Marseille n’est pas une ville très civilisée. C’est une ville exclusivement vouée au trafic marchand, et il n’est rien qui n’y soit déterminé par les impératifs du trafic. La cité entière est consacrée à cette activité, et à rien d’autre. C’est la circulation des marchandises qui a édifié cette ville, à sa convenance et à son image. Nulle trace de passé historique, la marchandise ne laisse rien derrière elle, se contentant de passer.
L’aristocratie marchande à Marseille n’a pas élevé de palais, ni brillé par les arts ; mais elle a pu manier éventuellement le poison et le poignard aussi bien que dans une cour florentine. Elle s’est maintenue par l’usure, achetant les terres de la noblesse provençale, compromettant le clergé dans des affaires de mœurs. Cette oligarchie marchande, cosmopolite (catholique, protestante, juive, arménienne, grecque, corse) jalouse de son indépendance, s’est toujours opposée au dirigisme étatique, qu’il fut monarchique ou républicain. Le négociant marseillais entend bien conserver sa liberté de commercer, la libre activité de l’argent. Sa Chambre de Commerce, fondée en 1559 sous Henri IV traite d’État à État avec les pays du bassin méditerranéen et les pays l’Amérique du Sud. Elle est LIBRE ÉCHANGISTE et s’élève contre toute forme de protectionnisme, contre une intervention quelconque de l’État dans ses affaires. Elle attend du pouvoir politique qu’elle abandonne volontiers, tâche subalterne, aux mains de la petite bourgeoisie, qu’il se fasse le fidèle défenseur de ses prérogatives et assure la police de la ville, le maintien de l’ordre des choses.
La bourgeoisie ne s’affiche pas dans le centre de Marseille ; et contrairement à la plupart des villes françaises, le centre-ville n’est pas fait à son image. Elle préfère se loger en retrait du champ des opérations, dans ses quartiers réservés et loin du Port, des usines et des H.L.M., quant à la vieille bourgeoisie liée à la propriété foncière et aux offices administratifs, elle réside à Aix comme avant 89 et elle entend en interdire l’accès aux pauvres : tous les arabes sont systématiquement refoulés des cafés du centre d’Aix. S’y trouvent aussi les facultés de lettres et de droit. L’air de Marseille n’est donc pas trop vicié par la présence d’étudiants : on ne voit pas dans le centre-ville cette affligeante faune d’alternatifs et d’activistes qui infeste le centre d’une ville comme Toulouse.
Cette discrétion de la classe bourgeoise ne doit pas tromper : ici, la passion de l’argent s’exerce sans aucune retenue. Une grosse part du trafic national fait obligatoirement étape à Marseille. Si la circulation proprement dite des marchandises constitue l’essentiel de l’activité urbaine (1/3 de la population survit du Port, de façon directe ou indirecte), il faut y rattacher bien sûr tout le secteur de la transformation industrielle des marchandises importées, du raffinage des produits bruts ; ainsi que celui de la finition des marchandises et de leur distribution
Le Capital s’efforçant de toujours réduire ses frais de production, en mécanisant le travail, désormais effectué par une main d’oeuvre restreinte et mieux payée, doit aussi réduire ses frais de circulation et disposer pour ce faire d’une main d’oeuvre mobile et mal payée (il existe ainsi une myriade de petites entreprises à Marseille, qui s’appuient sur un personnel immigré ou saisonnier payé à des tarifs "défiant toute concurrence"). En gros le Capital attribue toutes les tâches vitales commandant aux autres secteurs à un personnel minimum fixe et bien payé (par ex. les dockers) et recourt à l’intérim et autres procédés du même genre pour toute la part variable du trafic marchand (ex. le Port Autonome emploie de nombreux dockers intérimaires en plus des fixes : à l’endroit où se déroule l’embauche matinale, quai de la Juliette, il y a toujours des cars de O.K.S. pour assurer le calme…).
