle se produisait dans une colonie départementalisée comme la Réunion — mais le préfet en question est désormais préfet du Val-d’Oise et de ses nombreux quartiers populaires. C’est ainsi que l’état d’urgence permettra des “mesures générales limitant la liberté d’aller et venir [la définition légale du couvre-feu], la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion”.

On pourrait se dire “Après tout, pourquoi pas ?” ; le confinement semble être la stratégie la plus efficace pour affronter cette pandémie et il semble normal que le gouvernement puisse demander à chaque personne qui le puisse de rester chez elle. Néanmoins, il ne vous a peut-être pas échappé que c’est d’ores et déjà ce qui a été fait dimanche dernier durant l’allocation télévisuelle de Macron transformée en un décret (décret du 16 mars 2020). La différence se trouve principalement dans les moyens pouvant être pris afin de punir les personnes ne respectant pas les limitations de déplacement et augmentant le risque de contagion. Néanmoins, la dimension punitive d’une action gouvernementale implique toujours la même chose : l’augmentation du degré discrétionnaire de la police et de ses dirigeant.e.s. Ce degré discrétionnaire est mû à la fois par le positionnement politique et autres biais de chaque policier.e.s, ainsi que par les structures racistes et classistes de l’état français. Cette semaine nous l’a rappelé : d’un côté nous avons pu observer à quel point l’une des caractéristiques de la bourgeoisie (classe de laquelle je suis moi-même issu par ailleurs) correspond à l’idée profondément ancrée que les lois, ou du moins la pleine étendue des lois, ne la concerne pas. C’est ce qu’on a vu lorsque Paris s’est vidée de sa bourgeoisie (comme en mars 1871 !) ce weekend et lundi alors qu’une telle fuite comportait nécessairement un risque de propagation du virus à plus grande échelle encore. Il est vrai que le décret n’était alors pas encore entré en action, mais chaque personne ayant fuit la ville l’a fait en sachant pertinemment qu’elle mettait potentiellement en danger de nombreuses autres qu’elle-même. A l’opposé, nous avons pu voir des scènes dignes d’une reconstitution de l’histoire coloniale (mais bien-sûr, c’est le cas de la majorité des interactions policières avec les habitant.e.s racisé.e.s des quartiers populaires) dans le quartier de la Goutte d’or à Paris : mépris verbal, cris, humiliations et arrestations d’une très grande violence. Nul doute que ces scènes ont eu lieu dans de nombreuses autres villes de France ces derniers jours.

En définitive, il faut reconnaître que le projet de loi pour la création d’un état d’urgence sanitaire ne permet pas encore de se rendre compte de sa violence potentielle puisque celui-ci permet surtout au Premier ministre de prendre des décrets dont le contenu sera celui qui nécessitera toute notre vigilance — à cet égard, l’état d’urgence sanitaire fonctionne davantage comme les pouvoirs spéciaux durant la contre-révolution en Algérie que comme l’état d’urgence lui-même. Néanmoins, il ne fait nul doute que celleux qui seront visé.e.s par les mesures punitives de cette loi en dehors des mesures relatives aux réquisitions sont toujours les mêmes : celleux dont les parents ou grands parents ont subit la contre-révolution coloniale française qu’iels soient de la Caraïbe (Déc 59 en Martinique, Mé 67 en Guadeloupe, répression du mouvement autochtone et créole en Guyane), du Maghreb (contre-révolutions des années 1950), de l’Afrique subsaharienne (FrançAfrique, guerre économique contre la Guinée, contre-révolution au Cameroun...) de l’Océan Indien (occupation de Mayotte, répression du mouvement réunionnais), du Pacifique (états d’urgence en Kanaky, à Wallis-et-Futuna et à Tahiti) ou de l’Asie du Sud-Est (guerre coloniale en Indochine).

Les abolitionnistes du système pénal et carcéral nous l’ont appris : punir ne résout rien et, plus grave encore, les personnes qui en font le plus les frais sont presque toujours celles que les structures sociales, raciales et coloniales place d’ores et déjà dans un état de vulnérabilité quotidien. A défaut que les gouvernements inventent des mesures d’information (saluons l’initiative de Santé publique France d’avoir traduit les mesures sanitaires en 22 langues par exemple), de prévention, de responsabilisation et de solidarité afin de faire en sorte que la stratégie engagée soit efficace, c’est à nous de les inventer à un niveau communautaire que ca soit a l’échelle d’un immeuble, d’un quartier ou bien d’une ville entière. Le monde qu’iels veulent à nouveau imposer est le leur, toujours plus décomplexé dans sa violence. Tâchons d’en inventer d’autres au sein desquels créativité, solidarité et bienveillance sont la source de toute interaction.

PS :

L’auteur, Léopold Lambert, est architecte de formation, chercheur indépendant et le rédacteur-en-chef du magazine anglophone The Funambulist qui tente de formuler des perspectives spatiales autour des luttes.
Source du projet de loi : https://www.publicsenat.fr/…/document-etat-d-urgence-sanita…

Article publié sur "Cerveaux non disponibles"

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