Article publié sur Mediapart le 26 juillet 2019
En cours de dépaysement, l’information judiciaire sur la mort de Zineb Redouane soulève plus de questions qu’elle n’apporte de réponses. Gravement blessée au visage par un tir de grenade lacrymogène MP7 alors qu’elle fermait la fenêtre de son appartement au 4e étage donnant sur la Canebière, cette femme algérienne de 80 ans est décédée le lendemain d’un arrêt cardiaque au bloc opératoire.
Zineb Redouane, assassinée le 1er décembre 2018 à Marseille
Nous reproduisons ici le texte de Désarmons-les ! en date du 9 juillet, qui revient sur les faits, explore les possibilités balistiques, le (non) avancement de l’enquête et la création du Comité Vérité, Justice et (...)
L’enquête de la délégation marseillaise de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN), retournée à la juge d’instruction marseillaise le 30 avril 2019, paraît étonnamment peu poussée après cinq mois d’investigations.
Cela commence mal, par la disparition de la grenade lacrymogène. Avisés le dimanche soir par le procureur de Marseille du décès à 22 h 20 de Zineb Redouane, les enquêteurs de la sûreté départementale se rendent en constatation dans son appartement le lundi matin dans le cadre d’une enquête préliminaire. Ils remarquent plusieurs « traces noirâtres » au sol, mais ne retrouvent que deux des sept plots de la grenade lacrymogène MP7. Partiellement consumés, ils ont été jetés dans un sac-poubelle à l’entrée de l’appartement. L’étui plastique de la grenade a quant à lui disparu.
Et pour cause : il a été emmené par l’un des deux équipages de marins-pompiers intervenus le samedi soir. Appelés à 19 h 18 par un voisin, les premiers marins-pompiers débarquent 18 minutes plus tard. Après tractations, Zineb Redouane accepte de leur donner ses clefs, avant d’être évacuée en ambulance à l’hôpital de la Timone. Malgré la fenêtre toujours ouverte de sa chambre, l’appartement est tellement enfumé que les marins-pompiers renoncent à y entrer et font appel à des renforts équipés d’appareils respiratoires.
« L’appartement était saturé de fumée blanche épaisse, à peine apercevions-nous nos mains », dit l’un de ces marins-pompiers, entendu par les enquêteurs. C’est lors de cette reconnaissance qu’un des marins-pompiers a ramassé l’étui de la grenade, retrouvé au sol sous la fenêtre de la chambre, ainsi que trois des plots. « Ils étaient encore un peu chauds et il ne fallait pas les laisser sur place pour éviter une éventuelle combustion », a-t-il ensuite justifié auprès des enquêteurs, à qui il a tout remis. Tiré depuis un lanceur, le corps en plastique de la MP7 libère, 2,5 secondes après sa mise à feu, sept capsules diffusant dans un rayon d’une vingtaine de mètres « un nuage à haut pouvoir lacrymogène et neutralisant ».
Saisie de l’enquête le 3 décembre, l’IGPN s’empresse de réclamer au centre de supervision urbain de la ville de Marseille les enregistrements de vidéosurveillance. Les enregistrements de quatre caméras lui sont transmis, mais pas celui de la caméra située sur la Canebière, devant le magasin C&A où était posté le policier tireur, caméra qui n’était « pas à ce jour en état de fonctionnement » selon l’IGPN. Contactée pour connaître les raisons de cette défaillance, la mairie de Marseille n’a pas donné suite.
Dès le 6 décembre, grâce aux images de vidéosurveillance, les enquêteurs ont identifié le petit groupe de CRS armés de lance-grenades Cougar auteurs du tir vers 19 h 04. Après un échange téléphonique avec le capitaine, qui commandait le 1er décembre la CRS 50, la police des polices lui transmet par courriel les clichés « de l’auteur présumé du tir de Cougar ». L’officier CRS répond dès le lendemain « avoir consulté l’ensemble de la chaîne hiérarchique et les personnes concernées » mais ne pas avoir réussi à identifier le fonctionnaire « compte tenu de la qualité et de l’éloignement des clichés ».
