La Colombie s’embrase !

En Colombie, la révolte qui s’est emparée des rues depuis le 28 avril dernier ne semble pas près de s’arrêter. Voici quelques textes qui éclaireront notre flambeau...

Un mois de révolte incendiaire en Colombie

En Colombie, la révolte qui s’est emparée des rues depuis le 28 avril dernier, soit maintenant plus d’un mois, ne semble pas près de s’arrêter. Le président conservateur Iván Duque, dont le mandat s’achève en 2022, a bien tenté nombre de manœuvres classiques pour apaiser les émeutiers, mais rien n’y a fait : ni la suspension de la réforme fiscale qui en avait été l’étincelle initiale (comportant par exemple une hausse de la TVA de 5 à 19 % sur les biens de base), le 2 mai ; ni la démission du ministre des Finances qui l’avait portée, le 3 mai ; ni l’ouverture de négociations avec le Comité national de Grève le 10 mai (suivie d’un pré-accord le 24 mai en cours de validation) ; ni le rejet par le Congrès du projet de loi sur la réforme du système de santé qui se calquait sur le modèle libéral nord-américain (ce rejet était demandé par de nombreux manifestants), le 19 mai ; ni quelques miettes lâchées à des catégories particulières, comme l’extension de la gratuité de l’université pour les plus pauvres pendant… un semestre, ce qui n’a pas calmé les étudiants ; ni bien entendu la terreur policière contre les protestataires.

Dans un contexte colombien marqué par la pauvreté et l’économie informelle, le chantage gouvernemental des confinements et du couvre-feu contre la propagation du covid-19 ne fonctionne pas non plus depuis un bail pour empêcher les manifestants de se regrouper en masse, si bien que le gouvernement a même officiellement levé nombre de restrictions le 19 mai, qui n’étaient de toutes façons pas respectées (le couvre-feu étant toutefois maintenu avec un objectif anti-émeute à Medellin et Bogota, et tout le week-end à Santa Marta et Carthagène). Depuis un mois, ce sont ainsi blocages de rue et barrages routiers qui parsèment l’ensemble du pays, avec des manifestations et rassemblements plus tranquilles en journée (près de 10.400 en un mois), souvent suivis d’émeutes, de pillages et saccages à la nuit tombée.

Des blocages à travers tout le territoire…

Concernant les blocages, le ministère de la défense recensait par exemple au 21 mai près de 90 barrages journaliers à l’entrée des grandes villes et sur les principaux axes routiers du territoire (soit 2.577 au total depuis un mois), régulièrement attaqués ou repris par la police… avant d’être remontés les jours suivants. Face aux pénuries qui se font sentir ici ou là (nourriture, essence, médicaments), l’armée escorte à présent de long convois de camions à travers le pays comme au temps des territoires contrôlés par l’ex-guerilla des Farc (dissoute en 2016), tandis que certains maires ou gouverneurs négocient avec une partie des manifestants le passage de « convois humanitaires » pour maintenir un approvisionnement minimal (appuyant de facto l’émergence d’interlocuteurs raisonnables et de politiciens en herbe). C’est d’ailleurs aussi l’un des enjeux du bras de fer au sommet entre le gouvernement et les représentants du Comité national de Grève (composé des principaux syndicats, CUT-CGT-CTC et ceux de camionneurs, de retraités ou de l’éducation), où les seconds privilégient ces convois négociés, tandis que l’État exige comme préalable à sa signature d’un pré-accord la levée de tous les barrages.

