A travers l’analyse de l’histoire de deux cités construites dans les années 50 à Marseille, la copropriété de Felix Pyat et la cité de transit du Petit Séminaire, cet article analyse quelques aspects de l’impact spécifique de la mémoire de l’Algérie coloniale et de la décolonisation, dans la production de ce territoire que l’on nomme « les quartiers nord ». Le montage sonore retrace quant à lui quelques bribes de l’histoire du Petit Séminaire et des luttes et pratiques de solidarités dont cette cité fût le théâtre.
Rencontres entre réalités sociales et mémoires coloniales : une production symbolique différenciée des espaces et de la façon de les habiter.
Réalité sociale et stratégies de contournements/résistance face à la production symbolique du continuum colonial dans les cités de transit : l’exemple du Petit Séminaire
Une réalité sociale à l’encontre des représentations
Si dans l’imaginaire collectif, les bidons-villes et les cités de transit sont habités essentiellement par des populations immigrées venant des anciennes colonies, la réalité sociale est pourtant bien différente. Comme le souligne Emmanuel Blanchard, « il faut d’abord rappeler que les bidonvilles étaient un habitat minoritaire, qui n’a jamais regroupé que 10 % des Algériens » (Emmanuel Blanchard, hivers 2017, p51).
Au Petit Séminaire, la population maghrébine est loin d’être majoritaire. Selon Michel Anselm « les familles appartenaient à trois grandes composantes : les Gitans d’origine espagnole, mais tous de nationalité française et tous issus d’Algérie, les Maghrébins, pour l’essentiel Algériens, mais certains de nationalité française aussi, enfin, le fond de peuplement marseillais : Arméniens, Italiens, Italo-Maltais, Espagnols, Corses, etc...avec une forte proportion de pieds-noirs » (Michel Anselm, 2000, p24). Balayant les clichés, il nous informe que « la composante « européenne » y était très largement majoritaire. ». Cette population est aussi la en détresse sociale et personnelle, raconte Michelle : « (…) eux, ils avaient une... des générations d’échecs, pour en arriver à cette cité de transit. »
Le point commun entre tous les habitants de la cité, c’est un quotidien de pauvreté. Badra nous explique : « dans ces cités de transit si tu mettais les algériens les gitans et les pieds noirs, ils avaient pas un rond. C’était des prolos. Sinon ils seraient pas là quoi ». Les pieds-noirs qui résident à côté des maghrébins sont avant tout des travailleurs démunis « Ils étaient dans la misère aussi certains pieds noirs. Ils étaient pas tous colons. Donc il y en avait qui venaient quand même. Il y avait des allers-retours. Comme il y avait des allers-retours avec les algériens, il y avait des allers-retours avec les pieds noirs. » Au delà des parcours, le partage de cette condition sociale rapproche les communautés : « Consciemment ou inconsciemment, il y avait un rapprochement qui s’était fait entre les pieds noirs algériens et tunisiens, en terme de classe sociologique. C’est à dire c’était des pauvres ». D’après Michel Anselm, 70 % de la population vient d’Afrique du Nord (« pieds-noirs, Gitans, Maghrébins »). Ce qui induit également « des référents communs et des pratiques de cohabitation spécifique ». Ainsi, bien loin des représentations que l’on s’en fait, le Petit Séminaire est habité par « une population relativement hétérogène à première vue, plus ou moins cohésive, selon les groupes et les communautés » (Michel Anselm, 2000, p24).
L’empreinte de la guerre d’Algérie au Petit Séminaire : entre identité commune, traumatisme et non-dit
Au Petit Séminaire, personne n’évoque la guerre d’Algérie, pas plus que dans le reste des territoires de la ville. Toni évoque d’abord la honte pour expliquer le non-dit général qui entoure cette guerre : « Tu sais. la guerre d’Algérie ça a été un impensé à cette époque là.(...) les jeunes qui partaient ils en parlaient pas… Les gens qui revenaient ils en parlaient pas… parce que … euh… Parce qu’ils avaient honte d’être allé là-bas. » Dans les grands ensembles construits en urgence, comme solution au problème des rapatriés, les partisans de l’indépendance peuvent cohabiter avec les partisans ou défenseurs de l’Algérie française. Il y a donc aussi la peur de raviver et perpétuer les clivages politiques : « il fallait surtout pas en parler… D’abord parce que le copain à côté il était pas forcément dans le même camps… ». Dans ces territoires où se côtoyaient de potentiels anciens adversaires ou ennemis, ne pas parler de la guerre a pu être une stratégie de contournement pour construire du « vivre ensemble », maintenir une cohésion locale au-delà de la blessure de l’Algérie.
