Un petit parc de rien du tout. Juste un carré de pelouse et quelques arbres dans un recoin du centre-ville. Sur le gazon, un premier panneau : « Jardin public Salvador Dali, inauguré par le maire de Marignane, Éric Le Dissès, le 23 septembre 2011 ». Et puis un deuxième, trois mètres plus loin, qui claironne devant un arbre maigrichon : « Arbre de la liberté, inauguré par le maire de Marignane, Éric Le Dissès, le 9 décembre 2012 ». Il est comme ça, l’édile de la ville : il aime laisser sa marque partout. Un peu comme un chien multipliant les arrêts pipi. Local associatif, rond-point, musée ou fresque, ses panneaux trônent dans tous les coins de la ville. Gloire à Éric Le Dissès.
Rodomontades sécuritaires
La gloire est chose martiale, elle s’accommode fort bien d’accents guerriers. Le maire en a justement à revendre, multipliant les envolées sanguinaires et les prises de parole lyriques. En ligne de mire, l’hydre terroriste et le laxisme sociétal. Lors de la JPEG cérémonie des vœux de la commune en janvier 2015, il s’enflamme : « Voilà pourquoi à coup de lois hyper-laxistes, vous, les décideurs, avez fait un nid douillet à ces barbares aveuglés par leur fanatisme sans fondement. » Pour celle de 2016, il en remet une couche : « Monsieur le Président, protégez nos frontières et libérez certaines de nos cités des prétendants au Jihad. [...] Car je le dis haut et fort, le danger est autant chez nous qu’en Syrie ou au Mali. » Et à l’occasion du millésime 2017, il se dresse bravement sur ses ergots : « Il faut que chacun sache que je suis intransigeant quand il s’agit de sécurité et je le dis haut et fort, ici chez nous, aucun étranger ne peut et ne doit pouvoir faire sa loi à notre place. » C’est pourquoi Monsieur le Maire se targue d’avoir fait enlever tous les drapeaux étrangers du rond-point du 8 mai 1945. Il s’agit de « n’en laisser qu’un seul, mais pas n’importe lequel : notre drapeau national ». Et de monter dans les tours : « À chaque fois que vous verrez ce drapeau, redressez-vous et soyez fiers ! »
Il en va des coups de menton patriotiques comme des panneaux d’inauguration : toute occasion est bonne à prendre. Ce mardi 25 avril, c’est l’assassinat du policier Xavier Jugelé sur les Champs-Élysées qui fournit matière à hommage local, devant l’hôtel de ville. En face d’une centaine de personnes et de six policiers municipaux bombant le torse, Éric Le Dissès prend virilement la parole. Fustige « un pays tellement laxiste qu’il permet à des dégénérés mentaux de commettre plusieurs tentatives d’assassinat sur des policiers ». Trompette que « trop de liberté tue la liberté ». Et en appelle au rétablissement de la peine de mort. Minute de silence, Marseillaise – rompez les rangs.
Ivresse frontiste
Le maire se fait ici parfait porte-voix des folles inquiétudes de ses administrés. Cela fait un bail que Marignane tremble. Et que cette ville de 34 000 habitants vote à droite. Très à droite. En 1995, elle se donne au FN, choisissant pour maire un proche de Jean-Marie Le Pen, Daniel Simonpieri. Elle le réélit en 2001, cette fois sous la bannière du MNR, le mouvement de Bruno Mégret. Puis Éric Le Dissès prend la suite en 2008, avant d’être réélu en 2014. L’actuel maire s’affiche divers droite, camouflage qui ne trompe pas tant l’homme arbore tous les codes de l’extrême-droite à défaut d’en porter l’étiquette. Peu importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse.
En vrai, Marignane se saoule littéralement à l’extrême droite. Au deuxième tour des régionales de 2015, la ville accorde ainsi 60% de ses voix à Marion Maréchal - Le Pen, laquelle ne laisse que des miettes à son adversaire, le très droitier Christian Estrosi. Et au premier tour des présidentielles, il y a quelques jours, c’est la tante qui décroche la timbale : la candidate du FN récupère 42,5% des voix, loin devant Jean-Luc Mélenchon (17,5%) et François Fillon (15,8%). Soit le plus haut score frontiste des Bouches-du-Rhône, département qui ne s’en laisse pourtant pas conter quand il s’agit de voter pour l’ordre et la réaction. Même les immédiates voisines de Marignane, Martigues (30,5% pour la candidate frontiste au premier tour), Istres (33,3%) et la très réac Vitrolles (33,8%), font en regard pâle figure.