Au milieu de tout ce bordel, le pouvoir s’empresse évidemment de dénoncer les « faux-barrages » où certains cagoulés rackettent les véhicules pour les laisser passer ; les commerçants et entrepreneurs pleurent leurs pertes qui s’accumulent (le grand port maritime du pays, celui de Buenaventura, estime par exemple que 270.000 tonnes de marchandises sont actuellement bloquées) ; tandis que d’autres saisissent l’occasion pour faire avancer leurs propres revendications locales, avec parfois des conséquences inattendues. Un bon exemple de cela a été la mise à l’arrêt forcé du 24 au 29 mai de la plus grande mine de charbon à ciel ouvert d’Amérique du Sud, à Cerrejón (nord-est de la Colombie), sous le double effet du blocage par d’anciens salariés licenciés depuis le 5 mai de la ligne du chemin de fer qui l’approvisionne, suivi du blocage des camions de substitution depuis le 20 mai par des habitants de la municipalité indigène voisine de Media Luna réclamant plus d’emplois (et pas son arrêt qui ravage leurs vies). Il faut dire que cette zone du cinquième plus grand exportateur de charbon au monde, La Guajira, est paradoxalement considérée comme une des plus pauvres du pays, à tel point que s’y posent officiellement jusque des problèmes immédiats de survie comme la faim, avec les besoins de base de 65% de la population qui ne sont pas couverts.

Et des attaques destructives en tout genre…

Du côté des émeutes urbaines, qui touchent la capitale Bogotá, Cali et également nombre de villes plus petites, notamment dans le Sud, on assiste ici ou là comme au Chili fin 2019 à la création formelle d’une Primera Línea (Première ligne), c’est-à-dire de jeunes manifestants matossés de bric et de broc qui tiennent avec courage et détermination le dur affrontement avec les escadrons anti-émeute (Esmad) dans les manifestations. A côté de cette forme « bloc contre bloc » issue de nécessités spontanées d’auto-défense collectives, continuent heureusement de se développer des pratiques plus décentralisées, diffuses et mobiles (y compris plus loin des concentrations policières) pour ne pas focaliser toute l’attention sur les seuls gardiens de l’ordre, mais plutôt sur ce qu’ils protègent, en multipliant pillages, saccages et incendies de banques, bus ou bâtiments institutionnels.

Si on prend uniquement la journée d’hier 28 mai, où les formes d’auto-organisation et d’expérimentations émeutières sont restées multiples à travers tout le pays, des enragés ont par exemple réussi plusieurs fois à prendre les autorités de cours à Popayán (dans le sud du pays), en réussissant d’abord à incendier une partie de la mairie en plein centre-ville sous les hourras enthousiastes des manifestants, puis l’immense fourrière municipale située dans le quartier Bolívar, où se trouvaient près de 2000 motos et voitures séquestrés par les autorités, provoquant un immense brasier visible d’un peu partout.

Pour prendre un autre exemple, toujours en en restant à la seule journée de vendredi, si on descend encore un peu plus au sud dans le département de Nariño, frontalier de l’Équateur, les affrontements ont également été conséquents dans la ville de Pasto. Là, après avoir résisté pendant plusieurs heures aux forces policières anti-émeutes grâce à un dépavage en règle de plusieurs rues du centre, de petits groupes mobiles ont entrepris de s’en prendre à quelques objectifs spécifiques comme des postes de police (CAI) laissés vacants, au parking de la fourrière municipale et sa grue de chantier adjacente qui ont été livrés aux flammes dans le quartier de Torobajo, mais aussi au grand bâtiment central de l’ORIP (Oficina de Registros e Instrumentos Públicos) qui fait à la fois fonction d’état civil et de cadastre public contenant les archives étatiques d’une dizaine de villes de la région. Des archives et documents officiels qui ont été impitoyablement réduits en cendres.

Cette vaste destruction a touché les registres de naissances, mariages ou décès, mais également l’ensemble de la centaine d’actes, titres et contrats variés qui nécessitent tous une validation officielle, notamment en matière commerciale, notariale ou de propriété privée. C’est-à-dire les montagnes de papier typiques de toute bureaucratie étatique qui entend régenter la vie de ses braves sujets, et dont une grande partie n’était pas encore numérisée… A cette occasion, l’office colombien central a même tenu à préciser le lendemain 29 mai qu’au cours de ce joli mois, les ORIP d’Ibagué, Cartago et Popayán avaient également été livrés aux flammes en plus de celui de Pasto, tout comme six bureaux notariaux des villes de Medellín, Cali et Ipiales.