Mais au-delà des stratégies de contournement, il y a un aspect traumatique de la guerre qui en fait un sujet tabou entre des gens qui s’organisent pourtant ensemble depuis des dizaines d’années. Toni nous avoue ne jamais avoir interrogé les parents de Badra, qu’il a pourtant côtoyé pendant plus de vingt ans : « j’ai jamais... j’ai jamais essayé de savoir pourquoi ils étaient là. Si ils étaient des collaborateurs des forces coloniales. Si ils étaient des ennemis des forces coloniales… Tu vois… C’est des trucs dont on a pas parlé, je veux dire c’est vraiment… Je veux dire… C’est un impensé… Maintenant tu me pose la question et… Je m’étais jamais posé la question. ».
Le même tabou existe parfois au sein des familles. Or, s’il y a une rupture de transmission, les descendants n’en sont pas moins porteurs d’un héritage mémoriel dont ils ne comprennent pas la teneur. Selon les mots de Badra : « tu trimballes des valises qui sont pas à toi. Qui sont de plus en plus lourdes quand tu vieillis. Et tu sais pas pourquoi tu les trimballes. » Parfois ces valises influencent un parcours militant dont on ne maîtrise pas tous les enjeux : « Toi tu t’identifies à quelque chose qui n’est pas parlé. (...) Ton père il te parle pas. Ta mère elle te parle pas. Et toi tu vas militer pour quelque chose qui est en lien avec ta problématique, mais lié à quelque chose qui est au dessus de toi ». Parfois, cette chape de plomb à des conséquences plus grave psychologiquement. Comme le relève Badra, « quand tu vas en hôpital psy, t’as beaucoup d’Algériens. Beaucoup beaucoup. (…) Parce que c’est un conflit, quand il y a un conflit que tu ne comprends pas et qui n’est pas dit... Bah tu peux que revenir fou. »
Lutter pour évacuer les traumatismes, lutter pour réparer la mémoire et se réparer
Pourtant, la mémoire de la guerre d’Algérie semble structurer inconsciemment bien des interactions dans la cité. A commencer par les acteurs sociaux et les militants extérieur à la cités engagés dans le tissus associatif. Quand Badra analyse le profil des acteurs « extérieurs » au Petit Séminaire, qui en ont accompagné les luttes, elle évoque chez tous, la proximité avec l’expérience algérienne : « c’est vrai que c’était des gens qui quelque part avaient connu le problème de l’Algérie puisque Toni avait fait l’armée là-bas, Jean avait fait l’armée là-bas. C’était quand même des gens qui avaient eu à un moment donné une relation avec ce pays et qui n’étaient pas d’accord ». Lors de notre entretien avec Toni, nous remarquons qu’après voir péniblement évoqué la honte et le traumatisme lié la guerre d’Algérie, il retrouve son enthousiasme en nous parlant de son engagement dans la mise en place de cours de français bénévoles pour les familles du Petit Séminaire. Difficile de ne pas penser cet engagement comme une possible réparation face à la honte d’avoir participé à une guerre coloniale, lorsque notre interlocuteur a clairement des positions émancipatrices.
Au delà de la question algérienne, il y a également chez tous une mémoire familiale de migration et de déracinement. Lorsque Michelle évoque son parcours professionnel d’engagement auprès des plus démunis, elle n’hésite pas à l‘interpréter comme un engagement inconscient en réaction à un contexte familiale d’émigration économique : « Mon grand père est venu de suisse allemande, ma mère parlait pas la langue, enfin... Tout le topo de l’immigration. (...) Parce que on vivait ça comme une immigration et après j’ai découvert par rapport aux collègues de Marseille et aux parents, que c’était le même parcours. (…) Enfin, j’ai transféré quoi ! ». Toni et Jean sont quant à eux respectivement fils d’immigrés italiens et espagnoles. Badra analyse également leurs engagement au Petit Séminaire à l’aune de ces histoires familiales de déracinement : « Misère Italienne, voilà. Je pense que c’est ça qui l’a raccroché beaucoup à ce qui se passait au Petit Séminaire. (…) Jean c’est pareil, Jean c’est une famille espagnole. Donc tu aura la version espagnole si tu l’interroge ».
