Un peu partout en France, des Brigades sont nées en répondant à l’ « appel de Milan »,comme un « vu en Italie », reprenant l’appellation, le logo et avec une volonté visible de s’afficher comme un groupe structuré et homogène. Si on peut se demander d’où vient cette nécessité de se montrer (mais aux yeux de qui ?) comme tel, en dépit des différences de contextes locaux, régionaux ou nationaux, nous avons pensé qu’il serait intéressant d’avoir à disposition, en français, du matériel sur la question.
En Italie, l’« État social » est quasi-inexistant, pas de SMIC horaire, pas de prime d’activité, peu d’accès au chômage, pas d’APL, pas de CMU ni d’AME... Un RSA vient tout juste d’être mis en place mais qui concerne une toute petite part des précaires étant donné les critères draconiens, et on estime à 15% la part des travailleurs au noir (environ 2,5% en France). L’État a totalement externalisé les services d’aide à la personne et historiquement c’est l’Église qui, implantée dans les quartiers, a toujours eu le rôle de venir en aide aux plus démunis. Aujourd’hui elle n’a plus le monopole mais garde une place centrale et à mesure que les conditions économiques se dégradent, les institutions cherchent davantage de "partenaires" sur le terrain.
Tandis qu’en France, depuis la vague d’émeutes des années 80, est mis en place un dispositif local : la « politique de la ville », qui s’appuie sur les associations de quartiers, d’une part pour cautériser la misère croissante et d’autre part pour être « les yeux et les oreilles ». Ce processus n’a depuis eu de cesse de s’intensifier au fil des dégradations économiques mais aussi des décentralisations où ce sont les collectivités qui prennent davantage en charge la gestion de l’Action Sociale, qui elles-mêmes délèguent aux associations, qui elles-mêmes fonctionnent le plus souvent entre exploitation des salariés et travail gratuit des bénévoles. Il y a donc sur le territoire une présence (voulue et subventionnée par l’État) d’un réseau très dense d’infrastructures d’aide humanitaire.
Si les contextes sont différents il y a pourtant des points qui ont émergé, qui nous intriguent et nous inquiètent. En effet tout se passe comme si la question de la solidarité était un problème d’ordre logistique que l’on pourrait résoudre en organisant une plate-forme qui mettrait en relation ceux qui ont quelque chose en trop, ceux qui n’ont pas et ceux qui ont du temps pour fabriquer ou faire la livraison. Nous voilà donc à l’ère de la solidarité 2.0 : la solidarité n’est qu’une question de récolte de budget participatif ou non d’un côté, de gestion des dépenses et de dispatching de l’autre.
La réponse de certains face à cette crise, est de faire comme si l’on était en guerre, avec un gouvernement absent, où les efforts de tous sont nécessaires, en appelant au « peuple », dans une fraternisation inconditionnelle, avec pour toile de fond l’idée que ce qui compte c’est de montrer aux citoyens qu’on est capables de faire le travail de l’État, mieux que l’État.
MILAN, A L’AIDE !
Sur la solidarité et l’assistanat
Nous avons décidé d’écrire ce texte parce qu’il nous semble nécessaire de réfléchir sur ce qui est en train de se produire dans la ville de Milan, dans laquelle nous nous trouvons et nous nous organisons. Nous pensons que ce texte peut être utile du point de vue analytique, également dans d’autres parties de l’Italie ou du monde, dans la mesure où nous savons que ces mêmes pratiques que nous allons critiquer se sont reproduites ailleurs, dans des formes plus ou moins similaires.
L’argumentation se développera autour d’une critique de ces mouvances qui sont nées et qui s’organisent dans le soutien à la population avec un lien institutionnel étroit.
Nous voulons donc avoir une réflexion vouée à poser des critiques mais également des points d’accroche et ainsi donner une lecture du contexte que nous avons sous les yeux.
Nous espérons réussir à donner un outil utile pour de prochaines discussions qui nous permettront à tous de nous enrichir.
INTRODUCTION
Depuis le début de l’Urgence Covid-19, les organes institutionnels ont eu des réactions confuses et contradictoires, souvent davantage préoccupés par les effets du virus sur l’économie et son bilan que par la santé des personnes. Et même Milan, après avoir dans un premier temps continué dans sa frénésie habituelle au cri de « On n’arrête pas Milan ! », a finalement dû ralentir. En réalité pour ne pas arrêter complètement la production, beaucoup de travailleurs ont été contraints de continuer leurs activités tandis que le reste de la population était enfermée à la maison, pour donner l’impression qu’il était possible de continuer la production tout en limitant les contagions.