Quelques chiffres pour la route…

Au total, selon le dernier bilan des destructions variées fourni le 28 mai par le ministère de la Défense (en Colombie ce dernier et celui de l’Intérieur ne font qu’un), ce sont près de 1.175 « véhicules de transport public » et 422 distributeurs de tickets qui ont été touchés (incendiés ou mis hors service) en un mois –un objectif particulièrement prisé depuis le début de la révolte–, mais aussi 399 commerces et 433 succursales bancaires, sans oublier ni l’ensemble du mobilier urbain (comme les 160 mâts de vidéosurveillance abattus), ni les 28 péages autoroutiers détruits (dont le dernier en date le 28 mai à Villa Rica, incendié par des groupes d’indigènes qui sont à la pointe de la lutte contre ces infrastructures, et qui était le dernier encore intact dans la région de Cauca) ou les 112 commissariats et postes de police endommagés entièrement ou partiellement.

A Tuluá, on fait dans le monumental…

L’exemple le plus récent des attaques et ripostes ciblées qui accompagnent toutes ces pratiques, est certainement ce qui s’est passé mardi 25 mai au soir à Tuluá, une ville moyenne de 200 000 habitants située dans la Valle del Cauca à une centaine de kilomètres au nord de Cali. Là, comme presque tous les jours, des manifestants ont commencé à converger en début d’après-midi sur la place Boyacá, pour une nouvelle journée de blocages et de protestation. Vers 17h, les forces anti-émeutes de l’Esmad (Escuadrón Móvil Antidisturbios) interviennent pour rétablir l’ordre et la circulation, ce qu’ils parviennent certes à faire après plusieurs affrontements (pierres contre lacrymogènes et charges), mais tout en provoquant un éparpillement des manifestants dans les rues vers le centre-ville. Ces derniers, par petits groupes, entreprennent alors pendant deux heures ici de démonter le mobilier urbain (comme les feux rouges qui servent à dresser des barricades), là de piller les boutiques, et ailleurs de saccager des banques (18 établissements commerciaux ont officiellement été « vandalisés »).

Désormais en ordre dispersé, sans concentration ni centralisation, offrant plus d’espace à chacun et moins de prise à la police, des inconnus prennent ainsi une initiative parmi d’autres, en se rendant au Palais de Justice hébergé comme il se doit dans un immense bâtiment colonial (datant de 1928), avant d’arroser l’intérieur de plusieurs molotovs vers 19h30. Le feu prend à partir de la façade, et les pompiers sont bloqués par une petite foule qui les empêche de passer afin d’offrir du temps aux flammes pour qu’elles puissent dévorer l’ensemble de l’édifice. D’autres manifestants rejoignent les lieux pour profiter du spectacle, les flics arrivés en appui aux pompiers ne parviennent pas à dégager les émeutiers, et c’est bien trop tard que les lances à eau interviennent face à un incendie faisant alors rage jusqu’au toit et de tous côtés.

Un peu plus loin, vers 21h, les derniers émeutiers ont également pillé un grand magasin de motos (60 ont été expropriées) puis constitué un beau brasier avec une partie de ces dernières au milieu de la route (les autres se sont évanouies dans la nature…), pendant que des enragés tentaient plus loin encore d’attaquer en vain le siège de la mairie et des transports publics.

Pour tenter de contenir la situation et favoriser l’intervention de la police, les autorités municipales décrètent finalement vers 22h un couvre-feu jusqu’à 5h du matin, permettant aux uniformes d’arrêter quiconque se trouve dehors, tandis que la section locale du Comité national de grève dénonce évidemment toutes ces destructions. Mais peu importe, puisque beaucoup a déjà été fait jusqu’en début de soirée, y compris qualitativement, et que personne n’oubliera ce signal lancé à toutes les autres villes, celui d’un tribunal détruit du sol au plafond (après celui de Facatativá, entièrement saccagé le 2 mai une semaine avant son inauguration)… et qui fera, ça va de soi, la une de tous les journaux du lendemain avec cette déclaration du maire de Tuluá, John Jairo Gómez : « Malheureusement, un groupe de personnes, sans amour et sans respect pour la ville et pour les autres, l’ont vandalisée… ils ont aussi détruit un bâtiment important, beau, emblématique et historique comme le Palais de Justice, une perte désormais irréparable ».