Fantômes de l’OAS
Ces villes des abords de l’étang de Berre ont pourtant bien des points communs. Outre l’absence de charme, elles partagent un fort ancrage pied-noir – à Marignane, les familles rapatriées d’Algérie représenteraient un peu moins de 20% de la population. Un poids électoral si massif qu’il se donne même à lire sur le plan de la ville. Pour s’en échapper par le sud, il faut ainsi emprunter l’avenue Salan, du nom de ce général français qui participa au putsch des généraux de 1961 et qui fut chef de l’OAS – seules quatre autres villes françaises ont accordé un semblable honneur au militaire factieux. À l’exact opposé, tout au nord, voici le cimetière Saint-Laurent, lequel accueille une pompeuse stèle figurant un supplicié fusillé, mains attachées dans le dos. Au côté, cette inscription : « À la mémoire de nos compatriotes et des combattants civils et militaires qui ont perdu la vie pour que l’Algérie demeure française. » L’OAS n’est pas morte, ses fantômes bougent encore. Et ils votent.
« Bien sûr, il y a ce poids de l’électorat pied-noir, très raciste et revanchard. Mais il n’explique pas à lui seul le succès de l’extrême droite, tempère Julien, employé de 42 ans. Si les Marignanais votent massivement FN, c’est d’abord par crainte. Ils n’ont pas supporté de voir leur ville changer. Pour eux, les choses devraient durer éternellement. » Les Trente Glorieuses en ont décidé autrement : de 5 300 habitants en 1954, le petit village provençal, situé à 20 kilomètres de route de Marseille, est passé à 31 000 en 1982. Rapatriés d’Algérie, immigrés du Maghreb, Marseillais fuyant la grande ville et employés de l’aéroport de Marignane (devenu Marseille-Provence en 1961 et désormais cinquième aéroport français) ont pris logement dans un vaste entrelacs de lotissements sans âme, de résidences plus ou moins fermées, de petites cités et de zones d’activité s’étendant autour du centre-ville. Autant de bâtiments au crépi défraîchi, de rues qui se ressemblent et se confondent, d’anonymes lotissements. En trente ans, Marignane est devenue ville-dortoir.
La mort du petit commerce
Plutôt que de lui forger une nouvelle identité, riche de toutes ses communautés, la plupart des habitants ont alors choisi de mythifier un âge d’or provençal. Celui d’avant, quand la ville n’était qu’un bourg. Et que rien ne venait troubler l’entre-soi. « Je suis arrivé en 1961, ça n’avait rien à voir. Il y avait encore des Marignanais, des vrais Provençaux. On parlait des mêmes choses, on causait la même langue, on se comprenait, on partageait des traditions », se désole, derrière le comptoir de son bar, Hervé, ancien communiste votant désormais FN. Une nostalgie largement entretenue par la municipalité, qui n’a de cesse de ressusciter le spectre des traditions prétendument perdues. Dans les rues du centre-ville, des photos en noir et blanc du bourg des années 1950 s’affichent sur de larges panneaux. Non loin, une bâtisse bourgeoise accueille depuis 2015 le musée Raimu – l’acteur pour parfait parangon d’une antique identité provençale fantasmée. À quelques mètres, voilà le square Frédéric Mistral. Le « poète de la Provence » a droit à une stèle, avec cette citation angoissée : « Et la langue de notre mère, devrons-nous l’oublier ? » Aucun risque : le Musée des arts et traditions populaires de Marignane, avec ses mannequins en costumes d’époque et sa cuisine traditionnelle reconstituée, se charge de marteler le message. Ici, on entretient le rêve du passé – c’est plus commode que d’affronter le présent.
Le présent à Marignane, ce sont ces devantures de commerces fermées, pour certaines depuis des années. Au centre-ville, près d’un tiers des échoppes ont définitivement tiré le rideau, sans que rien ne vienne prendre leur place, sinon un panneau « à vendre » ou « à louer ». Les défunts s’appellent Smart informatique, Leonidas, C Kitch, Lætitia Lingerie, Snack Hasan Baba ou encore Poissonnerie 27. Les dernières victimes d’un écroulement qui a débuté dans les années 1980, quand d’immenses centres commerciaux bâtis aux alentours ont commencé à faire main basse sur la clientèle qui faisait ses courses en ville. Peu à peu, ils ont tout ratiboisé. Impossible de lutter – Plan de Campagne, autoproclamée plus grande zone commerciale d’Europe, n’est qu’à quelques kilomètres [1]. Un peu plus loin, à Miramas, c’est le Village des marques qui vient d’ouvrir ses portes, histoire d’enfoncer le clou. 120 boutiques s’y échelonnent sur 25 000 mètres carrés, dans un bâti « s’inspirant des villages provençaux », avec « des allées piétonnes, des ruelles ombragées, une fontaine animée et un aménagement paysager agréable » [2]. Au triste jeu de l’artifice, la grande distribution sort gagnante. « Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? Les gens d’ici aiment les centres commerciaux, ils voient ça comme la sortie du week-end. Ils adorent prendre la voiture pour y passer la journée », se désole Fabrice, quadragénaire vendant des costumes dans un magasin vieillot du centre de Marignane. Lui et sa mère guettent le client, lequel se fait salement attendre. « Mais on n’est pas les seuls à tirer la langue. À Manosque, Sisteron ou Istres, c’est la même chose. Toutes les villes de 30 000 habitants du sud de la France se meurent doucement. »
Sus aux indésirables
Histoire d’en partie maquiller le désastre, la municipalité rachète à tour de bras les commerces en déshérence – l’immobilier s’est tellement effondré que ça ne coûte pas grand-chose. Une partie d’entre eux gardent le rideau baissé, puisqu’il s’agit d’abord d’empêcher qu’ils ne deviennent des kebabs ou des petites épiceries. Le reste se pare des couleurs du blason bleu et jaune de Marignane, échoppes transformées en innombrables permanences municipales. Au centre-ville, elles sont partout : Maison de la jeunesse, du cœur de ville, des amis de Marignane et de la Provence, des anciens, du combattant [3], de la démocratie, du projet urbain, de l’emploi, des associations, de la solidarité… Une véritable armée mexicaine, qui n’a pas seulement pour fonction de camoufler le désastreux désert qui fait aujourd’hui office de centre-ville ; il s’agit aussi de montrer aux habitants que la municipalité agit face au naufrage. Non, elle ne reste pas bras ballants : elle ouvre des antennes. Rien n’est perdu.
