Luminy / Atlanta : résistance partout, Cop City nulle part !

Début octobre, une rumeur se propage sur le campus de la fac des beaux-arts de Luminy : un centre de formation de la police municipale serait destiné à venir faire son nid dans les locaux voisins jusque lors alloués à l’école d’architecture. À l’initiative du collectif Fac sans Flic, une AG hebdomadaire se met en place pour organiser la lutte contre cette “impossible cohabitation”. Depuis, la mairie temporise.

Deux mois plus tôt, le média anarchiste états-uniens Crimethinc publiait cette compilation de récits issus de la lutte pour la défense de la forêt Weelaunee d’Atlanta, laquelle s’inscrit dans un cycle politique où l’occupation de terres menacées par des projets d’expansion capitaliste a été remise au goût du jour en Amérique du Nord, notamment sous l’impulsion des peuples autochtones.

Coïncidence du calendrier ? À Atlanta également, c’est un centre d’entraînement policier qui doit s’installer dans ce grand parc public. Puisqu’un malheur n’arrive jamais seul, un richissime producteur de cinéma a racheté les parcelles attenantes et projette de les déboiser pour y faire construire de gigantesques studios. Face à ce mariage du spectacle et d’un appareil répressif d’état en voie de militarisation avancée, habitant.es et sympathisant.es ont pris l’initiative.

Les textes qui suivent (récits hautement subjectifs et poétisés d’une expérience néanmoins concrète de résistance et d’auto-organisation collective) ont été traduits dans l’espoir de nourrir les réflexions autour des manières de s’opposer à l’expansion de la police et de son monde, à Luminy comme ailleurs.

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Sous le béton, la forêt

Récits depuis la lutte pour la défense de la forêt d’Atlanta

Le gouvernement municipal de la ville d’Atlanta, en Géorgie (USA), projette de détruire de vastes portions de ce qui fût autrefois la South River Forest – qu’on appelle aussi Weelaunee, le nom donné par le peuple Muskogee au fleuve qui la traverse. Un complexe d’entraînement policier doit voir le jour sur une partie des terres à déboiser, tandis que la parcelle avoisinnante a d’ores et déjà été vendue à Ryan Millsap, directeur des Blackhall Studios, qui souhaite y construire un gigantesque plateau de tournage. Voilà toutefois plus d’un an que des activistes protègent la forêt contre leurs plans. Dans un article antérieur, nous rapportions comment cette mobilisation avait pris forme et quelles stratégies elle avait déployée. La présente compilation de récits a vocation à permettre à des personnes ayant pris part à ce mouvement de décrire leur expérience et d’expliquer ce qui rend cette lutte si importante pour elles.

Le combat pour défendre la forêt réunit des membres de la population locale, dont le quartier sera gentrifié par les projets immobiliers en cours, des écologistes lucides quand à l’importance de la forêt dans l’atténuement de l’impact du changement climatique, des occupant.es qui se sont installé.es dans les arbres depuis plusieurs mois, des abolitionnistes qui s’opposent à l’expansion des pratiques racistes de la police d’Atlanta, et des jeunes attiré.es par un besoin urgent d’espace libéré où faire communauté, à l’abri des coûts élevés et de l’injonction au profit propres à l’économie de la vie nocturne à Atlanta. Le caractère épars de ces problématiques n’est pas passé sous silence, mais permet plutôt de penser les aspects pluriels d’un ensemble cohérent.

La destruction de la canopée forestière et la gentrification des quartiers sont des phases d’un seul et même mouvement : l’une pave la voie à l’autre. Le déplacement contraint des peuples autochtones, la découpe du monde naturel en propriétés privées, la bétonisation des terres fertiles, et l’exercice de la terreur policière sont autant d’expressions d’une seule et même logique. L’ampleur catastrophique du changement climatique est la conséquence à grande échelle d’une série d’étapes mineures mais non moins catastrophiques à l’échelle des vies humaines individuelles.

La défense de la forêt d’Atlanta n’est que l’une de nombreuses luttes similairement préoccupées par la question des terres et du logement qui essaiment en Amérique du Nord, parmi lesquelles on retrouve People’s Park à Berkeley, Echo Park à Los Angeles, et le camp installé pour défendre les UC Townhomes à Philadelphia. À mesure que les investissements capitalistes inondent le marché immobilier, il devient de plus en plus difficile d’accéder au logement, et à plus forte raison de faire perdurer des espaces collectifs où expérimenter et construire des contextes communs. Ces mouvements ont donc répondu à cette situation en s’appliquant à défendre des espaces de vie et de lutte partagés.

La majeure partie des événements rapportés ont eu lieu lors de la semaine d’action de la fin du mois de juillet 2022, à l’occasion de laquelle des gens venu.es d’Atlanta et d’ailleurs s’étaient retrouvé.es pour une semaine de discussions, de manifs, et de concerts. La semaine d’action avait culminé à l’occasion d’un festival mêlant prises de parole, DJs, et groupes, démontrant l’usage de la forêt comme zone autonome échappant aux contraintes de l’économie capitaliste.

La forêt n’est pas qu’une concentration particulièrement élevée d’arbres : on peut aussi la comprendre comme un réseau d’interrelations entre créatures vivantes de toutes espèces. La vie fleurit quand elle est libérée du contrôle. Ça, c’était tangible pendant le festival de clôture. Dans un club, un breakdown ou un breakbeat fonctionnent en quelque sorte comme un lubrifiant qui graisse les rouages de l’exploitation, fait tourner le business et (dans le meilleur des cas) fait avancer d’un pas la carrière de tel.le DJ ou de tel groupe. Dans une zone libérée, l’expérience collective de la musique peut signifier puissance partagée, peut permettre la réalisation joyeuse d’un potentiel, ou encore montrer comment la créativité individuelle contribue à la libération de tou.x.te.s.