Le secteur de la santé de Lombardie s’est écroulé sous le poids de ses problèmes structurels ; les médecins et les soignants sont tombés malades par dizaines, sans même avoir eu la possibilité de faire un test ; les hôpitaux et les établissements de santé sont devenus les principaux foyers de contagion, avec les usines et les dépôts.
Beaucoup de gens ont perdu le peu de thunes qui leur permettait d’arriver à la fin du mois et les aides sociales mises en place ont été de ridicules palliatifs. Et donc, un important appareil de répression et de contrôle a été mis en place pour atténuer les tensions sociales et éviter les pillages.
Pour affronter les situations nées du « lockdown », la Ville de Milan a élargi ses services et a créé un système de livraison de courses à domicile, en s’appuyant sur des volontaires et des associations telles que Emergency ( NDT : grosse association humanitaire, spécialisée dans la gestion d’urgence sanitaire en zone de guerre, qui a remporté beaucoup d’appels d’offres depuis le Covid-19).
Et c’est dans l’élaboration de ce projet que ce sont insérées les fraîchement nées Brigate volontarie per l’Emergenza (Les Brigades bénévoles pour l’Urgence), qui se sont rapidement formées dans plusieurs quartiers de la ville.
LES BRIGADES
Les Brigate volontarie per l’Emergenza, sponsorisées par Emergency et par la Ville de Milan, sont constituées de bénévoles qui se mettent à disposition pour effectuer un service de courses à domicile. Lorsque les bureaux de la Mairie reçoivent une demande d’aide, ils font suivre les appels à un référent par zone des Brigades qui envoie quelqu’un effectuer le service.
Dans un second temps, les Brigades ont mis en place un projet parallèle au premier, celui de distribuer des biens de première nécessité à ceux qui se trouvent dans une situation économique difficile. Malgré le fait que ce soit un projet indépendant de la mairie, il bénéficie quand même de sa logistique en ce qui concerne la mobilité et la récolte de nourriture. Certains brigadistes demandent des informations à ceux qui téléphonent sur leur condition socio-économique, en effectuant un tri des livraisons.
CRITIQUES
Le rapport avec la mairie
Nombreuses sont les critiques que nous pouvons faire à cette façon de s’organiser... La première, de toute évidence, c’est le rapport avec la mairie. Si cela ne nous surprend pas de la part de groupes qui n’ont jamais dissimulé leurs relations ou collusions avec les autorités, comme certains groupes liés à la mouvance disobbediente [1], en revanche nous avons véritablement été déconcertés par la manière dont tant de personnes, qui n’ont pourtant jamais caché leur hostilité envers les institutions, ont, face à un scénario aussi inédit que déstabilisant, décidé de s’insérer dans des espaces que ces institutions ont laissé ouverts. En bref, pour paraphraser le doute qu’émettait un membre de la Ligue du Nord dans un important organe de presse [2] : « Comment est-ce possible que des personnes qui, jusqu’à hier, prônaient des discours et des pratiques au delà de la légalité et opposées aux logiques institutionnelles, se retrouvent aujourd’hui à collaborer, de manière plus ou moins explicite avec le Palazzo Marino ? » (NDT : nom de l’édifice de la mairie de Milan).
Au delà du problème éthique évident, ce rapport révèle également une grave erreur d’analyse politique.
On pourrait estimer qu’en période d’urgence, la collaboration avec la mairie ne soit pas un problème très important, en partant du principe qu’elle ne serait pas un acteur essentiel de la scène politique.
Mais cela nous semble être une erreur, fallacieuse également du point de vue « stratégique ».
Devant la crise des organes centraux (de l’État) et de l’Europe, nous sommes en train d’assister à un glissement évident de la gestion des dispositifs de contrôle et d’aides sociales depuis les pouvoirs centraux vers ceux de la périphérie.
