Modes de luttes - Appel à renseigner nos pratiques [1/3]

Le but de ce texte est de poser, au départ pour moi-même et dans un sens pratique, les façons d’agir utilisées actuellement, afin de me positionner dans cette période d’agitation sociale. De ça, un début, très modeste, de synthèse des modes de lutte de la séquence actuelle est né. Cette idée part du constat que certains opprimé.e.s cherchent quasiment continuellement à combattre le système qui les opprime par les moyens qu’iels ont à leurs dispositions et qu’iels créent collectivement. Toutefois, nous sommes souvent bloqué.e.s avant d’agir, que faire, comment agir, quelle forme d’action pour quel but... ? Quels moyens d’action ont fonctionné, selon quels critères, quelles sont leurs limites … ? J’ai donc mis sur papier les pratiques de camarades qui m’ont paru pertinente, tout en laissant le texte le plus accessible possible afin qu’il puisse servir à un maximum de personnes différentes. Les analyses posées ici, pour vraiment trouver leurs sens, devront être en permanence réactualisées, affinées, réorganisées et enrichies par d’autres points de vue, vivant d’autres réalités (le mien étant homme petit-bourgeois blanc cis hétéro d’affinité marxiste libertaire).

J’ai donc dû exclure plusieurs questions. Par exemple, je ne compte pas dans ce texte m’arrêter sur les débats violence / non violence ou légalité / non-légalité, le sujet a déjà été abondamment abordé depuis 2016 en France, n’est certes pas fini, mais semble commencer à être dépassé, au moins dans le champs de la lutte purement sociale (exclusion de la lutte environnementale de cette avancée majeure pour l’instant). Les curseurs de la légitimité sont encore beaucoup trop dictés par les réactions des dominants, c’est donc en travaillant sur nos pratiques que nous pourrons faire changer l’appréhension de ces questions. Le cortège de tête est venu questionner le rapport à la violence et la légalité, et laisser un espace libre , offensif et visible aux manifestant.e.s souhaitant s’y joindre. Il faut donc prendre les moyens d’action pour ce qu’ils sont et savoir s’en servir intelligemment, sans projeter notre idéal sur tel moyen, ni nier les limites d’un autre. Il ne faut donc pas, selon moi, refuser une action parce qu’elle n’est pas parfaite politiquement, ce ne serait que le reflet d’une pureté morale, ou permettre à l’autoritarisme de s’installer confortablement dans les luttes autonomes, ni s’entêter dans des formes d’action faisant totalement disparaître la lutte et sa conflictualité de nos pratiques. Je pense qu’une certaine ligne de conduite tel que « les moyens justifient la fin » est plutôt de bon conseil quand il s’agit de choisir nos modes d’action, mais la pureté qu’elle implique tend à rendre cette phrase problématique, mais est ce qu’une phrase suffirait un jour à résumer la complexité de l’action sociale ?
Je pense que pour cela, il faut tout d’abord partir individuellement d’où l’on est, et inscrire cette pensée au sein des luttes collectives et donc laisser l’espace au sein des luttes pour les expérimentations, par définition imparfaites. Cela ne veut pas dire que des paroles de militant.e.s aguerri.e.s, d’universitaire ou de quelconques « expert.e.s » ne seront jamais intéressantes, mais qu’iels parlent de leurs points de vue, que leurs paroles sont situées et propres à elles-même. Malgré leur éventuelle bonne-foi, ces paroles ne pourront être la parole de chaque individu.e. Les luttes ont pour objectif de faire changer nos réalités, de les améliorer. Les réflexions sur nos pratiques doivent être en permanence remises en cause afin de garder une optique de lutte réelle, et non celles de personne étant à un moment, et peut être contre leurs gré, devenues des représentant.e.s.
Le texte est organisé de façon pratique et sur un plan stratégique. Cette forme est critiquable, mais répond à la problématique que je me suis posée. D’autres questions engraineraient d’autres formes à la réflexion, soulèveraient d’autres actions et donc d’autres limites.