Comme Le Canard enchainé l’a révélé, l’officier refuse également de fournir pour examen balistique les cinq lanceurs Cougar utilisés le 1er décembre, au motif qu’il ne peut s’en « démunir » « pour ne pas obérer la capacité opérationnelle de l’unité lors de cette période de mouvements revendicatifs intenses ». L’IGPN n’insiste pas. Elle laisse même amplement le temps aux CRS, désormais en possession des images extraites de la vidéosurveillance, de préparer leur défense : elle ne les entendra que deux mois plus tard, les 24 et 25 janvier 2019. Comme simples témoins.
Selon deux sources policières, les compagnies républicaines de sécurité sont pourtant dotées de 15 à 20 lance-grenades. Seuls 4 à 5 sont utilisés à chaque maintien de l’ordre. « Et si besoin, il appartient à l’administration de mettre à disposition des Cougar prélevés sur d’autres compagnies », explique une de ces sources, qui ne comprend pas « comment un officier peut refuser une saisie d’armes dans le cadre d’une enquête judiciaire ». Contacté, le capitaine qui a refusé de transmettre les cinq fusils lanceurs de grenades aux enquêteurs n’a pas souhaité répondre à nos questions, s’indignant que son nom ait été cité dans un article récent parmi les agents décorés de la « promotion exceptionnelle médaille de la sécurité intérieure gilets jaunes ».
« Il s’agit potentiellement de ce qu’on pourrait communément appeler “l’arme du crime”, s’étonne Me Brice Grazzini, avocat du fils de la victime Sami Redouane. Leur saisie permettrait certainement d’identifier le tireur de la bombe lacrymogène, qui a blessé et probablement tué Mme Zineb Redouane… » Quant aux CRS, il estime qu’en tant que « suspects », « il aurait fallu les entendre soit sous le régime de l’audition libre, soit, de manière plus coercitive, sous le régime de la garde à vue ». « Pour quelles raisons une ogive aussi dangereuse a-t-elle pu être tirée vers des habitations, par du personnel expérimenté ? », demande-t-il également.
Lors des auditions des CRS, les enquêteurs de l’IGPN évoquent d’emblée « un tir non visé – dit en cloche », excluant ainsi d’emblée toute intentionnalité de la part du policier. Selon l’expert balistique entendu par les enquêteurs, le tir a été réalisé « à une distance de 37 mètres » depuis le milieu de la voie de tramway sur la Canebière, avec « un angle d’incidence de 26 degrés vers le haut ». Au vu de la vidéo, il estime que celle-ci « ne semble pas montrer d’irrégularité dans l’usage du lanceur Cougar » et que la probabilité d’atteindre volontairement la fenêtre lui « semble très faible, mais pas impossible ».
Le lanceur Cougar est prévu pour un usage à 45 degrés, or l’angle choisi par le tireur est bien au-dessus, proche de la verticale. « 26 degrés, c’est un tir qui monte comme une fusée », explique une spécialiste du maintien de l’ordre. Et le dispositif de propulsion étant de 100 mètres, Zineb Redouane a probablement été touchée « en plein progression » du projectile. « En étant face à l’immeuble, à faible distance, ce serait vraiment la pire des maladresses que de taper dans un visage au quatrième étage », estime ce spécialiste, dubitatif sur le caractère accidentel du tir.
Les instructions du ministère de l’intérieur en date du 27 juillet 2017, que nous avons pu consulter, rappellent que bien que non conçus pour tuer, les lanceurs de grenades « n’en demeurent pas moins des armes dont il ne faut pas sous-estimer la dangerosité ». Cette circulaire interdit « le tir tendu » ainsi que ceux « dans des locaux de faible capacité ». Or ce samedi 1er décembre, plusieurs témoins ont constaté plusieurs tirs montant vers les façades des immeubles de la Canebière, au risque d’atterrir dans des appartements. En une après-midi, la compagnie a effectué 200 tirs de grenades MP7 au lanceur Cougar (soit environ 40 tirs pour chacun des cinq agents habilités).