De fait, depuis déjà plusieurs années, les pouvoirs locaux ont acquis davantage de champs d’action : il suffit de penser aux différentes ordonnances qui ont remis entre les mains des maires, des polices municipales et commissariats les décisions concernant la gestion de la ville comme les Daspo urbani [3]. Aujourd’hui, en pleine urgence sanitaire, le pouvoir décisionnel des administrations communales semble être excessivement accru et conforté par ceux qui pensent qu’une liaison [4] avec la Ville ne soit pas quelque chose de très important.
La rhétorique et son langage
Le langage utilisé aveuglément dans leur propagande est celui des pouvoirs publics, c’est-à-dire celui de notre ennemi, fut-il nécessaire de le souligner. Ils ne formulent aucuns doutes concernant les diktats étatiques, les limitations absurdes imposées ces derniers mois, comme celles de ne pas pouvoir aller au parc ou encore d’acheter des marqueurs.
En second lieu ils n’ont aucun problème à exploiter à fond le champ sémantique de la guerre, depuis toujours apanage étatique. C’est donc l’utilisation obsessionnelle des noms de Partisans, la rhétorique de la « défaite » du virus, de la « résistance » au virus.
Nous pensons qu’il s’agit d’un langage dangereux pour plusieurs raisons.
La première c’est que la rhétorique guerrière a toujours eu parmi ses finalités celle de « rassembler » le corps social, en réduisant à néant le conflit entre les classes sociales, et ceci est déjà un problème en soi.
La deuxième c’est que cautionner l’utilisation de ce langage favorise encore plus les dynamiques typiquement étatiques telles que la recherche d’un ennemi intérieur ou extérieur.
Enfin le concept de « guerre au virus » peut facilement se transformer en une sorte de « guerre au malade », ou encore pire, à ceux qui pourraient l’être mais ne le savent pas encore. Et c’est par cette logique perverse que naissent la chasse aux personnes soupçonnées de répandre la contagion et les délations depuis les balcons.
Cette rhétorique a également comme conséquence supplémentaire de détourner notre attention des réels responsables des conditions de misère dans lesquelles nous nous trouvons. C’est pourquoi les posts publiés sur la page Facebook des Brigades [5] qui critiquent la mairie et associés sur la manière dont ils gèrent l’urgence, nous semblent encore plus hypocrites dans la mesure où, au quotidien, ils interagissent ensemble activement. Sans malveillance, on dirait vraiment qu’ils jouent sur les deux tableaux. C’est un peu naïf de penser pouvoir instrumentaliser les aides de la mairie pour sa propre stratégie politique, alors qu’en réalité, il est plus probable que ce soit la mairie qui instrumentalise tout ce travail, qui améliore son image auprès de la population et qui oubliera rapidement ceux qui l’ont aidée à l’obtenir.
La propagande et la reconnaissance
Les photos et vidéos de ceux qui reçoivent les aides sont publiées en permanence sur les réseaux sociaux [6]. La rapidité de la diffusion de ce matériel semble franchement démontrer comment toute cette opération n’est qu’une gigantesque action dont le but est de se faire un gros coup de pub. La spectacularisation mise en scène de ce qui est fait est évidente, avec l’utilisation éhontée des images et des corps de beaucoup d’habitants des quartiers populaires et pas seulement, qui sont infantilisés et réduits à un simple outil aux mains d’autres personnes.
On est donc ici dans une recherche d’une double reconnaissance.
D’un côté, celle de la part des institutions, qui de cette manière trouvent un terrain fertile dans la division entre « gentils » et « méchants ». Les premiers, disponibles au dialogue et auxquels on pourra peut-être élargir quelque chose ; les seconds à réprimer ou à diriger vers le bon chemin.
D’un autre côté, on recherche la reconnaissance de la part des personnes devant lesquelles on veut apparaître comme « gentils », ceux qui devraient s’en rappeler dans ce fantomatique « après », auquel est repoussée toute forme de critique.
Cette recherche angoissante du consensus nous rappelle ce « winning hearts and minds », au relent colonial, un pilier de la contre-insurrection, qui agit sur le plan de la prévention, de l’attaque et de cette reconnaissance citée plus haut.