Elle ne se contente pas d’ouvrir, d’ailleurs. Elle ferme, aussi. Et même, elle vide, mure, cadenasse. Oh, pas n’importe où : ce sont les maisons branlantes du petit cœur historique qui sont concernées. Un espace qui tient sur un mouchoir de poche, tout juste une quinzaine d’étroites rues et ruelles, de petites placettes et de sombres impasses. Longtemps, ce quartier en réduction a été le point de chute privilégié des populations immigrées. Aujourd’hui, elles sont pratiquement les seules à encore y loger. De moins en moins nombreuses au fil des ans, puisque la municipalité rachète les maisons disponibles pour mieux les condamner – portes et fenêtres bouchées. Quelques avis de permis de construire accolés sur les façades lézardées laissent à croire que des travaux de rénovation sont sur le point d’être lancés. Attrape-nigaud : le plus ancien de ces avis, qui annonce « la réhabilitation de douze logements collectifs », date du 11 octobre 2005… Une stratégie de pourrissement délibérée : il s’agit de faire partir les habitants indésirables avant de rénover. Le maire Éric Le Dissès n’en fait d’ailleurs nullement mystère : « Si je pouvais raser la zone dans son intégralité, je le ferais, sans aucun état d’âme, déclare-t-il en janvier 2017. Malheureusement, c’est impossible sans l’accord des services de l’État […]. Nous allons devoir garder des îlots entiers en les réhabilitant. » Un jour, c’est sûr, le quartier retrouvera une nouvelle jeunesse. Blanche, bien sûr. Pile-poil dans le ton du rêve pastoral provençal de la municipalité.
Beur sur la ville
En attendant, les habitants du cœur historique serrent les dents. Comment protester quand toute une ville vous montre du doigt ? Ils savent que le maire, qui se dit soucieux « d’éviter que ce lieu ne demeure un souk, car un souk n’a pas sa place en Provence », a dans le collimateur les quelques commerces encore présents – deux ou trois bars, autant d’épiceries et de snacks. Ils n’ont eu d’autre choix, aussi, que d’acter la fermeture de la mosquée par Éric Le Dissès, au prétexte d’une bagarre entre immigrés turcs et kurdes à la sortie de celle-ci. Et ils n’ignorent pas que la police municipale va prochainement déménager, pour prendre ses quartiers place Desmoulins, petit carrefour un brin animé que tout Marignane voit comme une cour des Miracles sauce Bronx maghrébin. La pression va croissante, l’étau se resserre.
« Oui, ce n’est pas une ville rigolote. Pas du tout, même. Et pourtant, tu sais quoi ? Je l’aime. » Mario, la cinquantaine vivace, habite et travaille dans l’un des commerces de ce cœur historique. Attablé devant une chicha, le petit-fils d’immigré arabe ne se montre guère véhément à l’égard du maire. « Il est cohérent. Il veut un centre provençal, il va l’obtenir peu à peu. Mais ça sera sans nous et c’est dommage – j’aurais bien aimé un peu plus de mélange, de diversité dans le quartier. » Sur la chaise d’à côté, Razmik, chauffeur barbu tout en maigreur, embraye : « Tu vois cette place ? Pour les racistes, c’est l’endroit le plus chaud de Marignane. Mais en vrai, elle est toute paisible. Tu te sens en insécurité, ici ? Pas moi, en tout cas. » Et Mohammed, troisième chaise, de se gondoler : « Tu m’étonnes… T’es arabe, t’es pas censé être concerné. Au contraire, c’est de toi qu’ils ont peur... » Mario encore : « On côtoie au quotidien des gens qui votent FN. Des gens avec qui on discute depuis longtemps. Et quand on leur fait remarquer qu’ils votent d’abord contre nous, ils répondent toujours : ‘’Non, mais toi, c’est pas pareil...’’ » Razmik approuve, avant de faire le lien : « Au fond, il y a un truc qu’on partage avec les électeurs frontistes : la souffrance. Ce que tu vois dans cette ville, c’est la souffrance de la France, de A à Z. » À Marignane, même l’alphabet est un chemin de croix.