Malheureusement, on apprendra aussi le lendemain 26 mai qu’un jeune étudiant de la ville, Camilo Andrés Arango, a été assassiné par les flics vers 21h non loin de la zone d’affrontements (et deux autres blessés par balles), puis que neuf manifestants ont été arrêtés, dont trois spécifiquement accusés de l’incendie du Tribunal et du pillage du magasin de motos, inculpés de « terrorisme, vol aggravé et émeutes » par le parquet puis incarcérés dans la nuit. Le ministre de la Défense a également annoncé une prime de près de 100 millions de pesos (un peu plus de 20 000 euros), soit une somme gigantesque, pour toute balance livrant des informations détaillées sur l’attaque incendiaire contre l’instance judiciaire de Tuluá, plus l’envoi de troupes spéciales anti-blocage (Grupo Especial Antibloqueos), chargées de mettre fin à tout barrage dans la ville.

Répression sanglante, et la riposte de Popayán…

Au niveau national, pour donner une idée de la répression, disons simplement que selon les chiffres officiels des différentes ONG qui recensent ces exactions, en un mois ce sont une soixantaine de manifestants qui ont été assassinés par les flics, 51 d’entre eux qui ont perdu un œil, plus de 2900 qui ont été blessés (parfois par balles ou grenades), 1200 qui sont incarcérés (dont 300 suite aux blocages de rues), et plus de 300 qui sont toujours signalés comme desaparecidxs (c’est-à-dire ont disparu après avoir été arrêtés par la police ou après avoir été enlevés dans la rue par des milices paraétatiques, comme celle d’extrême-droite de triste mémoire nommée Aigles Noirs). A tout cela, il faut encore malheureusement rajouter un niveau de terrorisme d’État supplémentaire, qui est la torture de manifestants exercée par les uniformes, ainsi que les viols et abus sexuels pratiqués dans les commissariats de quartier dépendant de la police (CAI, Comando de Atención Inmediata) et dans les lieux de rétention dépendant du parquet (URI, Unidad de Reacción Inmediata).

Si cette terrible répression n’a pour l’instant pas réussi à entamer la détermination de manifestations qui refusent le retour à la normale en ne lâchant pas la rue depuis un mois, certaines nouvelles particulièrement odieuses à force d’accumulation ont également déclenché des offensives inédites jusqu’alors. Le 12 mai dernier en début de soirée à Popayán, une jeune fille est ainsi filmée en train d’être embarquée puis traînée à bout de bras par quatre flics. Ce qui n’est alors qu’une triste histoire parmi d’autres, prend rapidement une autre tournure lorsque les habitants de la ville apprennent non seulement qu’elle s’est suicidée à son retour chez elle après sa rétention pendant quelques heures dans les locaux de l’Unidad de Reacción Inmediata (URI), mais qu’elle a également laissé un dernier message en ligne précisant avoir été violée par les flics. Elle s’appelait Alison, elle avait 17 ans, et fut une de plus depuis le début de la révolte.

Le 14 mai, des rassemblements se forment spontanément dès l’après-midi devant différentes institutions policières dans plusieurs quartiers de Popayán aux cris de « flics [tombos, en argot], violeurs, assassins », mais la foule la plus enragée se regroupe petit à petit devant l’immense complexe du parquet où se trouve l’URI dans lequel Alison a été violée. Après un premier assaut repoussé par les forces anti-émeutes lors duquel sa façade est couverte de graffitis vengeurs et où des molotovs volent contre le bâtiment, un second assaut est lancé en début de soirée (lors duquel un énième manifestant touché au cou par une grenade trouve la mort) qui réussit finalement à s’emparer de l’URI puis de l’ensemble du siège honni de l’institution judiciaire. Inutile de préciser qu’il a ensuite été saccagé et livré aux flammes sans rien épargner, pas même l’institut attenant de médecine légale.