Entre solidarité et humanitaire
Une autre question sur laquelle s’arrêter est celle du concept même d’aide humanitaire. La présence d’un service de ce genre ne permet pas vraiment aux « usagers » d’imaginer une autre possibilité, où ils seraient eux-mêmes créateurs de leurs propres réseaux de solidarité, en mesure d’affronter la misère et l’appauvrissement, et entretient l’idée qu’il serait impossible de se procurer de la nourriture en créant des communautés résistantes et éventuellement en lutte. Se présenter comme une organisation affiliée aux institutions, qui offre des services durant une crise générée par ces dernières, devient une opération d’apaisement de ce qui pourrait devenir des conflits si les conditions matérielles venaient à se détériorer.
Considérer la population de la même manière que le font les dispositifs gouvernementaux, est une chose bien différente de l’auto-organisation et de la création de communautés solidaires et en lutte. De cette vision découle un paradigme gestionnaire aux prétentions universelles, qui subdivise le territoire en zones, vient se fourrer dans le langage, dans le tri et le dispatching de sa propre bureaucratie. Dans cette logique, toute référence à la notion de classe disparaît, et c’est pourquoi le slogan gouvernemental « On est tous dans le même bateau » est assumé.
Les mots comme solidarité ou conflictualité, depuis toujours utilisés dans un milieu révolutionnaire, sont vidés de leur sens et récupérés, privés de leur force à cause de pratiques mises en place et par la propagande qui en est faite.
Il est paradigmatique que l’on soit arrivés à un stade où des points de vente de l’Esselunga (NDT : un genre de Carrefour ) aient été insérés sur une sorte de carte de la solidarité. A bon entendeur... [7]
L’affaiblissement du niveau du conflit
Alors que Milan est déjà une place forte de la gauche caviar, ce rapport avec les institutions provoque un nouvel affaiblissement du niveau du conflit. Que ce soit pour les manifs ou pour toute autre forme d’initiatives publiques, le fait de négocier ou même seulement de dialoguer avec « ceux d’en face », réduit nos espaces d’action.
Cela a déjà été vu durant les dernières grosses manifs en ville. Par exemple celle de la Rete No CPR (Réseau No CRA), où le discours de la gauche de l’opposition a pris une place centrale. Ce discours qui différencie le « bon » accueil des étrangers (fait de travail bénévole et d’intégration par l’exclusion) et le « mauvais » des centres de rétention, tout en demandant aux institutions de faire en sorte de mettre un frein au second. Ou encore durant les manifs pour Fridays For Future où était invoquée la déclaration de l’urgence climatique : la gestion de l’urgence c’est ce qui nous est tombée dessus à l’improviste et que l’on doit combattre et non pas souhaiter, ni pour un virus ni pour le changement climatique.
EN CONCLUSION
La lutte et la solidarité ne peuvent exister si elles ne sont pas partagées et créées ensemble. On ne « donne » pas de la solidarité, on vit et on lutte ensemble.
La forme standard, l’énorme diffusion sur tout le territoire, la dynamique de la livraison, au lieu de permettre la rencontre, offre des solutions de « consommation de la solidarité ». C’est d’ailleurs la dynamique propre au bénévolat, qui par sa constitution dépolitise et met l’accent sur le fait d’aider les autres. C’est complètement différent de se baser sur des liens entre des personnes qui habitent le même quartier, d’agir en continuité avec les expériences de résistances (partagées). Se rencontrer signifie découvrir une harmonie et une proximité en mesure de créer une force qui se traduira par le fait de manger ensemble, d’aller prendre la nourriture, de refuser le retour à cette normalité qui a provoqué le désastre que nous vivons.
En ville, il y a également des personnes qui s’organisent dans le soutien aux personnes et qui refusent la médiation institutionnelle. Nous pensons que ces expériences ont elles aussi leurs limites, desquelles il serait intéressant de discuter de manière approfondie, mais pas de cette manière.
Par contre, nous pensons, qu’aujourd’hui plus que jamais, il est nécessaire de faire preuve de créativité, de faire l’effort d’imaginer des gestes nouveaux en mesure de cueillir les urgences qui surgissent en ces moments de crise. Et ceci également parce que ces moments en eux-mêmes, ne suffiront jamais pour détruire l’architecture de l’existant.
Étant donné que le capitalisme se restructure avec une extrême agilité dans toutes ses phases, nous aussi, nous devrions être capables de repenser et d’aller au delà de nos schémas prédéfinis. Glissons nous en travers des failles du présent avec comme seul but de les rendre toujours plus larges et irréparables.
Texte original sur Contributi Collettivi.