Pour les jeunes comme Badra, engagées dans le tissu associatif du Petit Séminaire, « Militer à l’époque au Petit Séminaire, c’était assez important quand même . ». Cela semble même vital pour faire face à la violence sociale du quotidien : « Quand il y a trop d’injustices enfin, moi c’est ma façon de me sauver peut-être. »
Militer contre ces injustices, c’est également paradoxalement une forme de « protection », un gage d’intégration et une façon de prendre une place dans cette société excluante, au-delà des assignations sociales imposées :« C’était aussi se protéger quelque part. Et oui, tu rentres dans la norme. Même si c’est une norme à gauche. Tu rentre dans une norme. »
Badra nous raconte qu’elle ne se souvient de rien de son enfance au Petit Séminaire, ponctuant d’un « Je me rappelle de rien, faut le faire ! Même après 10 ans de thérapie ! »Ses souvenirs débutent avec sa participation à des actions associatives : « C’est marrant je me souviens à partir du moment où dans la cité j’ai participé à des actions associatives. » C’est dire à quel point l’engagement au Petit Séminaire a été une étape importante pour elle.
Résister à la stigmatisation sociale et coloniale, construire une identité commune
L’engagement militant dans la cité commence avec les luttes concernant le logement, comme nous l’explique Badra :« la question du logement a été centrale. Moi je le redis… Parce que les conditions de vie dans lesquelles nous étions elles étaient catastrophique. Et souvent dans les cités et dans les bidons villes on s’est battu pour la question du logement. ». Derrière la question des conditions de vie matérielles, il y a un refus de la ségrégation. Un refus de l’injustice qui assigne « les gens issus de l’immigration » à des conditions de vie dégradantes : « nos parents sont venus pour travailler, d’accord ici, quelque fois avec les enfants, quelques fois nous étions nés ici. »
Aidées de Toni, l’instituteur, Jean, le responsable local de la cellule du PC, Ferrier, un chrétien de gauche qui habite la résidence à côté, et Michelle, éducatrice au Petit Séminaire, Badra et ses amies montent « L’amicale des locataires ». Badra nous raconte : « on a commencé à faire des démarches, bon des manifs et tout là. Descendre à l’office HLM avec les femmes patin couffins… Demander à l’office. Parce que y’avait rien… ». Avec Michelle, elles mettent en place des petit déjeuners de permanences administratives, elles contactent des associations et récupèrent du matériel pour les familles dans le besoin, elles prennent les plaintes et doléances des locataires, organisent des actions… Au delà de la question de la lutte, l’amicale des locataires offre un espace de sociabilité qui contribue à forger « l’identité Petit Séminaire », comme se plaît à la nommer Michelle.
L’autre point fort de la vie collective de la cité, c’est le « Club des Jeunes », mis en place en 1973 ou 74, plus ou moins par la même équipe, avec une implication plus grande de Toni et Ferrier. Là encore, il faut se battre auprès de la mairie pour pouvoir récupérer l’usage de locaux qui ont été attribué à un préposé gérant, dont le centre social se dégrade à force d’être inoccupé. Avec le Club des Jeunes, des ciné-club se mettent en place. Tous nos interlocuteurs en gardent un souvenir « formidable », pour reprendre les mots de Toni. Dans les débats du ciné-club, les discussions sont « passionantes ». Toni en garde un souvenir ému : « Enfin moi j’en ai gardé un souvenir, une leçon d’apprendre à écouter l’autre et d’être capable de, de, de, d’exprimer ce que tu as a dire, et l’exprimer devant les autres et savoir que les autres sont capables de te, te contester et que tu es capable de leur répondre. »
Tout ces moments contribuent à créer un « vivre ensemble » au Petit Séminaire, qui permet de résister à la ségrégation sociale et raciale quotidienne. L’équipe du Cerfise elle-même sera obligée de mesurer « de quelle manière nombre de locataires s’étaient organisés, psychiquement pourrait-on dire, pour résister à ce marquage social, à cet état d’abandon institutionnel » (Michel Anselm, 2000, p24).