Par ailleurs, l’utilisation du lanceur Cougar « ne peut procéder que de l’ordre de la hiérarchie du fonctionnaire ». Son emploi est « subordonné à la présence d’un binôme avec un superviseur », insistent les instructions, afin « d’alerter sur les conditions susceptibles de rendre le tir inopérant ou dangereux ». Et « il incombe aussi au porteur d’apprécier la trajectoire de la grenade et d’envisager le point d’explosion ou d’impact ».
Bref : dans les textes, tout est cadré. Le commandant de la CRS est censé se trouver auprès de ses lanceurs, à l’arrière de la compagnie, pour avoir une vision globale et leur donner l’ordre ou non de tirer, en fonction des risques et du comportement des manifestants. Ou déléguer cette tâche à un gradé, en liaison directe avec lui.
Mais le capitaine qui commandait la CRS 50 a reconnu, lors de son audition par l’IGPN, qu’il était « plus haut au niveau du commissariat de Noailles » et n’a donc pas vu la scène. Il faut dire que les pouvoirs publics semblaient avoir sous-estimé la colère des Marseillais, après les huit décès causés par l’effondrement rue d’Aubagne le 5 novembre. La direction départementale de la sécurité publique (DDSP) attendait, pour cette marche contre le logement indigne, quelque « 8 000 participants, dont 300 à 400 militants d’ultragauche, dans un état d’esprit revendicatif, avec risque de troubles à l’ordre public avérés ». Les manifestants furent bien plus nombreux. « Il y avait 14 000 manifestants pour une seule unité de force mobile [70 CRS – ndlr], ce qui est largement insuffisant », a indiqué aux enquêteurs le commandant en chef de la CRS 50, qui était resté à Saint-Étienne le 1er décembre.
Expertise balistique sans arme
En dehors des cinq CRS du groupe de lanceurs Cougar et de leurs deux supérieurs, les enquêteurs n’ont pas auditionné d’autre policier présent lors de la manifestation. Ils n’ont pas jugé utile de solliciter les effectifs marseillais des brigades spécialisées de terrain (BST) et des groupes de sécurité de proximité (GSP) présents lors de ce maintien de l’ordre et qui auraient pu être témoins des faits.
Les enregistrements radio des policiers ne figurent pas non plus au dossier, alors que ces échanges radio ont pu se révéler déterminants dansd’autres enquêtes sur des violences policières. Selon une source policière, les chefs de section et les officiers CRS sont pourtant dotés de radios pour échanger entre eux et avec la salle de commandement. « Soit les enquêteurs de l’IGPN sont d’une incompétence déconcertante, soit ils ont reçu l’ordre de ne pas identifier le tireur en entravant l’enquête… », avance Me Yassine Bouzrou, avocat de quatre des enfants de Zineb Redouane.
Quant aux deux experts indépendants désignés le 10 décembre par la première juge d’instruction marseillaise pour réaliser l’expertise médico-balistique, ils sont salariés du ministère de l’intérieur. Tous deux travaillent depuis plus de dix ans pour le laboratoire de police scientifique de Lyon, placé sous la tutelle de la Direction générale de la police nationale : l’un comme chef du service balistique, l’autre comme médecin légiste chargé de mission. Leurs missions les amènent à travailler quotidiennement avec des policiers dans des dossiers criminels, comme le montre ce reportage du Monde. Les voilà donc par ailleurs chargés d’une expertise balistique… sans arme et avec un projectile qui a été manipulé par les marins-pompiers ! Leur expertise, qui devait être remise au plus tard en mars, se fait toujours attendre, de même que l’analyse toxicologique dont les conclusions étaient prévues pour fin avril.