La South River Forest n’est pas une forêt primaire. À tout prendre, cela rend le mouvement pour la défendre encore plus inspirant. Cette terre avait déjà été brutalisée par le passé – et pourtant, quelques années de paix avaient suffi à en faire une zone sauvage capable d’abriter durablement des espaces de liberté. La moindre touffe de fleurs qui pousse dans les fentes du béton pourrait devenir forêt, si on la défendait. La possibilité de la liberté nous attend tout autour de nous, et jusqu’en nous-même, même dans les environnements les plus répressifs.

La forêt – c’est à dire la toile de vie – s’étend au-delà de tout espace vert délimité, dans chacun de nos corps. C’est grâce à cette toile que perdurent nos vies, et non grâce aux industries extractives qui détruisent actuellement la base existentielle d’innombrables espèces.

Il y a vingt ans, les auteur.es de Fighting for Our Lives suggéraient que “La meilleure raison d’être révolutionnaire, c’est que c’est tout bonnement une meilleure manière de vivre”. À mesure que la violence étatique précipite les catastrophes résultant de l’industrialisme capitaliste, il pourrait bien s’avérer que ça devienne également l’unique manière de vivre.

“La forêt en moi”

La forêt est une barricade qui respire. Comme tout mécanisme doué de souffle, elle voit ses frontières se défaire perpétuellement. Ses voies d’entrées et de sortie entrent en collision – quelque part entre ville et bois, entre sauvage et domestiqué, entre ce qui est sûr et ce qui est dangereux. Ce qui mérite ou non la qualification de “violence” se distingue mal dans les bois. La violence comme négation se manifeste sous la forme de l’état, hélicos en survol et flics en lisière des barricades prêts arrêter les occupant.es, et qui osent parfois entrer avec leurs machines et leurs armures. La violence comme création se manifeste dans la destruction de cette négation : sabotages joueurs, combines joyeuses. La violence anarchique devient flux de production de devenir. Pour la police, les voies d’entrées et de sortie sont bien distinctes et les qualifications plus rigides : la forêt est un lieu dangereux, un territoire inconnu compris en opposition à leur terrain cosmopolitain.

Pour nous, la forêt est refuge. La menace qu’incarne l’état est bien différente du danger qu’on rencontre dans les bois. Tomber par hasard sur la carcasse d’un coyote en décomposition fait l’effet d’une bénédiction – assister à la transformation de la chair en terre fertile sur un tapis de feuilles de pins n’a rien à voir avec la découverte d’une coupe franche où gisent les membres tranchés des arbres, leurs torses hâchés en morceaux de rebut. La coupe des arbres est indispensable à la construction des simulateurs dystopiques aux travers desquels les appareils de pouvoir entendent perpétuer leurs fantasmes orgiaques de violence et de capital. Mais il n’en sera rien, parce que la forêt est une barricade ingouvernable, indestructible et qui respire.

Dans la forêt, les frontières oscillent entre le contenu de l’espace, la manière dont les choses ont été faites – à la machine ou à la main, ou souvent par une quelconque combinaison des deux – et le degré auquel les choses deviennent consommées ou consommables. Mais on oscille également entre différentes formes de temps. Le temps que ça prend de marcher d’une boiseraie à une autre peut varier de quelques minutes à quelques heures. On se perd aisément sous les arbres, on se perd dans le mouvement et on revient aux flux plus visqueux de l’être collectif au sein de la barricade. On se perd exprès, ou on essaie de se rendre insituable – pour les hélicos en survol et ce qui veille derrière la barricade.

Pourtant la barricade ne trace aucune bordure concrète. Les bordures de la forêts n’indiquent aucune fin. La forêt est indestructible parce qu’elle s’étend et se transforme sans cesse. Ici, la forêt c’est un noeud qui se connecte à d’autres noeuds et qui en contient tout autant – et nos corps en font partie. La frontière du corps s’érode doucement ici. Une épidémie virale vient nous rappeler que nous sommes des sacs d’eau perforés plongés dans des sacs d’eau perforés, et la forêt en fait partie.

Déniche les tiques enterrées sous ta peau et tu deviens lentement une biche. Dans notre attirail camouflage on joue à être des arbres. C’est érotique de vivre dans les arbres, de s’habiller comme eux. On se multiplie dans nos pseudos et nos costumes. On se multiplie en devenant biches, en devenant arbres, en devenant matière en décomposition et déchets. Et petit à petit, dans notre détérioration et notre déterritorialisation, dans le mouvement et dans l’occupation, dans nos rencontres et nos dispersions, dans la prise d’espaces et dans les espaces qui nous prennent, on devient forêt. On devient barricade. À jamais ingouvernables et infiniment en devenir.

“La forêt est un portail”

La forêt est un portail. Les blocs de béton ont été écartés bien comme il faut, dégageant un accès à la parcelle recouvert de tags. Partout, des lutins anarchistes et d’autres esprits espiègles ont peint, gratté, agrafé, collé, chanté des messages porteurs de notre bienvenue, de notre allégeance à ce monde nouveau qui en appelle au courage au fond de nos coeurs. Tandis que j’arpente le chemin libéré, des spirales violettes forment des indications que je suis comme on suit les miettes de pain dans les vieux contes de fées. Ma tribu féérique paraît autour de moi, parée de gaze, de jeans, et de métal, et désamorce le genre avec panache. En pénétrant le monde sauvage, je reviens à mon moi frémissant : ce vert intime.