SPHÈRES D’ACTION
Si l’on veut s’attaquer directement au capitalisme, il y a, selon moi, des cibles correspondant à chacune de ses actions à avoir en tête, et chacune de ces cibles correspond à une certaine partie de l’existant du spectacle en cours. Pour schématiser, ces parties fonctionnent comme des organes, ils sont en interaction permanente, mais pourraient presque être indépendantes, bien que cela affaiblirait énormément son bon fonctionnement par rapport à sa situation actuelle. Chacune correspond à une sphère du capitalisme qu’il a à analyser par le biais d’études, ses sens, pour connaître son état de santé. Les dangers qui lui font peuvent ensuite être traités par ses membres (les usines, les flics, les administrations …).
Il ne faut toutefois pas prendre cette métaphore trop au sérieux et nier la capacité régénérative du capitalisme nettement supérieure à n’importe quel corps. Le but de la comparaison n’est pas de recalquer le fonctionnement d’un individu biologique pour l’appliquer au capitalisme, mais seulement de s’en inspirer pour sa complexité et d’utiliser ses composants pour penser le monde. Le but est de le voir comme un agencement de cellule, qui ensemble réalise des actions, et que viser la tête pensante, comme c’était le cas du mouvement ouvrier, n’est pas possible, que cette même tête est bien trop vaste et diffuse pour être touchée dans sa totalité. Il semble y avoir pour l’instant 4 sphères d’action principalement utilisées pour faire pression pour l’instant :

  • la production et sa conséquence, la consommation : sphère d’action utilisée par le mouvement ouvrier occidental, il semble plutôt adapté aujourd’hui pour les zones de production matérielle (Asie du sud-est …) ou quelques secteurs en France (énergie ...). Localement, aujourd’hui une grande partie de la production se limite au service qui peut servir comme moyen de pression mais les actions doivent être repensées, quand la production matérielle nécessitait de la main d’œuvre pour vraiment créer de la plus-value, les services utilisent aujourd’hui la main d’œuvre comme une annexe ordonnançant et gérant la production mais celle-ci reste relativement autonome (par exemple EDF n’a pas directement besoin d’un grand nombre de techniciens pour que l’électricité arrive chez les clients, les techniciens sont là pour agir sur l’infrastructure et donc la circulation). D’autres secteurs, comme les hôpitaux, permettant au capitalisme d’avoir des travailleurs en bonne santé, permettent aussi aux individus d’être en bonne santé, leurs blocages, pouvant être un moyen de pression fort, entraînent une conséquence que les travaileurs.euses ne souhaitent pas et sont donc bloqués face à cela. La consommation, elle renvoit très clairement aux capacités données par le système. Il est toutefois possible de s’en saisir vraiment à condition de changer la règle imposée par le système et d’imaginer collectivement comment peser sur la consommation, quels espaces mettre en place pour une consommation qui nous renforce et affaiblit la production capitaliste. C’est à dire, de ne pas renvoyer à l’individu atomisé sa responsabilité face à la production actuelle qu’il ne contrôle pas du tout.
  • la circulation : sphère d’action semblant se développer assez récemment afin de réagir à l’augmentation et à la délocalisation de la production. La circulation est donc totalement dépendante de la production et pourrait y être incluse (comme production d’accessibilité au capitalisme qui a éloigné une partie de son corps), mais elle paraît beaucoup plus accessible que les usines maintenant délocalisées et peut être traitée séparément. Ce moyen d’action se concentre sur le fait que le capitalisme n’est pas une organisation avec une tête centrale à abattre, mais bien un agencement de cellules ayant une grande quantité d’interactions permanentes. Les exemples les plus récents d’actions sur cette sphère sont les stations de métro au Chili, les rond-points et péages d’autoroute puis récemment les transports en France et l’aéroport à Hong-Kong.
  • la reproduction : c’est, selon moi, la sphère d’action qui est aujourd’hui la moins développée, hormis concernant l’idéologie où nous avons vu un fort développement des propagandes contestataires (éditeurs, revues, sites d’informations, vidéos …), les autres biais de la reproduction ne sont aujourd’hui que peu investis. Un biais semble assez inaccessible, celui de l’investissement, et de la reproduction directe du capital, les investissements semblent compliqués à bloquer aujourd’hui et l’expropriation de capital (braquage …) se sont énormément complexifiés avec le développement de la sécurité informatique, il faut donc pour cela avoir des connaissances très élevées ou réussir à toucher des point précis compliqués à avoir. Le dernier biais qui paraît intéressant est la reproduction de la force de travail, et où les féministes ont déjà bien défriché cet espace. La démarche de la grève des femmes qui se dessine aujourd’hui, est très intéressante, selon moi quant à leurs moyens d’action contre le capitalisme et le patriarcat dans cet espace les touchant presque uniquement. Reste à savoir quelle forme cela prendra.
  • le politique : C’est une des formes majeures qu’a pris le mouvement en cours, perturber le spectacle politique et électoral. Aujourd’hui orienté contre LREM, ces actions devront se généraliser contre toute forme de représentation pour éviter le changement de guignol.e permanent que nous subissons depuis bien trop longtemps. Les politiques sont désormais des produits de consommation servant à être détestés par tout le monde pour faire le sale boulot. Comme les gilets jaunes l’ont fait au sein de leur mouvement en attaquant les personnes voulant les représenter. Chaque individu voulant nous extraire du processus de responsabilisation politique et d’autonomisation devra être écarté par la force s’il le faut, pour que nous puissions vivre sans médiation avec le monde.