Le 15 mai, Francisco Barbosa Delgado, procureur général de Colombie accouru sur place depuis la capitale, ne peut que constater de visu les dizaines de milliers d’euros de dégâts incluant par exemple l’incinération d’une dizaine de véhicules du parquet, celle des laboratoires de la police scientifique avec les milliers de « preuves » conservées dans leurs bâtiments, la destruction de 22 de ses bureaux, mais également le pillage de toutes les saisines de drogue ou celui… de l’armurerie bien fournie des lieux : c’est du bout des lèvres que le haut fonctionnaire révélera ainsi qu’une cinquantaine d’armes à feu sont passées dans le camp des émeutiers au cours de cette nuit vengeresse à Popayán, dont une quinzaine de fusils.

Le pouvoir envoie l’armée en renfort…

Enfin, pour illustrer une situation où le pouvoir accentue de jour en jour une pression des plus sanglantes, on peut également se tourner vers la troisième ville du pays, Cali, qui est l’un des principaux foyers de la révolte depuis le début : hier 28 mai lors d’une nouvelle grande journée nationale de manifestations, 13 personnes y ont été tuées, dont plusieurs par des sbires en civil. L’une d’entre elles, un jeune de 22 ans participant à la primera línea sur le barrage de Campestre, a été abattue dès le matin. Puis ce fut au tour de deux autres manifestants, abattus sur un blocage dans le quartier central de La Luna, sauf que dans ce cas leurs camarades ont réussi à rattraper l’assaillant, puis à l’identifier avant de lui régler définitivement son compte sur place : il s’agissait d’un flic en civil appartenant au corps armé des enquêteurs judiciaires du parquet (Cuerpo Técnico de Investigaciones, CTI), ce que le pouvoir a dû finir par reconnaître. En soirée, enfin, c’est cette fois un manifestant originaire de la communauté de langue quechua Inga, un étudiant âgé de 22 ans, qui a été abattu dans le quartier de Meléndez. Les autres n’ont pas encore été identifiés publiquement.

Samedi 29 mai, le président Duque a réagi à la journée de révolte de la veille et particulièrement aux événements de Cali, en condamnant selon son style habituel « les actes de vandalisme et de terrorisme urbain de basse intensité » des manifestants, puis a déclaré utiliser la Loi d’assistance militaire pour décréter immédiatement l’envoi d’un millier de soldats dans les rues de Cali ; la création de patrouilles mixtes police/armée dans d’autres villes comme Popayán ; ainsi que le déploiement global de 7000 militaires pour mettre fin aux blocages dans huit départements (Valle del Cauca, Cauca, Nariño, Huila, Norte de Santander, Putumayo, Caquetá, Risaralda) et treize villes (Cali, Buenaventura, Pasto, Ipiales, Popayán, Yumbo, Buga, Palmira, Bucaramanga, Pereira, Madrid, Facatativá, et Neiva).

En réalité, il s’agit ni plus ni moins d’un ersatz de déclaration d’état d’urgence (estado de conmoción interior) réclamé par les leaders de son parti, qui l’autoriserait à gouverner par simples décrets présidentiels pendant 90 jours, et dont il peut se passer pour l’instant puisque la Ley de asistencia militar lui permet plus simplement de déployer l’armée partout où la police se trouve en difficulté. Une mesure qui n’était utilisée jusqu’à présent que dans la capitale Bogotá depuis le 5 mai, à la demande de la maire Claudia López… pour défendre avec des militaires les bâtiments de la police et du parquet où des manifestants sont quotidiennement enfermés en attendant d’être transférés en prison.

A noter, enfin, que si certaines autorités locales se sont appuyées sur ce décret présidentiel (n°575 de 2021) dès dimanche 30 mai pour appuyer l’envoi de troupes kakies, d’autres ont annoncé à l’inverse qu’elles refusaient d’y avoir recours (comme à Bucaramanga ou Caquetá), et que pour encourager chaleureusement son sanglant homologue colombien, le nouveau président des Etats-Unis Joe Biden a décidé le 28 mai de lui accorder une petite augmentation, en portant la somme versée annuellement à la Colombie de 412 à 453,8 millions de dollars pour 2021.