“Lettre depuis ma cabane”

Ces derniers temps, je me suis préparé.e à ce qui semble inévitable : une évacuation-éclair, une tentative d’extraction – à moins qu’ils n’optent pour nous assiéger ?
Je me suis attaché.e à ma cabane, et je pense maintenant à elle presque comme à une extension de moi-même. Je me suis retrouvé.e à interroger ça, à interroger cette connexion que je ressens à une structure temporaire. Mais j’ai réalisé que ce que je ressentais allait plus loin que ça. Je le sentais, de la plante de mes pieds au-dessus de la canopée aux racines profondes enterrées sous la terre. Je me suis demandé si elles étaient rancunières, cette énergie, cette terre tellement balafrée et ensanglantée qui n’avait jamais été autorisée à guérir. La rancune était-elle la cause de ma présence ici ? Oui. Mais la rancune que je ressens à l’égard de la police provient aussi de l’amour : de l’amour pour la terre et mes ami.es d’ici et d’ailleurs. La forêt n’est pas une chose à laquelle je renoncerai sans me battre.

À chaque délai obtenu, des possibilités nouvelles s’esquissent. À chaque sous-traitant qui jette l’éponge, on fait un pas vers la victoire. Chacun de nos gestes entretient leur incertitude. Qu’ils choisissent ou non de détruire nos maisons, je serai là pour faire durer la lutte. Je serai là aussi longtemps que je le pourrai, aussi longtemps que ça prendra. Ils peuvent tenter de nous expulser, mais ils ne nous obligeront jamais à cesser de lutter.

Il y a de la joie dans notre combat. Cet esprit, cette forêt, ne pourront jamais être contenus. Partout la police s’acharne à rétrécir nos mondes, à rétrécir nos vies. Mais on a choisi de refuser. Notre combat s’étend au-delà des frontières de cette forêt – il s’étend au travers de nos expressions de joie collectives et individuelles, inexplicables pour l’imagination limitée des flics et de la classe dirigeante qu’ils protègent. On rit plus fort qu’eux, on ressent d’avantage de plaisir, même au plus fort de leurs assauts. Tomber amoureux.ses de ces bois a signifié tomber amoureux.ses les un.es des autres, et tomber amoureux.ses des possibilités de ce monde – un amour qui demeurera toujours incompréhensible pour la police, et donc indestructible par elle.

“Quand les barrières sont tombées”

Quand les barrières ont été érigées, conformément aux exigences d’un baron local de l’immobilier, ça a paru telllement banal. Bah quoi – un autre espace urbain encagé, interdit, bétonisé ? Je n’ai pas eu besoin de cette lutte – lutte pour le parc de mon quartier, pour ma forêt de proximité – pour pouvoir retracer le fil de ma vie comme une succession d’interactions avec la police dans des parcs publics, ou comme une succession de parcs de quartier et d’espaces naturels fermés, contaminés, et interdits. Je pourrais tracer une ligne au travers de cette vie : si tu veux être dehors, il faut payer, ou frauder.

Les barrières routières en béton, c’était du classique. La vraie secousse, ça a été de voir qu’ils avaient enlevé le panneau pour en mettre un autre à la place, minuscule et générique et sur lequel était écrit “Parc Fermé”. Comme si le parc public, la forêt, notre droit à la terre pouvait être fait ou défait par un panneau. Comme si on se plierait au commandement du panneau, à sa “neutralité”, produite pour justifier la confiscation des terres par le sceau de l’officiel. Ils auraient aussi bien pu écrire Oubliez le grand air, suivez la forêt sur Netflix.

Les barrières n’ont pas dissuadé les gens du voisinage de se rendre au parc. La disparition du panneau d’accueil n’a fait rebrousser chemin à personne. Le flux de cyclistes, de randonneurs et randonneuses, et de chiens en promenade n’a pas cessé, en se faufilant au travers du petit passage qui avait immédiatement troué les barrières fraîchement installées. Comme je m’y attendais, il n’a pas fallu longtemps pour que les barrières soient tout à fait dégagées, réouvrant de fait l’accès au parking. Les gens font exister les espaces qu’il leur faut. J’ai souri quand j’ai vu ces barrières qu’on ouvrait : un signe de l’indifférence la plus complète pour les barrages sur notre route. D’une absence de considération pour les lignes de propriété.

Une semaine s’est écoulée depuis l’installation des barrières. Aujourd’hui, c’est le premier samedi de la quatrième semaine d’action. Des centaines de personnes se rendent dans la forêt pour y profiter d’un concert gratuit, d’un barbecue, de la compagnie de leurs camarades connu.es au sein du mouvement.

Une fois la chaleur légèrement retombée, une foule s’amasse devant les barrières. Je remarque que des gens brandissent un nouveau panneau, sur lequel a été peint un nouveau nom. On m’accueille depuis l’autre côté de la barrière. J’aide à soutenir le panneau, lourd dans mes mains, tandis qu’il est fixé à l’ancien emplacement. Une fois fixé, on le recouvre d’un drap. Quelques instants plus tard, un 4X4 de la police de Dekalb County nous dépasse au ralenti, mais un attroupement s’est déjà constitué au niveau de l’entrée du parking. Quelques cris de persécution moqueuse émanant d’une équipe de personnes masquées suffisent à convaincre le flic de s’éloigner. “Il reviendra pas”. Peut-être que si, mais avec d’autres idées en tête.

La foule frémit, on porte des plateaux de poulet grillé et des hot-dogs vegans jusqu’aux barrières, sur lesquelles on se perche. Une main anonyme a noué un ravissant ruban rouge autour d’elles. C’est comme si on disait : cette forêt est la nôtre, et ces barrières sont un cadeau. Nous appelons celles et ceux qui n’ont pas quitté le parking à venir assister au dévoilement du panneau. Des discours sont prononcés, qui rappellent que le parc nous appartient, et que nous le récupérons. L’air est chargé d’excitation, d’un réel sentiment de pouvoir, de rires devant la pompe des discours.