Entendus par les enquêteurs, le médecin traitant et le cardiologue marseillais qui suivaient la vieille dame ont souligné son mauvais état de santé et le risque que représentait une anesthésie générale. Souffrant entre autres de diabète, d’hypertension et d’une insuffisance cardiaque, elle était « inopérable en dehors d’un contexte d’urgence », a déclaré son cardiologue à l’IGPN. Mais le médecin et l’anesthésiste qui ont décidé de son opération en urgence, le 2 décembre, à l’hôpital de la Conception n’ont eux pas été entendus.
L’information judiciaire, confiée à deux juges d’instruction marseillais, est désormais suspendue en attendant la décision, prévue le 9 août, de la Cour de cassation sur la demande de dépaysement. Ce dépaysement a été demandé par Robert Gelli, procureur général de la cour d’appel d’Aix-en-Provence, en raison de la présence le soir des faits sur le terrain du procureur adjoint de la République de Marseille. Ce derniern’avait pas signalé sa présence alors qu’il avait ensuite été chargé du début de l’enquête.
Les avocats des enfants de Zineb Redouane ont, chacun de leur côté, effectué plusieurs démarches depuis le début de l’été. Le 29 juin, Me Yassine Bouzrou, avocat de quatre de ses enfants, a déposé au nom de sa fille Milfet Redouane une plainte contre X pour « dissimulation de preuves » à la suite du refus par le capitaine des CRS de transmettre aux enquêteurs de l’IGPN les lan-grenades utilisés le 1er décembre. L’avocat a déposé le 5 juillet une autre plainte pour « faits de faux en écriture publique aggravés », contestant que la caméra de surveillance la plus proche de la scène ait été hors d’usage. « La seule caméra qui n’aurait pas fonctionné le jour des faits serait donc celle qui était positionnée à proximité immédiate du lieu d’où la grenade lacrymogène a été tirée […], ironise Me Yassine Bouzrou dans sa plainte. Il est particulièrement surprenant que ce soit justement cette caméra qui ait été déclarée inopérante. »
Il a enfin le 8 juillet saisi le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) pour dénoncer les « manquements déontologiques » du procureur de la République de Marseille Xavier Tarabeux. Il lui reproche notamment de ne pas avoir informé sa hiérarchie et les juges d’instruction de la présence de son procureur adjoint au côté des CRS lors de la manifestation (lire l’article sur « La justice malade de ses procureurs »).
Me Brice Grazzini, qui défend le fils Sami Redouane, a de son côté demandé aux juges d’instruction le 8 juillet que les cinq lance-grenades Cougar soient « saisis d’autorité » et fassent l’objet d’une expertise balistique. Cette mission devra être confiée à un « expert qui ne devra pas être fonctionnaire de police », précise-t-il. Il a également demandé que les images extraites de la vidéosurveillance « soient améliorées afin que puisse être identifié, sans difficulté, le tireur », ainsi qu’une copie des images pour « suivre le tireur, avant ou après le tir et peut-être de trouver un angle de vue opportun permettant de l’identifier ». Il cible aussi André Ribes, procureur adjoint de la République de Marseille, dont il demande l’audition, sans exclure celle de Xavier Tarabeux lui-même.
L’avocat a sollicité la transmission du dossier complet d’une autopsie réalisée en Algérie par le tribunal de Dar El-Beïda. Les médecins légistes algériens concluaient à « un important traumatisme facial imputable à l’impact d’un projectile non pénétrant […] pouvant correspondre à une balle lacrymogène » qui, selon eux, « est directement responsable de la mort par aggravation de l’état antérieur, malgré les soins intensifs prodigués en urgence ». Ainsi qu’une nouvelle autopsie sur pièces, à partir des dossiers médicaux de l’octogénaire réquisitionnés par l’IGPN. Les médecins légistes qui ont réalisé l’autopsie le 3 décembre à la Timone n’ont aujourd’hui rendu que des conclusions provisoires. Ce n’est pas la moindre des surprises, dans ce dossier où des investigations élémentaires semblent avoir été oubliées.