Cette cohésion structure la relation à l’espace qui devient « un univers plaisant », selon les mots de Michelle, et ce, malgré la misère qui y règne : « on parle des quartiers nord comme si c’était que le vide, la misère et tout, alors qu’il y a des histoires quasi villageoise qui sont riches.Vraiment. Et ça je l’ai senti très fort au Petit Séminaire. Très très fort. » (Michelle)
L’effet de l’empreinte coloniale et de l’ancrage territorial de la mémoire sur la réalité sociale et le devenir de la copropriété Bellevue / Felix Pyat
L’empreinte de la décolonisation sur la réalité sociale des copropriétés : dégradation du bâtit redéfinition de l’espace
Dans Parc Bellevue, le « vivre ensemble » n’est pas le même. Pas plus que la réalité sociale des habitants de la première heure. La future copropriété est au départ une société anonyme. Le constructeur vend des actions que les propriétaires achètent et qui leur donne le droit d’utiliser une partie du bâtiment. La plupart des appartements sont vendu sur plan. Beaucoup des futurs propriétaires sont des futurs rapatriés des protectorats Tunisien. Ce qui vaudra le surnom de « Cité Bourguiba » au Parc Bellevue. Les appartements valent 3 millions de francs au comptant et les futurs propriétaires doivent verser un acompte de 700 000 francs. Une partie des appartements est également vendue à des travailleurs du port qui habitent le quartier. A l’époque, le travail aux dock est l’un des corps de métier qui regroupe le plus travailleurs de différentes nationalités et origines. Bien qu’étant un quartier d’usine, il y a une vraie « vie de village » à Félix Pyat, comme nous le raconte Audrey : « le quartier était encore doté de commerces variés : le supermarché Prisunic, une crémerie, un boucher, un poissonnier, une droguerie ; le soir, les mamies sortaient leurs chaises et discutaient sur le trottoir. L’ambiance était familiale et bon enfant. A la fin des années 1980, ces petits commerces ont mis la clef sous la porte et ont été remplacés par de discounteries, un Point chaud, des dépôts de pains, etc. » (in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012).
Pourtant rapidement, le quartier se dégrade autant que la cité, qui connaît le même sort que la plupart des copropriétés de rapatriés des quartiers Nord de Marseille. D’habitations qui apparaissent à la pointe du confort, Le Parc Bellevue, la Kalliste ou le Parc Corot deviennent les symboles d’une dégradation sociale qui accompagne vertigineusement celle du bâtit.
Quels sont donc les éléments qui opèrent cette dégradation et font changer le visage des habitants et du quartier ?
Trajectoires individuelles et mémoire pied-noir à Marseille : L’ancrage territorial de la mémoire pieds-noirs à Marseille des quartiers nord aux quartiers sud
D’abord il y a un ancrage de la communauté pied-noir en dehors des quartiers-nord. A Marseille, les rapatriés cherchent plutôt à se loger dans les quartiers sud de la ville, où dans les agglomérations de la périphérie où se concentrent une communauté pied-noir plus importante (Vitrolles…), même lorsqu’ils sont déjà propriétaires dans une des copropriétés de la zone « nord ». A propos du propriétaire de son appartement de Félix Pyat, Mustapha nous dit : « Notre propriétaire, un juif natif d’Algérie, avait déménagé au Prado » (in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012).
Ainsi, au Parc Bellevue, il y a comme un « parcours » pré-défini des propriétaires de la première heure. Rabah nous décrit ce parcours : « Le B12 était un beau bâtiment, des gens aisés, « les chics », y logeaient. La plupart étaient des Siciliens, des Pieds-noirs d’Algérie. (…) De manière générale le parcours à Felix Pyat est le suivant : les gens arrivent au B12, s’installent ensuite dans les petits bâtiments puis quittent le quartier ( …) » (in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012). Ce que décrit ici Rabah, c’est également une sorte de « déclassement » des propriétaires de Félix Pyat, qui ont tendance à passer du bâtiment B12 à d’autres bâtiments moins « cossus », avant de déménager vers d’autres horizons. Elle ajoute que beaucoup des propriétaires vivants encore aujourd’hui sur place, possèdent des appartements situés dans les « petits bâtiments », considérés d’un moins haut standing.