En 1953, Gaston Defferre, élu grâce à une coalition SFIO-MRP vient au secours du capitalisme régional en se présentant comme le dernier rempart de la bourgeoisie contre le P.C. C’est qu’il y avait eu des émeutes sous le précédent maire, le gaulliste Carlini, au cours desquelles des boites de nuit furent incendiées par des dockers encadrés par la C.G.T.. quartier de l’Opéra. Avec Gaston Defferre. c’est de nouveau le mariage serein du commerce et de la politique comme avant la guerre. Aujourd’hui Defferre reste l’homme lige de la bourgeoisie locale soucieuse de son indépendance et de sa sécurité. Le clientélisme électoral est la règle dans cette ville.
Aménager le Port, les voies de communication, aider les entreprises en difficultés par la création de multiples Sociétés d’Économie Mixte, mariage de raison entre le secteur public et le secteur privé, favoriser la puissance financière de la ville en faisant de Marseille le centre de l’activité régionale de l’argent, Defferre, soutenu par la Chambre de Commerce, gère sa ville comme il gère "Le Provençal", une affaire de famille et une opération commerciale réussie. Marseille est le 2e port d’Europe, après Rotterdam mais avant Hambourg, Anvers, Londres et Gênes.
Un tel va-et-vient de marchandises, avec toute l’activité qu’il engendre, a de tout temps attiré des pauvres sans réserves du Bassin Méditerranéen ; plusieurs vagues d’immigration se sont succédées, sur lesquelles s’est édifiée la prospérité marchande de la ville : italiens, corses, siciliens, espagnols, africains, arabes (sans parler de l’arrivée des pieds-noirs) qui tous ont débarqué là, affamés par la nécessité et contraints aux travaux les plus durs, attirés comme des insectes par la lumière. Les impératifs de la marchandise ont donc déporté là des masses d’individus, qui s’y sont agglomérés dans l’isolement et dont chaque atome individuel est laissé en proie à la nécessité. Les pauvres, à Marseille, se sentent vraiment comme de simples nécessiteux et ne ressentent que leur isolement.
La moindre manifestation d’indocilité de la part des travailleurs réveille la haine et la peur chez la bourgeoisie, car ils constituent pour elle une menace confuse et permanente. Elle entend alors se venger des pauvres de peur qu’un jour les pauvres ne se vengent définitivement d’elle.
1871 marque la première alerte moderne pour la bourgeoisie : LA COMMUNE. Adolphe Thiers ne va pas ménager sa ville natale : la Commune marseillaise sera elle aussi réprimée dans le sang. Les insurgés massacrés. Marseille se trouve sous occupation militaire pour six ans. La ville est alors administrée par le Président de la Chambre de Commerce. Lucien Rabatau.
Dès la fin du siècle dernier, cette lureur contre les pauvres trouve son exutoire dans un racisme anti-italiens virulent ; c’est que les chômeurs et en particulier les nombreux italiens qui campent aux portes de la ville, dans les terrains vagues de St- Charles et de la Belle de Mai sont ressentis comme une nouvelle menace. En 1885, une chasse aux "Babbis" agite la rive nord du Vieux Port. En 1886 des incidents se produisent aux alentours de la Canebière. En 1888 c’est l’épisode sanglant des "Vêpres marseillaises" : des italiens sont massacrés en nombre.
En 1909 un contremaître des Huileries Maurel fait venir des Kabyles pour briser une grève d’ouvriers italiens. La direction des Sucreries Saint-Louis suit cet exemple.
En 1945, 1962 et 1969 (Fos sur Mer) la bourgeoisie a besoin d’une main d’œuvre bon marche et docile. A cette fin elle puise dans l’armée de réserve des pauvres d’Afrique du Nord.
Si la marchandise ne connaît pas de frontière et peut circuler librement, il n’en est pas de même pour les pauvres enfermes dans leurs zones de réserve, objet du marchandage entre États ("Je pense que ces problèmes ne peuvent être résolus que d’une seule façon, par un accord entre les gouvernements qui fournissent la main d’œuvre et ceux qui l’utilisent" (Defferre). Pourtant la bourgeoisie locale qui a pu reconstituer sur place ses propres réserves de pauvres n’a pas besoin, désormais, d’un recrutement massif mais d’un recrutement limité de travailleurs qui seront à sa merci, tels les travailleurs clandestins, tirant ainsi profit de la concurrence sauvage qu’elle a institué sur le marche du travail.