Enfin le drap est retiré, laissant paraître le panneau : sur l’une de ses faces, il est écrit “South River Forest Park” ; sur l’autre, “Weelaunee’s People Park” (le Parc du Peuple de Weelaunee, ndt). Immédiatement, j’entends des claquements et le champagne gicle, aspergeant tout le monde à plusieurs mètres à la ronde. Des acclamations s’élèvent de la foule, et prennent progressivement la forme d’un slogan : “People’s Park ! People’s Park !”.

Avec une élégance théatrâle, R___ coupe le ruban rouge, et tout le monde crie et célèbre l’évenement par une explosion de joie. Voilà qu’on se met spontanément à courir. À courir par delà le nouveau panneau et les barrières, comme si c’était la première fois, comme si quelque chose nous avait été dévoilé : un cadeau qu’on se serait fait à nous-même.

“Visite en forêt”

À l’aube, les oiseaux s’allument et la musique s’éteint. Ça fait presque douze heures que je danse. Il est tôt, ce dimanche matin, et mon anniversaire touche à sa fin. J’éprouve une grande gratitude d’avoir pu le fêter dans la forêt, en compagnie de mes ami.es et d’une foule d’inconnu.es. Le festival Defend the Atlanta Forest a commencé il y a trois jours, et la soirée de clôture touche à sa fin. Ce fût le point culminant explosif de la quatrième semaine d’action. Des jours et des nuits passées à danser, à kiffer, à pogoter sur les rythmes de la forêt libre. Mon corps est rempli d’une énergie dont je sais qu’elle n’a pu provenir que de l’extérieur, et non pas de la bouffe ou de l’eau ou du sommeil qui lui permettent de tenir. Cette énergie émane d’un pouvoir plus diffus et mystique. Un pouvoir qui n’émerge que lorsqu’assez de corps s’emploient à créer librement un monde partagé.

Le festival a commencé par le discours inaugural d’une amie racontant l’histoire du mouvement à la foule qui s’amassait devant la scène construite sous l’immense chapiteau. Ce chapiteau sert de salle de spectacles éphémère (mais non moins historique), et de lieu de refuge, de rassemblement, de rage, d’expression, de joie, de communion. Un frisson d’excitation m’a traversé.e quand cette amie, expliquant que ce mouvement était décentralisé et autonome, a invité l’ensemble des personnes rassemblées à répéter à haute voix ces deux mots fondamenteaux.

La forêt en question englobe non moins de 320 hectares de bois sauvages contenus dans l’enceinte de la ville d’Atlanta. Elle fut successivement abandonnée, puis réappropriée, puis revendue, échangée, et abandonnée de plus belle par la ville. Désormais, c’est nous qui en avons l’usage, et qui en prenons soin – nous : le peuple, le public.

Lorsque mon amie acheva son discours de bienvenue, on me suggéra d’emmener quelques personnes fraîchement débarquées en forêt, pour y visiter l’une des cabanes qui se nichent dans ses arbres. En réponse à mon invitation, quelques dizaines de personnnes m’ont emboîté le pas, et nous avons emprunté l’un des sentiers forestiers.

Sur le chemin, j’ai marqué des temps d’arrêt pour indiquer les emplacements de la cuisine principale et de la cuisine do-it-yourself supplémentaire, où l’on trouve toujours de quoi grignoter et parfois des gens affairés à préparer des repas spéciaux. Je fis également remarquer la hutte à sudation bâtie par un.e camarade Lakota lors de la dernière semaine d’action. J’ai raconté comment ce mouvement était devenu l’une des braises ardentes dispersées par l’état lorsque d’un coup de botte ce dernier avait brutalement éteint le feu sacré de Standing Rock. Après avoir mené mon auditoire jusqu’au sommet de la colline, je l’ai enjoint à lever les yeux au ciel. Loin au-dessus de nos têtes, on distinguait une vaste plateforme installée sur l’arbre et couverte d’une coupole bâchée. Une plante fleurie et le pot dans lequel elle poussait pendaient de la plateforme : et quelqu’un s’est exclamé “Ooh, regardez, c’est pour faire joli, comme on ferait chez soi”. J’ai répondu : “C’est chez elle”. D’autres demandaient Comment grimpe-t-on là haut ? Comment toutes ces choses ont-elles été amenées là-haut ? Toutes et tous y voyaient leurs rêves d’enfant devenus réalité.

Au crépuscule, c’est depuis l’espace négatif que le ciel émet sa lueur, et des ombres prennent forme entre les pins élancés. Le soleil éclaire le monde par en-dessous. Des gens se promènent dans la Pièce à Vivre, le nom qu’on donne à cette partie de la forêt où le paillis fait d’aiguilles de pin permet de s’adonner proprement à des rassemblements publics, des repas, des réunions, des événements, de la musique et des happenings artistiques. On s’installe en cercles, debout ou assis.es. On mange, on bavarde, on élabore des plans, l’heure est aux rencontres et aux retrouvailles. Des chiens courent alentour, et s’abandonnent au plaisir de jouer et de chasser. C’est l’heure du dîner. Tout le dur labeur (porter des caisses de produits frais, d’innombrables bidons d’eau, découper les légumes, touiller d’immenses marmites, s’acquitter de la vaisselle du déjeuner, la transporter, ainsi que les marmites pleines, de la cuisine dans les bois jusqu’à la zone de restauration dans la pièce à vivre), tout ce labeur a porté ses fruits. Tout ce que nous faisons, ici, nous le faisons volontairement et bénévolement – ce labeur exprime une foi en l’abondance. On crée un repas gratuit, un spectacle gratuit, une expérience gratuite. Je n’ai pas de mots pour expliquer à quel point cela est significatif.