Avec l’éloignement s’opère un désinvestissement des lieux. L’entretien collectif des bâtiments s’en ressent. Certains propriétaires refusent de payer les charges. Mustapha raconte : « notre ancien propriétaire est décédé, ses enfants ont refusé de régler les charges aux syndic si bien que l’appartement a été exproprié par Marseille-Habitat. » (Marie d’Hombres et Blandine Scherer, 2012 p47). Le modèle d’achat sous forme d’action, protège de l’hypothèque les propriétaires qui refusent de payer leurs charges. C’est ce qu’analyse Henri Mandrille, chef de la politique de la ville jusqu’en 1996, embauché par la mairie pour la mission de diagnostique et de proposition sur le territoire de Felix Pyat : « D’une part la copropriété avait en réalité la forme d’une société civile immobilière composée d’actions vendues aux futurs propriétaires. (…) Or si ce modèle était logique au moment de sa construction, il aurait dû être transformé ensuite en lot de copropriété par un acte notarié, ce que le promoteur n’avait jamais fait. Si bien que les propriétaires étaient en réalité des détenteurs d’actions qu’ils se transmettaient facilement, de la main à la main, et qu’on ne pouvait en outre hypothéquer en cas de dettes, ce qui limitait la marge de manœuvre des syndics à l’encontre des propriétaires refusant de payer leurs charges ». Le fait que les propriétaires se transmettent les actions « facilement, de la main à la main » rend encore une fois compte de ce désengagement « affectif » de leur propriétés.
Le turn-over des propriétaires est également propice au développement des pratiques de « marchands de sommeil », qui prolifèrent à Félix Pyat. A ce sujet, Rabah rappelle que « la majorité d’entre eux sont des Européens du Prado, du Cours Lieutaud, de Marseilleveyre, d’Endoume et des beaux quartiers. Ils ont acheté ces logements dès les débuts du parc. » (in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012)
Copropriétés, capitalisme et dégradation
A la mobilité des plus argentés et au désengagement de certains s’ajoutent la précarité économique d’une partie des propriétaires, qu’ils aient choisis de partir de la cité ou y résident encore.
Parfois les logements ont été vendus à des rapatriés qui ont été encouragés à acquérir plus encore de logements, à grand renfort d’aides financières et de dérogations [1], afin de les louer à d’autres rapatriés moins argentés. Parfois, l’acquisition de ce petit parc locatif a été l’occasion d’un enrichissement médiocre mais rapide. De condition modeste, les propriétaires n’ont parfois pas le capital nécessaire, ni l’envie d’entretenir le bâtit. La cité se dégrade.
Constatant les différences d’évolution entre les copropriétés autours du Petit Séminaire, et celles qui ont été investies par des rapatriés, Toni explique que le profil des acheteurs n’est pas le même. Au Grand Verger et à la SIC, les propriétaires habitent dans leurs logements. Ce sont majoritairement de petits employés du privé ou de la fonction public. Dans ces copropriétés, les bâtiments sont entretenus et ne se dégradent pas trop vite. A contrario, dans certaines copropriétés majoritairement investies par des rapatriés, les appartements sont achetés pour être reloués aussitôt : « T’as des sous, tu achètes un appartement et puis tu le loue. Comme toutes ces cités qu’on a construit...euh...Corot, campagne Corot (…) c’est pour ça que ça se dégrade comme ça. ». Visant, toute proportion gardée, un enrichissement « sauvage » à court terme, ils vont avoir tendance à louer les appartements à un public plus précaire, sans papiers, ayant moins de facilité d’accès au logement, afin de pouvoir louer à des prix plus cher que ceux du marché immobilier. Par soucis d’économie, les propriétaires sont résistants à effectuer les travaux d’entretien ou de rénovation. Le bâtit se dégrade plus aussi rapidement. Se mettant « dans la peau d’un type qui veut faire des ronds », Toni nous explique : « On va faire venir des arabes parce qu’ils discuterons pas. On va faire venir des gitans parce qu’ils ne discuterons pas. Et puis je sais que je peux les faire payer parce que si ils payent pas, vu qu’ils sont en situation irrégulière, s’ils ne payent pas je les fout dehors. Donc là je peux y aller, je vais mettre mon prix. Je vais faire de l’argent. Mais par contre le type qui m’envoie des lettres pour me dire que l’eau marche pas, que des fenêtres sont tombées, etc. Moi j’en ai rien à foutre, si il est pas content il a qu’à aller ailleurs… (…) Et donc ça se dégrade… »
Dans le même temps, trouver un appartement à louer quand on est algérien s’avère très difficile à Marseille. Il y a une méfiance, un racisme structurel qui empêchent certains ouvriers d’origine maghrébine d’accéder aux offres du marché locatif : « A l’époque, le problème n’était pas de payer un appartement puisque mon père travaillait, mais d’avoir accès à un appartement. On ne louait pas à des étrangers. L’autre difficulté c’était les papiers. Il fallait pouvoir préparer un dossier. Comme Bellevue était de l’habitat privé, occupé par des Pieds-noirs, c’était moins compliqué. » (Kader in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, 2012). Ces personnes trouvent donc « refuge » auprès des rapatriés qui sont devenus propriétaires, ou à des immigrés auxquels les rapatriés ont vendu leurs petits parc locatifs, et pour qui louer à des arabes ne pose pas de problème, du moment qu’ils ont les moyens de régler leurs loyers.