MOYENS D’ACTION
Il est important pour des luttes « victorieuses » d’avoir une bonne conscience de nos moyens d’action et de leurs différents niveaux d’influence. Bien évidemment, une fois dans le concret, chacune de nos actions sera active sur plusieurs niveaux, mais il semble important de clarifier nos moyens et de connaître précisément leurs impacts, comme il est important de connaître les outils utilisés pour que nos actions réussissent.
Pour penser les moyens d’action il faut avoir conscience qu’ils sont le reflet de la situation propre à chaque moment et à la localité dans laquelle ils sont utilisés. Chaque pays, population et période devra les appliquer à sa façon afin de répondre à ses problématiques. Je ne pense pas qu’il faille prendre des moyens d’action comme immuables, c’est à dire comme ayant toujours les mêmes avantages et inconvénients, mais comme une réponse à une réalité, et c’est par rapport à cette réalité qu’il faut les penser. Certains moyens d’action ne seront jamais totalement émancipateurs, certainement même qu’aucun moyen d’action n’est totalement émancipateur, il n’ont que leurs intérêts dans une situation précise.
Il me semble aujourd’hui évident que dans une certaine mesure, les moyens justifient la fin, mais cette affirmation ne doit pas devenir dogmatique au risque de faire apparaître la notion de pureté dans nos luttes, et de hiérarchisation des individus. L’intérêt des moyens d’action doit être de penser la conflictualité présente dans le but de l’orienter vers l’autonomie des individus.
J’essayerai dans cette partie de détailler les niveaux d’action qui me paraissent cohérent à analyser.

Stratégique (long terme) :
On commencera ici par l’analyse la plus large, le long terme, car il n’y a aujourd’hui que peu de perspective sur le sujet, et principalement dans des pays comme la France. Il y a bien eu des moments où les mouvements sociaux ont réussi à imposer un calendrier sur du long terme (Algérie, Soudan, Printemps arabe …) mais ils sont toujours restés cantonnés à leur État qu’il ont plus ou moins réussi à renverser. La réalité kurde et zapatiste est un peu différente, ils ont réussi à imposer une organisation qui leur était propre sur leur zone, du moins pendant un certain temps pour les kurdes, mais la réalité actuelle des kurdes risque un jour de s’appliquer aux zapatistes. Le jour où l’état décidera réellement de reprendre le pouvoir la bas et y fera une réelle attaque militaire, la réalité zapatiste risque de disparaître. L’internationalisme doit être réinventé afin d’avoir de réels changements politiques et non simplement remettre à zéro les systèmes hiérarchisés. Il faut, je pense, le penser non pas dans le but d’une révolution mondialisée, mais comme un principe de solidarité active entre opprimé.e.s capable de faire exister nos voix mondialement.
La stratégie de victoire en vigueur jusqu’à maintenant était la théorie de la révolution qui a été mise à mal pour deux raisons principales. Son orientation transcendantale la rendant comme une cause supérieure à chaque individu.e et créant une réalité aliénante, d’un coté et sa notion de victoire, qui était assez souvent assimilée à un système identique au capitalisme mais étant autogéré au mieux, comme dans le cas de la grève générale expropriatrice, voire toujours hiérarchisé comme ce fut le cas en Russie. Cette vision a été énormément critiquée depuis les années 60 (autonomes, écolos ...). Il n’est plus aujourd’hui possible de nier les interactions qu’il y a entre rapport social de production et rapport aux milieux, la si mal nommée nature, l’extériorité planétaire, et l’outil, l’extériorité technique. Cette stratégie n’a pas pu être vraiment actualisée par le manque d’occasion de toucher sa réalité depuis bien longtemps. Une/des nouvelle/s théorie/s stratégique/ devra/ont prendre acte de ces deux critiques dans le but de penser une production post-capitaliste et les relations qui vont avec.

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