"Bonjour, 20 jours" : les rouages de l’enfermement au CRA de Marseille

Ce samedi 20 août 2016, nous avons voulu observer une audience au tribunal JLD de Marseille. Certains d’entre nous savaient plus ou moins de quoi il s’agissait ; pour d’autres c’était la première fois. Nous nous sommes donné rendez-vous au métro Bougainville à 9h30, pour pouvoir assister à l’audience qui débute généralement à 10h15, tous les jours de l’année.

À peine une heure et demie plus tard, nous ressortions de la salle d’audience, passablement déprimés. Entre-temps, 6 personnes avaient été jugées, dont 2 personnes absentes. Il fallait qu’on en discute et qu’on compare nos impressions, puis qu’on témoigne.

Premières impressions.

Quand on arrive au boulevard Ferdinand de Lesseps, à quelques rues du CRA, on passe à côté du bâtiment qui sert de tribunal. À part une plaque officielle sur le mur dissimulé sous le pont de l’autoroute, rien n’indique que des gens se font juger ici. « C’est vraiment là ? ». Un portique, une allée sale et délaissée, puis un autre portique où l’on doit passer individuellement.
À 10h25, l’audience n’a toujours pas commencé. À travers la vitre de la porte d’entrée, on voit la juge et le représentant de la préfecture discuter. Les agents de la PAF nous laissent finalement rentrer après avoir fouillé nos sacs. On pénètre dans une pièce qui a plus les allures d’une salle de classe que d’un tribunal. Mais interdit de s’asseoir au premier rang pour suivre les discussions : ceux-ci sont réservés aux avocats et interprètes, nous dit un agent.

Mise en scène.

La juge, la greffière et le représentant de la préfecture sont en place. La juge est tendue : « vous pouvez dire à l’avocate de venir, s’il vous plaît ? ». La cloche retentit ; celle-ci entre en scène.
Chacun tient sa place dans la salle, sa place dans la machine à expulser. Une impression nous suivra tout au long de cette séance : sauf anomalie, l’audience n’est qu’une salle d’enregistrement de la volonté de la préfecture. Son représentant prend d’ailleurs ses aises, accoudé au bureau de la juge, il semble lui souffler à l’oreille de sorte qu’il est presque impossible de l’entendre depuis nos sièges.
Il exerce son rôle avec le plus grand zèle. Quand on annonce qu’un « retenu » aurait indiqué être malade et ne pouvait pas se présenter au tribunal, il enquête : « A-t-il [le « retenu »] demandé à voir un médecin en français ? », « alors il parle français ». Un sourire triomphant s’inscrit sur le visage du représentant… « il n’avait donc pas besoin d’interprète tout au long de la procédure ! ».
A l’inverse, on finit par se demander à quoi sert l’une des protagonistes : l’avocate de permanence qui représentera ce jour-là tous les jugés. Nous pensions que son rôle était de défendre. À plusieurs reprises, la juge donne le verdict avant même que l’avocate de permanence ne se soit exprimée. Quand celle-ci a la parole, elle n’apporte aucun élément de défense : « il est célibataire sans enfants et n’a effectivement pas de passeport », « je vous laisse apprécier », « pour préserver ses droits je préfère ne pas d’observation ». Alors que l’assignation à résidence et la libération semblent possibles dans plusieurs des cas, à aucun moment l’avocate n’en fait la demande.
Mais il arrive que les rôles se confondent, que la façade tombe. À un moment donné, un grand flou s’installe. L’un des retenus aurait refusé de se présenter ; plus personne ne sait s’il a déposé une demande d’asile « ah bon, vous avez une demande d’asile vous dans le dossier ? », demande l’avocate. La scène se transforme en débat fermé entre « professionnels de la justice » sur des notions de droit qu’ils sont pourtant censés maîtriser. Plus de temps de parole distribué pour chacune des parties, l’entre-soi s’installe à ce moment-là : ils discutent entre eux en faisant abstraction du reste de l’assemblée…et des principaux concernés.
Les étrangers présentés devant la juge sont exclus du processus. Ils ne sont pas informés des rôles de chaque protagoniste, dans un procès expéditif qui ne durera que quelques minutes pour chacun d’entre eux. Pour la forme, la juge leur demande s’ils ont des observations. L’un d’eux répond : « je ne sais pas, je ne comprends rien ». Déboussolé, il sort à la fin de son jugement par la porte de service mais il est vite rattrapé par la juge : « non, pour vous ce n’est pas la même direction ».

Les vices de procédure qui n’ont pas été soulevés : à quoi ce juge sert-il ?