Voir des collègues qui bossent au même restauraunt que moi faire le déplacement jusqu’à la forêt a été l’une des expériences les plus gratifiantes de ma semaine. Au boulot, je ramène inlassablement des tracts, j’affiche des posters, je supplie mes collègues de venir. Notre relation est habituellement orientée par le travail – comment ce dernier nous rend la vie dure, comment nous sommes résigné.es à subir cela, à continuer à faire ce qu’on fait, jour après jour, laver les carafes et les sols pour les laver de plus belle dès le lendemain à l’heure de la fermeture. Là, dans la forêt, leurs questions sont inédites : Tu vis ici ? C’est toi qui as organisé tout ça ? Je réponds : Parfois. Et : Oui, c’est nous.

“Le camion est désormais une attraction”

Quand la première canette de soda a fendu l’air pour venir exploser contre le pare-brise de la pelleteuse – aveuglant temporairement son conducteur et compliquant sa tentative de destruction du belvédère surplombant le parking du Welaunee’s Peoples’ Park fraîchement inauguré –, il m’a semblé qu’un cap minime mais non moins important avait été franchi. C’était là une indication supplémentaire de ce que le mouvement de défense de la forêt d’Atlanta continue de grandir et de repousser ses limites.

L’ubiquité soudaine de ces canettes de soda, dont des caisses pleines jonchent la forêt à l’usage des assoiffé.es, m’a fait l’impression d’être elle-même l’un de ces caps. Lorsqu’une occupation accède à un certain niveau de puissance et de notoriété, les ressources entrent en circulation et d’étranges abondances se matérialisent. Je me souviens de ces boîtes remplies de milliers de cigarettes à l’unité arrivant à Standing Rock, et du petit groupe dévoué d’accros qui s’était immédiatement voué à les empaqueter en vue d’une distribution à l’échelle du camp. Personne n’aurait su dire d’où elles arrivaient. À ce que j’ai cru comprendre, les sodas ont atterri à la forêt Weelaunee après avoir quitté le hangar de stockage d’une quelconque start-up morte-née. Elles sont vite devenues la boisson officieuse de la semaine d’action.

La confrontation avec la pelleteuse s’acheva quand son conducteur – qui était également le voisin et l’homme de main du milliardaire hollywoodien Ryan Millsap - a pris la fuite accompagné des agents de police hors-service chargés d’assurer sa sécurité. Ils abandonnèrent par la même occasion le camion de Millsap, un Dodge Ram 5500 de 2020, qui fût rapidement incendié. Cet épisode marqua la fin de la seconde tentative déployée par Millsap pour faire fermer l’Intrenchment Creek Park et y faire valoir sa propriété privée. La première tentative s’était déroulée une semaine plus tôt, lorsque ses employés avaient démonté le panneau officiel du parc, coupé l’accès au parking au moyen de barricades de béton, et installé des pancartes sur toute la zone qui la déclaraient “propriété privée”. En réponse, nous avions repeint les barricades de couleurs vives, tout en les écartant assez pour permettre le passage de véhicules. Et nous avions déclaré ouvert ce Parc des Peuples.

Le parc a un autre aspect, désormais. En essayant d’imposer par la force sa propriété privée, Millsap l’a fragmentée. Aujourd’hui, la carcasse calcinée de son camion à 80,000$ sert de rappel visuel incontestable de la fragilité de ce genre d’illusions, de la facilité avec laquelle il est possible de les écarter. Plutôt qu’un repoussoir, le camion calciné est devenue une attraction. Des gens viennent simplement pour le regarder ou le prendre en photo. Il y a là quelque chose qui les ravit.

Il est également évident que la police ne manque à personne, depuis qu’elle a cessé de se sentir suffisamment à l’aise pour faire des rondes autour du parking, ou pour se pointer en pleine nuit pour harceler “des individus d’apparence suspecte”, et ce bien que l’ancien parc ait été ouvert 24h/24. À l’inverse d’un parc public, qui est défini par la liste des choses qu’il est interdit d’y faire, le parc des peuples sollicite votre participation à tous les niveaux. Vous pouvez rouler sur la piste cyclable. Vous pouvez désherber et planter un potager. Vous pouvez installer des pancartes demandant aux gens de rouler moins vite sur la piste cyclable. Vous pouvez acheter un piano sur Craigslist et l’amener dans les bois pour en jouer à 3h du matin. Vous pouvez garer votre voiture et dormir ici, parce que c’est plus sûr que le parking du Walmart et que la cuisine communale prépare un repas chaque jour. Vous pouvez poser une teuf monumentale sous la canopée et les étoiles et trouver le sommeil sur le paillis de pin moelleux.

“Loin dans le futur”

Quand il s’est mis à pleuvoir, lors de la troisième nuit, je me suis demandé comment j’allais regagner ma tente. Je me suis aussi demandé à quoi ressemblerait le camion du parking, avec la suie dégoulinant de sa carcasse carbonisée qui se mélangerait peut-être avec la peinture et la craie utilisées pour redécorer son cadre métallique. Dans la folie nocturne, le statut de la musique était l’unique chose que je n’interrogeais pas. Un.e ami.e virevoltait sur elle-même, pieds nus, sous la drache. J’ai vu des gens s’embrasser dans la boue. La grande bâche bleue au-dessus de nos têtes, qui avait manqué de nous tomber dessus à peine une heure plus tôt lorsque des punks intrépides s’en étaient servi pour, entre autres facéties, se jeter dans la foule, abritait désormais des centaines de personnes désireuses d’échapper à la tempête.

