En premier lieu, on peut noter que jamais, à aucun moment, la place n’est nommée par son nom d’usage, celui qui est quotidiennement sur toutes les bouches et dans toutes les têtes : la Plaine. Elle n’a droit qu’à sa dénomination technique, la "place Jean Jaurès", dénomination que seuls les touristes et les technocrates utilisent. Sur la page de couverture, cela apparaît déjà trois fois. Dans les trois pages restantes et la petite lettre supplémentaire de Gérard, neuf fois de plus. "La Plaine" n’apparaît pas une fois, excepté lorsque le Marché de la Plaine est évoqué, mais parce qu’il s’agit du nom officiel du marché, qui a de toute façon été "redéployé", comme il est si joliment dit pour signifier "envoyé se faire voir ailleurs".
Ne pas reconnaître le nom d’un espace tel qu’utilisé par ses habitants est déjà une forme de mépris, mais cela correspond bien au projet : passer de "La Plaine" à "la Place Jean Jaurès", vidée de ce qui faisait sa spécificité et l’attachement à ce quartier de tous ceux et toutes celles qui y vivent ou le fréquentent. Bref, la page de couverture entame déjà bien le boulot.
Elle est aussi pleine d’images virtuelles sensées représenter la Plaine suite à la fin des travaux, forcément plus belle, plus colorée, plus "à vivre pour tous". Mais s’il y a une place qui était déjà bien à vivre par et pour tous, tous les habitants vous le diront, c’est bien celle-ci. Gérard nous fait l’honneur de ne plus employer l’expression "d’usages déviants" de la place dans sa brochure, mais on sent qu’il n’en pense pas moins. Sur cette place, tous les usages s’articulent et cohabitent, de façon certes parfois chaotique, mais en tout cas accessible à n’importe qui, car ils n’ont pas, ou peu, de dimension commerciale et compétitive. Et ça, ça l’emmerde, Gérard. Alors quand cette première page affirme "Ce projet d’envergure poursuit un seul objectif : la place Jean Jaurès (sic) sera une place à vivre, pour tous", on le lui rend bien. Car on sait bien que ce "tous", c’est surtout ceux qui sont inclus dans sa "montée en gamme" programmée. Ce "tous" est dans la droite ligne de celui qui est inscrit sur l’ilôt des Feuillants à Noailles [2], qui ose prétendre "Une Canebière pour ’tous’ les Marseillais", à partir du moment où l’on a les moyens de se payer un hôtel 4 étoiles ou une brasserie de luxe. Marseille étant l’une des villes les plus pauvres de France, on se demande bien qui est ce ’tous’ inscrit sur cette jolie plaquette colorée. Mais on s’en doute :
Pour que les gens se mélangent, il faut que certains partent.
Gérard Chenoz, pour une fois sincère. [3]
Et au fait, ailleurs dans Marseille, à quel point les représentations fantasques des chantiers ont-elles été conformes à la réalité une fois la livraison effectuée ? Le journal de la Plaine, dans son numéro 2, s’était amusé à aller voir. Ci-dessous, un extrait assez parlant de la page 32 du journal :
Sans parler du tristement célèbre exemple de la rue de la République, que tout le monde connaît, ces lendemains qui chantent qu’on nous offre ont plutôt des airs de requiem. Heureusement que la Soleam est là pour "élargir nos horizons", comme le proclame son slogan.
La page 2 est là pour "réinventer l’espace public", et c’est ici plutôt réussi, puisqu’après l’énième modèle virtuel de la Plaine, la Soleam nous offre une belle photo. Problème : celle-ci est prise à Anderlecht, une commune de la Région de Bruxelles-Capitale en Belgique, sur la place de la Vaillance [4]. Là, on peut dire que l’espace (et la géographie) est sacrément réinventé. Mais on peut avoir plus de réserve sur le fait que la Plaine "se mue en grande place méditerranéenne", comme se plait à l’affirmer le site de la Soleam. Vendre de la lavande, des cigales en céramique et du savon, quoi. Leur façon de réinventer l’espace public, c’est de faire en sorte que le concept de ’public’ glisse de ’à tout le monde’ vers le ’à personne’. L’absence de bancs et d’endroits où s’arrêter dans un espace qui ne soit pas commercial est la constante de ces travaux de réaménagement, à Marseille comme ailleurs (un exemple au hasard : Anderlecht).
Alors que "réinventer l’espace public", ce n’est en soi pas forcément une mauvaise idée, la Plaine s’y attèle déjà tous les jours sans qu’il n’y ait besoin de gros millions pour ce faire. Parce qu’on y insiste sur l’aspect ’à tout le monde’, sur la possibilité de se rencontrer, de faire et de vivre ensemble, et pas seulement les uns à côté des autres [5].
Mais revenons à notre page 2...