La ville dégage une ambiance générale d’hostilité. Ensuite, on y éprouve un immense sentiment d’accablement. La jeunesse elle-même y semble écrasée par la fatalité, en proie à une fatigue infinie.
D’autant plus la circulation de la marchandise se sacrifie impérativement les individus singuliers, d’autant plus ceux-ci sont opposes entre eux, isoles dans la masse informe que l’on piétine sans égard. Ici. cela est ressenti avec une juste amertume : "Ici, c’est chacun sa mère" comme disent les jeunes des banlieues.
Évidemment, partout dans ce monde les gens sont écrasés par le cours des choses qui leur échappe fatalement ; mais à Marseille, cet état de fait est à nu. Ici, l’individu singulier ne pèse pas lourd : il est révélateur de voir le caractère très rudimentaire des rôles que se jouent les pauvres. Rien à voir avec l’étalage diversifié du Forum des Halles. Les rôles affichés se ramènent ici au simple besoin de se défendre contre l’autre en général. Il est si dur de trouver de l’argent pour survivre dans cette ville, et la guerre de tous contre tous y fait rage avec une violence inconnue ailleurs.
Marseille donne l’image d’une ville où il suffirait d’être dépourvu de tout scrupule pour tirer profit de la richesse qui y circule. Las ! ce ne sont pourtant pas les scrupules qui étouffent les pauvres ! mais la concurrence à laquelle les contraint l’implacable nécessité de l’argent et l’extrême difficulté de s’en sortir dans une telle ville.
A Marseille, de près ou de loin, tout le monde trafique - chômeurs à vie comme travailleurs. Submergé par le flot impétueux des marchandises, chacun essaie désespérément d’en tirer un maigre parti et de gagner un petit peu d’argent âprement disputé. Dans ce torrent qui traverse la ville entière, les individus sont noyés, engloutis dans la boue quotidienne. Toute énergie individuelle se perd à se débattre dans cette boue. Marseille, une ville où beaucoup trop de gens sont dans la boue. Dans ce mouvement de circulation infini, chacun est sacrifié sans vergogne. Marseille est une métropole carnivore.
Certes, il y a des gens qui réussissent à Marseille, en marge de la bourgeoisie officielle à laquelle ils sont lies de près : Ceux qui gèrent les circuits sauvages de la marchandise qu’aucune loi écrite ne contrôle encore (drogue, prostitution, jeux, protection des lieux de distraction et divers trafics solidement établis de l’intérieur même de la circulation marchande).
Grand banditisme et petite délinquance, le caïd rassure le bourgeois, le Kid l’inquiète. Caïds et bourgeois sont du même monde : l’un sort du milieu des affaires, l’autre y entre. Le Milieu marseillais est un peu le Grand Guignol de la bourgeoisie locale, présenté à grand tapage sur les tréteaux de la presse : elle y découvre son histoire dans le raccourci d’une vie où il est question de meurtre, de turpitude et de cachotterie.
La loi du silence ne s’applique qu’à la réalité sociale et non, comme on pourrait le croire naïvement aux affaires du Milieu qui sont au contraire l’objet d’une logorrhée sans fin de la part des journaux. A l’image de la classe dominante, la pègre marseillaise se compose de clans qui s’associent, se dissocient, rivalisent et s’affrontent autour du Vieux Port. Les truands sont à leur manière les descendants des marchands aventuriers dont la passion pour l’argent ne s’embarrassait d’aucun scrupule ni d’aucune loi (ce qui explique la secrète admiration que leur voue le petit bourgeois marseillais).
Non seulement la bourgeoisie tire vanité à l’exemple des Delon et autre Hallyday de ses amitiés très particulières ("Un grand caïd du Milieu, au demeurant un homme charmant, vient de tomber… d’un propos très ouvert il cotoyait les plus grandes personnalités marseillaises dans ses établissements" éloge funèbre de Gilbert Hoareau parues dans la presse locale) mais ne craint pas de se compromettre.