Je me tenais un peu à l’écart, sous une bâche de moindre envergure tendue en bordure du bar improvisé. Les beats n’étaient pas assourdissants au point de rendre toute conversation impossible, mais maintenant que la pluie ajoutait au vacarme je devais crier pour me faire comprendre. Mon ami.e et moi-même discutions des événements de la matinée. Des cris nous avaient réveillé en sursaut quelques 18 heures plus tôt : [l’auto-proclamé propriétaire de la forêt] Ryan Millsap avait fait venir les flics au parking, et ces derniers menaçaient de faire appel à une remorqueuse pour dégager les voitures qui s’y trouvaient. Bien que nous n’avions pu dormir que quelques heures dans nos tentes, mon ami.e et moi-même avons enfilé chaussures et vestes pour nous empresser d’aller défendre le Welaunee’s People’s Park fraîchement inauguré. Sur le parking, des gens balançaient des pierres et des canettes d’eau pétillante sur les flics. Ailleurs, quelqu’un planquait fébrilement le matériel de sonorisation, au cas où une descente de flics serait imminente.

Je n’arrive toujours pas à croire qu’on ait réussi à faire ça. Ça ne devrait pas m’étonner tant que ça, mais dire que ce qui s’est passé relève de la magie n’est pas une exagération. On était là : quelques 500 punks, danseurs, anarchistes, teuffeuses, rappeuses, indie rockers, qui défendions la forêt. Si les flics ne pouvaient pas nous arrêter, si les promoteurs ne pouvaient pas nous disperser, il n’y avait guère de raison de croire que la pluie en serait capable. Combien de personnes étaient venues, sur le week-end ? Allez savoir. La seule certitude, c’est que ce dernier soir, toutes ont franchi les barrières de ciment plantées derrière la dépouille fumante du camion et se sont enfoncées loin dans la forêt, loin dans le futur.

“Cette fois-ci, on était là”

Je me balance avec les pins dans cet air chargé de cigales. C’est ma première nuit ici. Le vent secoue les cîmes des arbres, leurs aiguilles se frottent les unes aux autres. Le chaloupement de la forêt me berce.

Les ami.es resté.es à la maison me manquent déjà. J’aimerais qu’ielles soient là avec moi, à contempler la nuit tâchetée de nuages – la dernière chose que je vois avant que mes yeux ne se ferment, que je ne m’abandonne au charmant cliquetis de la chanson d’insecte. On se sent vite seul.e, dans un hamac, mais considérablement moins seul.e dès lors qu’on découvre que des gens connus dans une vie antérieure vous tiennent lieu de voisin.es à nouveau. Au matin, leurs visages émergent au portique de leurs tentes et leurs bras se tendent vers le soleil.

Tandis que des manifestant.es arborant des tenues camouflage s’acharnaient sur l’engin de chantier à coup de pelle, dégondaient ses portes et vidaient méthodiquement sa cabine, j’expliquai au reporter de Rolling Stone que nous étions en train de construire un monde nouveau. La musique de ces bois nous enseigne comment trouver de la beauté dans les lambeaux dont on a écopé, une coupe rase et replantée comme ces mauvaises herbes qui poussent sur la vieille prison agricole. Le punk ne demande que trois accords, une rave seulement des basses et des corps disposés à peupler un dancefloor. Dans ce monde-ci, on tangue sans être alourdi.e par cette pesanteur de dette intrinsèque au succès et à la misère de la vie urbaine. Dans ce monde-ci, je découvre que je peux prolonger mon insomnie de quelques heures, la vie éveillée s’avérant plus nourrissante que le sommeil. La nuit, nos générations font constellation commune avec les étoiles.

Sur les bords des sentiers illuminés, je découvre des visages qui se rendent dans ces bois pour la première fois. Je vois des gosses dix ans plus jeunes que moi se pointer les yeux brillants et prêt.es à pogoter sous la bâche poussiéreuse. Je vois des potes que je connais depuis dix ans trimbaler des guitares et des enceintes, et je remarque qu’on aura fini par devenir les aîné.es du milieu. On supporte le passage des saisons de la vie dans ce monde que l’on construit. Le printemps et l’été passent simultanément ; lentement, on ramène l’automne et l’hiver dans le pli.

Le temps que tu reçoives la notification, et il est déjà trop tard. La forêt a été encerclée par les flics ou barricadée par les manifestant.es. Tu te retrouves à faire les cent pas sur le parquet de ton appart’, en te demandant comment être utile de loin. Dans ce monde qu’on construit, il faut être là. Les nouvelles de la forêt ne sont pas digérées autour du petit-déjeuner, elles se produisent avant que la première goutte de café n’ait atteint tes lèvres. Quand viennent le matin et la descente de flics, ou la destruction de matériel de chantier par des militant.es, tu ne peux être que dans deux endroits : dans les bois, ou chez toi. Cette fois-ci, on était dans la forêt.

“Être DJ est une extension de mes pratiques de résistance quotidienne”

Un soleil de plomb toute la semaine, des corps en sueur qui bruissent dans les bois, des esprits qui se demandent quelle est l’étape suivante, quelle est l’action suivante qu’il faudra entreprendre ? L’averse a menacé toute la semaine : elle a finalement eu la gentillesse d’éclater brièvement samedi, et en beauté. Le ciel jaune s’obscurcissant, les pulsations d’éclairs, le pin humide me rappellent furieusement des souvenirs lointain du soleil d’Atlanta paraissant après la pluie d’après-midi. Je me demande comment ça sera aujourd’hui, après l’averse.