Le rôle de ce juge « gardien des libertés individuelles » est simple : surveiller l’enfermement des personnes et lutter contre la « détention arbitraire ».
Les « retenus » le croisent deux fois durant leur enfermement.
Au bout de 5 jours, il vérifie les conditions d’interpellation et regarde notamment si les personnes ont pu bénéficier d’un interprète, d’un avocat, d’un médecin, prévenir un proche notamment.
Au bout de 25 jours, il vérifie que l’administration a bien tout mis en œuvre pour renvoyer la personne au plus vite (demander au pays de destination l’autorisation de renvoyer la personne si celle-ci n’a pas de passeport : demande de laisser passer consulaire, réservation d’un billet d’avion...).
Si tout a été fait dans les règles, il autorise l’enfermement de la personne pour 20 jours de plus, sinon il libère. Il peut également assigner les personnes à résidence s’il n’y a pas de risque de fuite et qu’elles disposent des garanties de représentation (passeport et adresse).
En réalité ce jour-là, toutes les personnes ont été prolongées, et pourtant…
Une personne n’avait pas pu bénéficier d’un interprète compétent. Mais cela ne semble pas grave, la juge est convaincue par l’argument du représentant de la préfecture : la personne n’est pas à l’audience car elle est malade et selon lui, elle aurait demandé à voir le médecin en français, donc elle maîtrise suffisamment la langue.
Une autre avait tous les documents nécessaires pour être assignée… mais après entretien avec l’avocate, elle préférerait l’enfermement jusqu’à son départ pour l’Italie 4 jours plus tard.
Une dernière est là depuis 25 jours mais ne s’est pas présentée devant le juge. La préfecture aussi est absente. La juge constate qu’elle n’a aucune idée de ce qui a été fait par l’administration ces 25 derniers jours (demande de laisser passer consulaire, réservation d’un avion). La personne est donc enfermée sans raison et maintenue pour rien. Mais la juge ne bronche pas… pire, elle doit motiver sa décision, donner une raison à la prolongation de 20 jours. Elle se tourne alors vers la greffière et lui dicte : « la personne a dissimulé son identité, ne disposant d’aucun document d’identité... », Elle hésite et fouille dans le dossier et ressort deux passeports périmés qu’elle regarde un moment puis reprend : « bon, ça n’est pas grave. Ne disposant d’aucun document d’identité... » Prolongation de 20 jours.
Les personnes étaient méprisées par les acteurs de cette pièce et nous nous y attendions un peu. Mais que le droit soit foulé aux pieds...

Le menottage

À la suspension de l’audience, on voit les « retenus » repartir au CRA. Pour effectuer ces quelques centaines de mètres, ils sont escortés par 4 agents de la PAF, et tous sont menottés. La tête basse, les mains tenues dans leur dos, on les ramène vers leurs cellules pour 20 jours de plus.

« Bonjour, 20 jours »

Tous les individus que nous avons vus comparaître ce matin-là (ou jugés en leur absence) seront enfermés 20 jours de plus. D’ailleurs les migrants détenus au CRA ne s’y trompent pas : quand ils se rendent à cette audience ils disent « on va voir ‘Bonjour, 20 jours ‘ ». Ils savent que leurs chances d’être libérés sont maigres face à la machine à expulser. 6 jugements en une heure dix : c’est une justice expéditive.
Certains font le choix de ne pas venir à l’audience. Cela se comprend vu l’humiliation à laquelle ils sont soumis, humiliation qui commence par le fait d’être menottés et qui finit par des remarques cyniques de la part de la juge elle-même : « vous êtes venu en train, eh bien vous repartirez en avion ! [gloussements…] ».

L’importance d’être là

À part nous 5 dans le public, personne n’assistait à l’audience. On n’a pas le sentiment d’avoir servi à grand-chose, puisqu’on n’a pas le droit de s’exprimer dans cette arène. Mais on ressort avec une petite satisfaction. D’abord, celle d’avoir vu et entendu comment s’exerce la justice française envers les étrangers. On comprend maintenant que malgré les textes et ce type de scène de théâtre, les migrants sont « privés du droit d’avoir des droits ». La deuxième chose, c’est que comme à chaque observation, notre présence semble étonner voire déranger. La juge nous demande à un moment « est-ce que vous représentez la Cimade ? ». On répond qu’on est juste des citoyens. Aujourd’hui au moins, ces acteurs se sont peut-être sentis observés ou surveillés.
Que ce serait-il passé si on n’avait pas été 5, mais 30 ? Juge, préfecture et avocate auraient-ils pu tenir leur petit conciliabule en toute tranquillité ? N’auraient-ils pas traité différemment ceux qui comparaissaient ? Certains migrants n’auraient-ils pas été libérés ?
Dans un système qui est fait pour enfermer, dissuader, humilier, dans un système où les droits de la défense ne sont plus assurés, il est nécessaire d’exercer son droit de regard et d’être là.

Ces audiences sont publiques. Elles se déroulent tous les jours de l’année, à 10h15 au 49-51 Bvd Ferdinand de Lesseps, à Marseille.
Exerçons notre droit de regard !

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