Elle ne reproche pas au grand banditisme son existence : "Il est admis qu’il y aura toujours des gangsters et des activités criminelles cachées derrière des couvertures d’honorabilité" (Le Méridional) mais de se montrer parfois trop voyant et ainsi de risquer d’être "une incitation pour les délinquants de tout poil qui prolifèrent dans la ville" (Idem) d’être "une émulation pour les petits marginaux". La bourgeoisie est un club privé, accueillant certes, mais réservé. Elle ne se trompe jamais d’adversaire : l’ennemi, c’est le pauvre qui n’est pas docile, le délinquant dont la vie la défie et l’atteint dans ce qu’elle juge être son droit.
Pour ceux qui n’ont pied ni dans la bourgeoisie locale ni dans le Milieu, et qui n’exercent pas un de ces emplois stables et bien payés nécessaires au fonctionnement organique de la ville (et ce, à la condition de servir les mafias municipales et syndicales), pour ceux-là l’air de Marseille sent très mauvais.
Marseille est la capitale française du travail au noir ; tous les employeurs y ont recours d’une manière systématique, de sorte qu’il se trouve une importante frange de pauvres contraints de travailler sans même bénéficier des maigres avantages du système moderne de protection sociale (assurance maladie et chômage). Quant aux emplois déclarés, ils sont sous-payes par rapport à la moyenne nationale (seuls font exception les emplois administratifs et municipaux) : dans l’industrie locale, toucher le SMIC équivaut pour un ouvrier à une faveur céleste.
De la même manière que cadres et dirigeants d’entreprises n’hésitent pas à trafiquer joyeusement sur les comptes et sur les marchandises, ils trafiquent sur la force de travail : si le travailleur n’est pas content, il y en a suffisamment d’autres disponibles pour le remplacer aussitôt, au même prix et aux mêmes conditions. A Marseille un capitaliste n’a pas de problème de main d’oeuvre. Ajoutons à cela qu’aucune tradition de lutte ouvrière ne s’est jamais enracinée dans cette ville : sinon, un appareil stalinien puissant qui contrôle le rackett des travailleurs auxquels il garantit protection et assistance (par ex. le Port est entièrement aux mains de la CGT, au détriment de ses concurrents syndicaux). A Marseille, le mouvement ouvrier n’a été à de rares exceptions près, que corporatif et réformiste.
Ce sont les conditions de la libre concurrence la plus complète qui fixent le prix de la force de travail à Marseille et elles seules. Les rapports entre les travailleurs et le capital évoluent au gré du libre arbitre patronal et syndical, chacun tirant profit à sa façon de l’exploitation salariale sans rencontrer d’autre obstacle que l’appétit de l’autre. A Marseille, les syndicats - principalement la CGT et FO - fonctionnent véritablement à l’américaine.
A Marseille nous sommes tous confrontés à l’argent comme passion et à l’argent comme nécessité. Cette puissance qui décide de qui doit vivre et qui doit mourir attire les pauvres de tous les coins de la terre. Ces crapules de cadres et chefs d’entreprises modernistes incitent le simple travailleur à "prendre des risques" : ici, il y en a qui sont effectivement contraints à prendre des risques pour pouvoir simplement travailler : - les travailleurs clandestins - "Marseille" - un douanier a tué le 19 novembre 1983 vers 13 h un jeune passager clandestin qui tentait de quitter un paquebot amarré à la Joliette en se mêlant aux matelots. Au moment où les douaniers lui demandaient ses papiers d’identité, l’homme prit la fuite, poursuivi par le douanier qui perdant du terrain, fit feu sans sommation. A 30 m la balle a atteint le jeune homme à la colonne vertébrale, la mort a été presque immédiate. Il n’a pas été possible d’établir l’identité du passager. Le douanier a déclaré qu’il s’agissait d’un accident et qu’il n’expliquait pas comment, ayant voulu tirer une balle en l’air, il avait atteint le fuyard. Cette explication n’a pas convaincu le juge d’instruction qui a inculpé le douanier (par ailleurs conseiller municipal PS de la commune d’Allauch) d’homicide volontaire et l’a placé sous mandat de dépôt" (Le Monde 22.11.83).