Le chapiteau se remplit rapidement à mesure que le jour se prolonge et que la pinède sèche. Tout d’un coup, ça a tous les airs d’un festival. Les gens sont regroupés par grappes, allongés sur des nappes, ou dansant, pogotant, bavardant, feuilletant des zines.

Alors qu’il fait de plus en plus sombre, on commence à me demander “Tu mixes à quelle heure ?”. J’ai été invité.e à clôturer cette dernière nuit de la Quatrième Semaine d’Action. C’était pas la première fête pour laquelle je me produisais dans la forêt Weelaunee, mais ça a paru très différent des autres fois. Monter sur scène, c’était comme monter dans les hanches de la forêt. Ça ondulait, à base de pas de danse funk infusés de Jungle, et de Techno qui rebondissait sur les os de la forêt. Peu à peu, le chapîteau n’était plus que freaks noctambules, qui dansaient au son des basses rugueuses, des mids grésillants, des aigues éthérées. J’étais tout.e entièr.e consommé.e par les bois, par mon amour de la danse et des sons grimey et hardcore. Deux heures à évacuer la colère, l’anxiété au sujet de ce qui pourrait arriver à la forêt au cours des prochains jours, mois, des prochaines semaines ou années, et de ce qui pourrait également arriver à mes ami.es et à ma vie à Atlanta.

La forêt Weelaunee est une terre de résistance. L’héritage de la terre du peuple Muscogee, déplacé par la force, des populations esclaves amenées d’Afrique Occidentale, des personnes incarcérées à la Prison Agraire d’Atlanta se perpétue jour après jour à Weelaunee, comme la lutte pour résister à l’état et au colonialisme. Quand je mixe, c’est une extension de mes pratiques de résistance quotidenne, en pleine cohérence avec les origines de la Techno et de la Jungle, qui sont nées de la curiosité Noire d’un lieu à habiter. Mixer dans une boîte à fric artificielle, c’est incomparable avec le fait de mixer au sein de la lutte pour des espaces ouverts. Mon lieu à moi est blotti au milieu du bosquet.

“La hutte de sudation”

Récups de bouffes et de bâches, batifolages dans les carcasses et les débris, chansons perçantes des pots de moto et des hirondelles à gorge blanche, ici dans la forêt Weelaunee.

Les traces de quad dans la boue nous guident vers les brouettes et les bâches, les tas de fringues délaissés, des campements déchiquetés et à l’abandon. Au dessus de nous, des nuages glorieux nous menacent de leur haleine humide. Cette pluie, dont nous craignons qu’elle ne renforce le kudzu et démultiplie les spores de moissisure, est également celle dont nous souhaitons ardemment qu’elle nourrisse nos jardins et nos ruisseaux. Une humidité qui encourage les lianes grimpantes à subjuguer le panneau publicitaire délaissé, sur lequel ont été tagguées les preuves d’un exploit à peine croyable. Elles grimpent haut, et nous aussi. Des canopées vibrantes animées de lichens verts, dont les bras se tendent vers une étreinte asphyxiante. Les bâches détrempées s’affaissent en dome retourné, les limaces jaillissent en tous sens lorsqu’on tranche les tendeurs qui maintenaient en place cette structure abandonnée. Des araignées émergent d’entre les plis, où les moustiques prolifèrent dans des mares stagnantes. Il y a pas si longtemps, cette hutte de sudation était le sanctuaire du rituel de rassemblement – de célébration de la forêt – de cette terre qui nous hante avec l’horreur tragique de ses cauchemars passés et le futur qui pourrait advenir si notre présence y prenait fin. On démonte et on réemploie nos restes, on démantèle les sites à l’abandon et on crée dans la corrosion. Avec l’élan de l’accélération, les gouttes naguère tendres claquent comme des billes, anéantissant ma capacité à admirer le tableau des éclairs sur fond d’horizon vert.

“Pour défendre la forêt, tout le monde doit se battre”

Lors de la première nuit du festival, j’ai eu une épiphanie affective. J’étais empli.e d’humilité devant le spectacle de l’atmosphère sociale éclatante qui m’entourait. Pourtant, sitôt immobile, je prenais conscience de me sentir à l’écart. En mouvement, occupé.e à mener à bien des tâches, je me sentais nécessaire, faisant partie intégrante de quelque chose ; mais je ne parvenais ni à me détendre, ni à danser avec des ami.es ou des inconnu.es.

La deuxième nuit, j’ai examiné les visages alentour – tellement de jeunes que je ne connaissais pas, de personnes qui débarquaient tout juste dans la scène musicale d’Atlanta, ou qui en avaient jusque là occupé un segment distinct. Pendant un temps, j’ai été submergé.e par une nostalgie pour des personnes et des lieux disparus depuis longtemps. Mon environnement immédiat, ma maison, mes ami.es, m’étaient étrangers. J’ai commencé à ignorer les gens que je croisais, à marcher seul.e. Un vieux pote, qui avait joué la veille au soir, est venu à ma rencontre. Il m’a dit qu’il cherchait le réconfort d’un visage connu. J’ai senti des racines puissantes me tirer de nouveau vers la terre, vers le moment présent.

Samedi matin, le camion de Ryan Millsap a amené une pelleteuse sur le parking de l’ICP. Le conducteur a envoyé un coup de pelle mécanique dans le toît du belvédère, où des gens se tenaient. Il a creusé un trou au hasard dans le sentier. Il a insulté les gens et menacé de se montrer plus violent encore. Les gens ont réagi. Ielles ont détruit sa pelleteuse, l’ont coursé jusqu’à la sortie du parc, et la police avec lui, ont chourré tout ce qui avait de la valeur dans la cabine, et foutu le feu au reste.