[Synthèse de la presse colombienne, 30 mai 2021]

[IMG] Bogotá, 30 mai : première « marche blanche » de la bourgeoisie et des réactionnaires pour demander l’arrêt des blocages, appuyer la répression policière (avec ce slogan : “Policía, amigo, el pueblo está contigo”) et dénoncer « le vandalisme ». D’autres ont eu lieu à Medellín et Barranquilla.

Source : https://sansnom.noblogs.org/archives/6741/

Ce pour quoi le prolétariat se bat en Colombie

Ces dernières semaines, la classe ouvrière en Colombie s’est confrontée avec force aux nouvelles attaques de la bourgeoisie, qui se sont concrétisées cette fois par une réforme fiscale du gouvernement qui cherche à augmenter l’extraction de plus-value par d’autres voies. Le prolétariat en Colombie subit de la part de la bourgeoisie des agressions continues qui s’expriment par une détérioration progressive des conditions de vie, par de fortes disparités sociales et le recours énergique à la violence (militaire et paramilitaire) contre la mobilisation ouvrière et paysanne. Les accords de paix avec la guérilla ont simplement représenté un mécanisme d’intégration de leurs appareils politiques contre-révolutionnaires dans les institutions démocratiques du capital, avec des règlements de compte contre les leaders des protestations populaires qui se sont répandus dans tout le pays, tandis que la bourgeoisie des grands propriétaires fonciers relance son offensive contre le prolétariat rural. Les circonstances générées par la nouvelle pandémie du capital, le covid-19, ont aggravé encore davantage la situation, en termes de chômage, de misère et d’augmentation des impôts. En réalité, cette réforme fiscale a été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase pour qu’une explosion sociale aux proportions énormes se produise.

Mais nous commettrions une erreur si nous essayions de comprendre ces troubles sociaux en termes exclusivement nationaux. Bien au contraire. La réponse de la classe ouvrière en Colombie aux plans de famine et de misère de sa bourgeoisie fait partie de la recomposition du prolétariat mondial (et en Amérique latine), dans sa lutte pour survivre à un capitalisme qui a épuisé ses possibilités de développement organique. Les formes radicales de lutte dans les rues des principales villes colombiennes sont une réponse d’en bas à un capital mondial incapable d’articuler la valeur en tant que rapport social, dans sa fuite en avant sous des expressions de plus en plus fictives, extrayant la plus-value par toutes sortes de mécanismes à sa disposition et par un recours croissant à la force et à la violence.

Au niveau mondial, nous observons comment le prolétariat s’est affronté au capital depuis le début de la crise de 2008. Dans un premier temps, cela s’est passé comme avec les révolutions arabes de 2011 ou le 15-M en Espagne, avec de nombreuses illusions démocratiques et citoyennes dans la régénération du système. Dans ces mobilisations sociales, la classe moyenne et ses guerres culturelles postmodernes ont joué un rôle hégémonique. Mais, au fil du temps, la classe ouvrière a radicalisé ses luttes, se confrontant plus directement aux conditions matérielles imposées par les plans d’exploitation du capital. En 2019, les explosions sociales au Chili, déclenchées par la hausse des prix des transports urbains, et en Équateur, également déclenchées par un ajustement fiscal agressif, ont représenté un changement de scénario dans la lutte des classes dans le sous-continent latino-américain. Elles ont ouvert une phase de plus grande radicalisation des luttes des travailleurs, produisant une confrontation plus directe avec le capital et ses gouvernements. Ce qui s’est passé en Colombie ces dernières semaines ne peut être compris sans faire allusion à ce cadre plus global de radicalisation sociale accrue.