Plusieurs arguments vendeurs, assortis d’un vocabulaire toujours positif (forcément), y sont mis en avant : "Une place piétonne accessible à tous [encore], à toute heure" avec ceci : "1. Le lieu de stationnement actuel sera rendu aux piétons. 2. Le trafic routier sera apaisé". On est bien d’accord pour dire que c’est parfois (le week-end) rempli de voitures, qui s’en vont ensuite. Mais dans une ville où la politique de développement des transports en commun est aussi pitoyable, supprimer ces places de parking ne peut que rajouter au chaos urbain. De plus, faire passer une route en plein milieu de la place n’est pas très compatible avec le fait de la "rendre aux piétons". La dimension d’entonnoir qu’elle prendra une fois mise en service n’aidera pas non plus, en plus d’être dangereuse pour les charmants bambins porteurs de ballons (mais qui n’y jouent surtout pas, au ballon) que l’on voit sur les représentations virtuelles. Les routes actuelles ne sont pas moins dangereuses, clairement (notamment pour les serveurs des bars), mais couper une place en deux par une voie de circulation n’a qu’un seul objectif : tuer la place et ses usages "déviants".
Quant au "3. Un nouveau plan de lumière sera développé afin de maintenir un éclairage plus intense", c’est encore une sacrée dose de mépris qui est affichée, puisque les habitant-e-s de la zone demandent depuis des années à ce que les lampadaires soient allumés et/ou réparés, selon les cas, mais que la mairie a délibérément laissé la place dans l’obscurité pour favoriser un sentiment d’insécurité et donc justifier les travaux [6]. A 20 millions les ampoules, on l’aurait fait nous-même. Pas difficile de faire ’plus intense’ que rien du tout.
Vient ensuite la fameuse place végétalisée et le laïus sur les "46 arbres morts, abîmés ou blessés qui ont déjà été coupés. L’expertise et le diagnostic a[uraient] révélé qu’ils étaient en amorce de dépérissement ou dans un état empêchant toute transplantation". Sauf que tous ces arbres étaient sains, là encore, il suffit de voir les coupes. Ces arbres ont été tronçonnés (dont 7 autres arbres tout à fait sains, qui n’étaient pas prévus au programme, dans la précipitation), alors que, mentant une fois de plus, la Soleam affirmait qu’on "entendrait pas le bruit des tronçonneuses sur la Plaine". ’Les promesses n’engagent que ceux qui y croient’, disait ce bon vieux Charles Pasqua, très certainement source d’inspiration pour nos édiles.
Ici, cette pirouette leur permet d’assumer la découpe, qui revient surtout bien moins cher que la transplantation [7]. Marseille, la seule ville en France où l’on continue de couper des arbres et de détruire des parcs pour rebalancer du béton par-dessus [8]. Chenoz, la mairie et la Soleam sont restés dans les années 80, semble-t-il.
Amusantes aussi, ces "16 nouvelles essences végétales" que l’on nous promet, quand on sait que pour le haut de la Tour la Marseillaise, même le thym et le romarin ont été comptabilisés dans ces essences.
On a par la suite droit à un petit encart sur les forains, "redéployés, relocalisés sur la Joliette et le Prado 1". Pas un mot ici sur le fait que ces emplacements ont été conquis dans un rapport de force établi par les forains lors des dernières semaines en bloquant Marseille, alors que la mairie voulait les diviser un peu partout dans la ville. Ni aux mensonges divers et variés qui leur ont été servis. On n’a pas non plus droit au bon mot de Mme Lota : "Le marché de la Plaine, c’est fini". Ni au fait que beaucoup moins reviendrons sur place à la fin des travaux, s’ils reviennent, ni sur le marché à touristes que les aménageurs préfèrent au marché populaire. Non, il n’y a qu’un minuscule encart de bas de page, alors que ce marché a été une question essentielle des craintes exprimées ces dernières années.
Mais le summum de la mauvaise foi et de la contre-vérité (ou disons le plus clairement : du foutage de gueule général) arrive en sommet de page 3, qui assène le coup de matraque de la "démarche collective et collaborative en adéquation avec les attentes de la population". Ce qu’il se passe en ce moment tendrait tout de même à démontrer que les attentes de la population ont été piétinées, et la population elle-même matraquée, gazée, blessée et arrêtée. Les attentes ont été plusieurs fois décrites : changer les ampoules, rénover le sol, installer des toilettes publiques, respecter la population et l’identité du quartier, conserver le marché populaire. Point. Or dans la partie "Modifications du projet apportées suite à la concertation", seules les toilettes sont réellement prises en compte [9], en bref : on vous relègue aux chiottes.
Et parlons-en, de cette concertation. La brochure nous parle de 10 ateliers de travail, de permanences publiques, etc... Pas du fait que ces concertations n’ont eu lieu que sur quelques occasions en 2015, puis 2016, sur inscription, et avec un minimum de publicité. Ni sur le fait que l’immense majorité des personnes venues protestaient contre le projet. Certains de façon véhémente, d’autres par l’ironie, d’autres encore par des revendications de bonne foi sur la tournure du chantier [10]. On a bien "concerté" tout le monde, maintenant on fait ce qu’on veut. Et on vous reconcertera à coups de matraque plus tard si vous n’avez pas bien compris. Quand on nous parle de ’collectif et de collaboratif’, on pense plus à tout ce qui a été réalisé par les habitant-e-s ces derniers mois qu’à cette dynamique d’écrasement.