Il y a donc un double mouvement qui favorise l’émergence de marchands de sommeil : d’un côté des propriétaires désargentés, qui ont pu devenir propriétaires en profitants des nombreuses aides pour loger les rapatriés, qui n’entretiennent pas les bâtiments (sorte de désinvestissement), faute d’intérêts et de moyens. De l’autre, une offre locative inaccessible à certains demandeurs. Bientôt, bien que fort dégradés, les appartements de Félix Pyat sont loués à des prix exorbitants, excédants de loin le prix moyen du m² à la location sur Marseille : « Le type il s’en fout. De toute façon il loue ça très cher. Il loue ça bien plus cher qu’un appartement normal. Parce que le type est dans une irrégularité, etc, etc... » (Toni)
La dégradation sociale et financière de Félix Pyat se poursuivit donc de manière accélérée. Du fait de l’endettement croissant, les syndics ne font plus rien. La cité est bientôt placée sous syndic judiciaires.
Quand Félix Pyat devient les quartiers Nord
Jacques Jordi, responsable de la ZEP de Saint-Mauront-Bellevue entre 1985 et 2002 nous raconte cette dégradation progressive du parc Bellevue : « On assiste à une sur-occupation et une dégradation progressive des lieux, ce qui entraîne une diminution du prix des appartements. Et ainsi, des gens partent et laissent la place aux nouveaux venus... »(Marie d’Hombres et Blandine Scherer, 2012). Le fait que les actions se passent de la main à la main permet également une mobilité de l’accès à la propriété, pour un public racisé qui n’a pas forcément accès au parc locatif traditionnel. Le profil des habitants change. La précarité augmente. Comme nous l’avons cité plus haut, certains argent que « Ce sont les quartiers Nord qui descendent ! »
L’imaginaire qui se tisse autour de la cité de Felix Pyat en fait l’un des quartiers mal famé de Marseille. Pourtant, si la dégradation du bâtit est réelle, la vie n’y est pas différente de celle de n’importe quel cité d’un territoire ségréguée, à ceci près que les pouvoirs publics entendent ici grignoter petit à petit du terrain, pour s’imposer comme acteurs de le « réhabilitation » du quartier, désormais situé sur le périmètre Euromed II. Ici aussi, comme dans bien des cités des quartiers Nord, les résistances s’organisent contre la stigmatisation sociale et les injustices. M. Mejoub, président bénévole de l’amicale des locataires, nous raconte l’une des dernières lutte du quartier, au moment de la construction par Nexity, d’un immeuble mitoyen au Parc Bellevue : « Il y a eu même des petites entreprises qui ont travaillé là-bas. Je les ai filmé. Je les ai obligé à embaucher des gens du quartier (…) On a occupé même là-bas les machins pour qu’ils embauchent des gens de la cité. C’était des entreprises, des turcs… Il y avait de tout. C’était abusé. »
Comme au Petit Séminaire, la résistance tourne autour de l’amélioration des conditions de vie autant qu’autour de la notion de territoire à défendre. Un territoire que l’on habite et dont on est acteur.