Comme cela s’est produit précédemment au Chili et en Équateur, le prolétariat en Colombie a fait preuve d’une grande bravoure et de radicalité dans les rues, affrontant même des groupes paramilitaires qui ont froidement tiré à balles réelles sur les manifestants. À Cali, l’épicentre des protestations, les communes (les quartiers) de la périphérie de la ville se sont organisées collectivement non seulement pour faire face à la violence des forces répressives. Ils ont également dû organiser l’approvisionnement en nourriture, la protection contre les agents infiltrés, le transport collectif, la prise en charge des blessés, etc., alors que le gouvernement tentait de les affamer et de supprimer les services de base. La réponse de ces communes, comme Puerto Resistencia, est un exemple de la capacité de notre classe à construire des relations sociales en marge de celles imposées par le capital et ses États ; où parallèlement à la réorganisation des conditions de vie matérielles, s’opère également une révolution des valeurs et des relations humaines. Le monde cesse d’être inversé, comme c’est le cas dans le capitalisme, et les besoins sociaux deviennent prioritaires sur tout autre critère (comme l’accumulation de capital sans limites) dans les décisions que prennent les communes dans l’utilisation des ressources disponibles et dans les efforts qui sont consacrés pour atteindre cet objectif. Tout est bouleversé, plus rien n’est à l’envers. Ainsi, par exemple, une militante des luttes environnementales, qui avait jusqu’alors besoin d’une escorte face aux multiples menaces et assassinats commis par les paramilitaires, se promène désormais librement, sans crainte, parmi ses voisins. La mobilisation prolétarienne lui a rendu sa sécurité, elle a réduit la violence du capital dans les espaces où notre classe a imposé sa logique de vie (contre la logique de mort du capital).

Ce sont là des aperçus d’une nouvelle société, ce sont des intuitions du communisme, ce sont les balbutiements, les débuts, de la constitution révolutionnaire d’une classe qui refuse de succomber aux côtés d’un capitalisme moribond. Le communisme ne sortira pas de la tête d’un quelconque génie, ni des consignes exogènes d’une avant-garde éclairée. C’est un mouvement historique qui émane des entrailles de la société, qui surgit dans le feu des luttes du prolétariat pour garantir ses conditions d’existence, lorsque le capital, dans sa tentative désespérée de continuer à augmenter ses profits, ne laisse à notre classe aucune autre option que de s’organiser socialement de manière alternative pour garantir ses conditions de vie. Certes, ce que nous voyons dans les communes de Cali ou de Medellin, ou dans les quartiers de Santiago du Chili, est encore insuffisant ; ces nouvelles relations sociales ne peuvent s’imposer à la logique du capital qu’à un niveau mondial et global. Mais, sans aucun doute, elles montrent la voie à suivre, ce sont des expériences où notre classe apprend à combattre le capitalisme sur un plan réel et matériel, sans se contenter des illusions culturelles et démocratiques que la gauche post-moderne lui chuchote à l’oreille.

Mais, comme nous l’avons dit, nous sommes au début d’un processus extrêmement complexe et plein de dangers. La gauche colombienne, tant au niveau politique que syndical, s’efforce de détourner les luttes vers le terrain électoral et vers celui de la négociation avec le gouvernement, empêtrant le prolétariat dans le labyrinthe technocratique des réformes cosmétiques d’un capital qui ne peut offrir que la catastrophe et une plus grande exploitation. Les faux espoirs de la social-démocratie, exprimés en Colombie par la candidature à la présidentielle de Gustavo Petro ou dans celle du maire de Bogota Claudia López, représentent le plus grand danger pour notre classe dans sa lutte pour une vie meilleure. La social-démocratie, dans sa tentative de gérer la crise du capital, dans sa grossière tentative de façonner un capitalisme bienveillant ou inclusif, finit irrémédiablement par devenir une marionnette de plus de la logique de la valeur. Si le capital est mis en danger par la mobilisation prolétarienne, il ne fait aucun doute que ces personnages de la social-démocratie colombienne n’auront aucun remords à agir avec violence et avec la même fermeté que celles déployées aujourd’hui par le président Iván Duque. En Colombie, comme dans le reste du monde, le prolétariat révolutionnaire cherchera sa voie indépendante, comme Karl Marx l’avait indiqué dans le Manifeste communiste de 1848. Le prolétariat est la seule classe sociale qui dispose des conditions matérielles pour construire une société en dehors de la logique de la valeur. Il faut lutter de toutes nos forces contre la social-démocratie, contre les illusions démocratiques qui promettent une gestion bienveillante du capital, contre les courants opportunistes qui prétendent mettre notre classe face au dilemme de choisir (avec un accent tout particulier sur le terrain électoral) entre les formes les plus progressistes et les plus réactionnaires du capital. C’est un faux choix. Nous ne pouvons rien attendre du capital sous ses différentes formes sinon misère et désolation. Les travailleurs des communes en Colombie nous montrent une voie alternative, réelle : celle de l’autodétermination prolétarienne au moyen de la lutte des classes.