Aujourd’hui, toujours dans l’usage d’arguments fallacieux, la Soleam s’appuie sur le résultat d’un sondage réalise sur Facebook sur une page plutôt favorable au projet. Mais en terme de crédibilité de la méthodologie, c’est assez ridicule (même La Provence se moque d’eux). Ils jouent ensuite avec l’apparition ’spontanée’ d’un nouveau collectif qui pourra faire le pendant de l’Assemblée de la Plaine, qui se nomme ’Les riverains de la Plaine’. Ceux-ci ont également sorti leur propre communiqué qui, surprise, jouit d’un graphisme étonnamment proche de celui de la Soleam. Jusqu’à ce qu’il soit découvert que la société de communication Artkom, embauchée par la Soleam, en était à l’origine. Une lettre de réponse leur a néanmoins été adressée, et nous en conseillons la lecture.
Parce que derrière tout ça, et derrière la page 4 de la plaquette et la lettre personnelle de Gérard à ses "chers riverains, chers usagers", il y a ce fil rouge qui guide les propos : "un groupe d’individus ; quelques-uns", s’opposent au projet alors qu’une ’majorité’ y serait favorable [11]. Ce n’est pas ce que nous dit la manifestation qui a réuni plusieurs milliers de personnes contre ce projet le 20 octobre 2018 ; ni la comparaison des chiffres des pétitions contre et pour le projet [12] ; ni la créativité hors du commun qui a fleuri sur la Plaine, les activités et ateliers qui y ont eu lieu, gratuitement ; les multiples messages de soutien d’un peu partout en France et ailleurs, etc... Même des élus sont venus faire leur beurre en affichant leur soutien à la lutte de la Plaine, c’est dire. Ce n’est pas non plus ce que nous disent les chiffres de la Préfecture de police, où rien que sur les trois premières semaines, 11.000 heures de présence policière avaient été cumulées, avec 150 CRS qui sont présents en moyenne par jour. Ils osent ensuite affirmer que ce chantier ne se fait pas contre les habitant-e-s du quartier ?
Gérard nous dit et nous répète qu’il faut que "la raison l’emporte", et c’est bien là que le bât blesse, car lui a ses raisons, la Plaine en a d’autres. Toute la différence se trouve dans la façon qu’on a d’envisager le rapport à la ville, à l’urbanité. La Plaine va très clairement à contresens de ce qui se fait partout ailleurs, où l’on retrouve les mêmes enseignes et le même type d’aménagement (comme l’absence de bancs) dans toutes les places de toutes les villes. Peut-être ne s’attendait-il pas à trouver une opposition aussi forte et nombreuse. Après tout, l’histoire de la restructuration de Marseille s’est toujours faite par la force et contre sa population [13], et sans trop avoir de problèmes. En général, ça passe. Mais là, "à [s]on grand regret", l’édification du mur du mépris et de la honte "est malheureusement devenu indispensable suite aux actes de vandalisme récurrents", aux "opposants qui tentent d’entraver la pose de barrière", tout en adoptant une position victimaire en imputant la faute des "désagréments" à celles et ceux qui s’opposent à deux ans de destruction de la place. 390000 euros dans les dents, tout de même, on comprend qu’il regrette.
Heureusement, ces murs seront "embellis et habillés" par des "artistes, peintres urbains et graffeurs [...] dans le respect de l’identité de la place Jean Jaurès, connue pour être un lieu incontournable du street art". Peindre en rose un mur de séparation, un crachat au visage du quartier, ne le rend pas plus agréable ni "respectueux". Par contre, ces fameux "artistes" risquent de ne pas être très bien accueillis lorsqu’ils viendront. Devra-t-on bientôt voir des "street-artistes", héritiers de l’art vandale, protégés par la police ? Ce serait un comble.
Pour l’anecdote, on apprend aussi que "les accès aux immeubles résidents sont maintenus" pendant la durée des travaux. C’est gentil ça, de laiser les gens rentrer chez eux.
Enfin, sur les opposant-e-s est aussi rejetée la faute de la "dépense d’argent public", des surcoûts, etc. Mais si la population avait été un minimum respectée, écoutée et prise en considération, tout ce projet aurait été totalement remodelé et aurait abouti à des modèles bien plus économiques, sur la base d’une réelle concertation populaire. Chenoz, la mairie et la Soleam ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes. Parce qu’aujourd’hui, pour les opposant-e-s, il s’agira simplement de faire mieux en termes de dommages économique. 20 millions, ça part vite. S’il y a trop de manque à gagner pour les entreprises, des désengagements sont à prévoir.
Alors à vos compteurs, partez !