Lors de notre concert cette nuit, mon groupe était galvanisé par notre exubérante victoire matinale. En tant que groupe, on se situe dans un chagrin réaliste vis-à-vis de notre époque apocalyptique, mais on sait qu’il est toujours possible de se battre pour un futur plus libre. Je ne crois m’être jamais senti.e plus sûr.e de mes appuis qu’en montant sur scène ce soir là. Je m’étais fixé pour but de donner à voir la réalité désespérée, c’est à dire : que pour défendre la forêt tout le monde doit se battre. On ne peut pas continuer à être les témoins impassibles de la guerre capitaliste menée par l’état contre nos corps et nos futurs. En regardant tout le monde s’agiter ensemble devant la scène, je me suis senti.e libéré.e du désespoir. J’ai senti la force créatrice des corps qui bougent et respirent ensemble. Là, nous avons formé une courte temporalité, une énergie qui vivra à jamais en nous et dans la forêt aussi longtemps que celle-ci se dressera.

Pendant notre set, j’ai lu cet extrait des Lettres Révolutionnaires de Diane di Prima.

Lettre Révolutionnaire #34
[…]
hé mec, viens on fait la révolution, viens
on coupe le courant et on rallume
les étoiles la nuit, viens on refout le métal
dans la terre, ou viens on arrête au moins
de l’extraire, viens on fabrique plein de flûtes et de guitares, viens on apprend aux meufs
à soigner grâce aux plantes, viens on apprend
à cohabiter dans un espace plus petit, et on construit des
hogans, des dômes et des tipis de partout
VIENS ON FAIT PÉTER LES PIPELINES, viens on transforme les bagnoles
en pots de fleurs ou en sculptures ou on s’installe
dans les plus grosses, qu’est-ce qui nous en empêche ?

Lettre Révolutionnaire #35
debout, mes
frères, n’inclinez
pas vos têtes une seconde de plus, ne priez plus
à moins de prier l’esprit que vous éveillez, l’esprit
dont vous accouchez, qui
n’a jamais foulé la terre, debout, ne
ramollissez pas, à fumer du shit ou de l’opium, à rêver douceur, peut-être
qu’on aura le temps pour ça, sur les longues plages
étendu⋅es dans l’amour avec celles et ceux d’entre nous qui auront survécu, mais aujourd’hui
la terre appelle à l’aide, nos frères
et nos sœurs rangent leurs enfances au placard, se préparent
au combat, qu’est-ce qu’on pourrait faire d’autre que les rejoindre,
la survie de cette planète est entre leurs mains, la santé
du système solaire, car nous ne faisons qu’un
avec les étoiles, et cet esprit que nous forgeons
elles l’attendent, le Christ, Bouddha, Krishna
Paracelse, y ont à peine goûté, il faut reprendre
cette planète, ré-occuper
ce sol
la paix que nous cherchons est sans précédent dans l’histoire, la terre
APPARTIENT, enfin, À CE QUI VIT

Appendice : Ceci n’est pas un festival
Le texte suivant a été distribué sous la forme d’un tract lors de la quatrième semaine d’action dans la forêt d’Atlanta.

Ceci n’est pas un festival
… parce que nous ne sommes pas ici en consommateurs ou en simples spectatrices. Ceci n’est pas une énième séance photo, ni une “opportunité de réseautage”. Nous sommes ici parce que notre besoin de forêts libres, de culture libre, et d’existence libre ne peut ni être écrasé par la police, ni nous être revendu comme image dans une quelconque escroquerie Hollywoodienne en mal d’inspiration.
Dans la grotte de Divje Babe, qui se trouve dans ce qu’on appelle de nos jours la Slovénie, des archéologistes ont récemment découvert une flûte vieille de 60,000 ans. L’humain a toujours eu besoin de la musique. Nous sommes ici pour affirmer que ce besoin profond et éternel, qui a survécu à une période glaciaire, à la montée des empires et des états, à l’avénement des frontières ; à l’esclavage, à la guerre, à la famine et aux Holocaustes, est une composante importante de la lutte actuelle.

Ce mouvement n’est pas simplement lié à une parcelle de terre. Il n’oppose par la police et ses nervis à une bande d’activistes. Nous assistons à l’entrée en collision de deux conceptions concurrentes de la vie et de l’avenir.

S’ils gagnent, ils pollueront tous les fleuves, détruiront toutes les forêts, bétonneront l’ensemble des belles choses, et se serviront de la police pour garantir des bénéfices illimités tandis que notre civilisation rendra son dernier souffle asphyxié.

Si on gagne : les besoins humains seront mesurés à l’aune de notre imagination, de nos ambitions et de nos rêves collectifs, et non plus pris en otages par un système de gâchis et de rareté artificiels. Nos communautés ne seront plus cimentées par leur capacité à tuer ou à blesser les ennemi.es ou les hérétiques. Elles seront cimentées par la musique, et la faculté de générer le luxe communal.
Alors, n’allons pas dire : “Oh, IELLES ne se préocuppent pas vraiment de la lutte, ielles sont juste là pour faire la fête” ou encore “Le sujet, ce n’est pas la musique, les festivals, ou aucune de ces conneries, c’est la politique sérieuse et l’organisation”. Au lieu de quoi, disons plutôt la vérité : ceci n’est qu’un infime aperçu de ce qu’on pourrait s’offrir mutuellement si on parvient à survivre à l’économie pétrolière du système mondial actuel. L’émancipation des sens, le développement libre de l’imagination et des passions : voilà précisément l’objet de nos combats.

Ni Cop City, ni dystopie hollywoodienne !

Pour un aperçu plus complet du contexte et des modalités de la lutte pour la défense de la forêt d’Atlanta : https://lundi.am/Comment-defendre-une-foret

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