Source en espagnol : http://barbaria.net/2021/05/30/por-que-lucha-el-proletariado-en-colombia/

Traduction française : Los Amigos de la Guerra de Clases

Solidarité avec la révolte en Colombie : A bas le génocide d’État !

Prolétaires du monde entier, unissez-vous !
La Colombie est depuis quelques jours le théâtre d’une révolte prolétarienne aux caractéristiques similaires à celle qui a secoué la région chilienne durant les journées d’octobre/novembre 2019. La poursuite du cycle de lutte ouvert par les révoltes en Équateur et au Chili est le symptôme que le capital, dans sa restructuration post-pandémique, traverse une crise d’ampleur historique.

L’impulsion qui a poussé les multitudes dans les rues est une réforme fiscale (impôt sur le revenu et TVA), que le prolétariat en Colombie a compris, dans une critique pratique lucide, comme une manière de diriger le coût de la catastrophe vers la population.

La crise du capital, que la pandémie n’a fait qu’accélérer, est un processus qui se manifeste sous diverses formes, les réformes fiscales étant l’une d’entre elles, en plus de la destruction accélérée et généralisée de la nature et de l’expulsion de grandes masses de salariés hors du processus de production – avec la création d’une population jetable pour le capital – et de ses séquelles incarnées par les vagues de migration et la croissance du crime organisé alimenté par la misère, entre autres manifestations qui deviendront de plus en plus courantes. En ce sens, il est prioritaire de comprendre que toute tentative de réforme n’est qu’un mécanisme pour éterniser ce véritable zombie qu’est le capital, en perpétuant le rapport social fétichiste, en superposant la production de valeur sur les besoins humains, bref, en détruisant tout sur son passage, sur l’autel du capital.

La réponse de l’État colombien – comme celle de l’État chilien et de tous les États du monde – ne peut être qu’une répression sanglante contre nos frères et sœurs : au moment d’écrire ces mots de solidarité, il y a déjà plus de 20 morts, de nombreux camarades emprisonnés et blessés, ainsi que des immigrants expulsés pour avoir participé activement aux manifestations.

Cali, l’une des plus grandes villes de Colombie, a été militarisée le 30 avril. 3.000 policiers ont été déployés : un véritable déjà vu du 19 octobre à Santiago du Chili. Le problème n’est pas seulement Iván Duque, c’est le système de production de marchandises, qui s’est montré tel qu’il est, démontrant ainsi que le vrai visage de la démocratie n’est rien d’autre que la forme que prend le capital pour imposer sa domination, en criminalisant ceux qui luttent pour se libérer de cette forme infâme de relation sociale, et en leur faisant sentir toute sa brutalité.

La nécessité d’articuler la lutte au niveau international, de l’envisager contre toutes les séparations qui nous ont été imposées en tant qu’humanité avec une irrationalité génocidaire, est une réalité qui nous explose entre les mains : il est urgent de tisser des liens d’entraide et de poursuivre la lutte dans les territoires pour vaincre ce monde. Le mouvement du capital ne fera que continuer à produire de la misère et, face à cela, la lutte des classes fait rage, et continuera à embraser leur monde, dans des temps et des espaces différents comme produit par ce mouvement : seul le prolétariat est capable d’enrayer ce non-sens qu’est devenu ce monde.

Seule la révolution communiste internationale nous libérera !

Source en espagnol : https://hacialavida.noblogs.org/solidaridad-con-la-revuelta-en-colombia-abajo-el-genocidio-estatal/

Traduction française : Los Amigos de la Guerra de Clases

PS :

https://www.autistici.org/tridnivalka/

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