La bourgeoisie peut ainsi exercer un chantage de tous les instants sur les pauvres et les contraindre à être, sans recours possible, corvéables à merci. Ce qui s’est passe en mai 74 est désormais impensable : grève aux entreprises pépiniéristes Gregori et Bernard, des Milles, à l’issue de laquelle des travailleurs clandestins, sur lesquels prospéraient ces entreprises, envahissent PANPE pour réclamer une carte de travail, provoquant l’intervention des flics. A présent, au Centre d’Arenc de triste renommée, la police entasse sans ménagement les clandestins qui se sont fait remarquer.
La jeunesse prolétaire de Marseille n’a pas trop envie de travailler (surtout aux tarifs en vigueur dans cette ville) ; mais il est également difficile de gagner de l’argent de façon durable par la reprise individuelle. Les risques sont gros et les liquidités bien gardées (salopes !). Tous ceux qui possèdent quelque bien vivent dans l’anxiété (largement amplifiée par l’information spectaculaire). Cette psychose ne date pas d’hier : les classes moyennes, plus encore que la bourgeoisie, ont toujours été terrorisées par la sourde menace que constituent ces masses de gens en réserve à Marseille.
C’est le droit du propriétaire qui définit la bourgeoisie. S’en prendre à son monde, à la marchandise et à l’argent c’est la toucher dans sa personne morale : "n’attendez pas de subir une humiliation et d’enregistrer des pertes d’argent" proclame Marseille-Sécurité. Si la bourgeoisie a supprimé idéalement la peine de mort ce n’est pas parce que l’individu est tout mais bien au contraire parce qu’il n’est rien. Le tout est la personne morale c’est-à-dire le bien privé. Devant lu menace mondiale que constituent les pauvres, la bourgeoisie s’arme et tue, il n’est pas pour elle question d’hésiter entre le rien de l’individu pauvre et le tout de la propriété : "Un commerçant marseillais abat un jeune cambrioleur. C ’est un cas d’auto-défense type. Pour la défense de sa personne menacée (dans) ses biens, M. Giraudo s’est interposé… Il est à souhaiter que d’autres soucis d’ordre judiciaire ne viennent pas s’ajouter au désarroi de cet honnête commerçant fort connu dans les quartiers Sud de Marseille." (Le Méridional 12.11.83).
Marseille est la ville la plus fliquée au m2. L’axe central où tout le monde converge, la Canebière, est infesté de porcs : civils difficilement repérablés, maîtres-chiens, fourgons de CRS stationnés presque toute l’année aux différents carrefours. Présence ostensible et arrogante de la police, qui accroît d’autant le sentiment d’insécurité chez les pauvres dans une ville où rien n’est sûr pour eux : contrôle fréquent, garde à vue dans le seul but d’impressionner et de rappeler par tous les moyens qu’ici la police entend ne s’embarrasser de rien pour faire régner l’ordre. La bestialité et l’arbitraire sont la règle constante. Les commissariats marseillais ont une épouvantable réputation à cause des tabassages systématiques. Voici quelques années, des inspecteurs avaient été condamnés à une très légère peine de sursis pour avoir sodomisé avec des matraques des suspects, finalement innocents, dans les locaux de l’Évêché lors d’interrogatoires : leurs collègues manifestèrent bruyamment en plein centre ville contre ce verdict (qui devait être annulé ultérieurement en appel). Les preuves étant cependant irréfutables, il est à conclure que la police marseillaise n’a pas craint de revendiquer hautement dans la rue le droit à la torture dans les commissariats locaux.
Les porcs bavent de peur, peur d’une populace ressentie comme hostile, peur de cette jeunesse qui comprend de plus en plus clairement la nature de son sort : gibier d’usine ou gibier à flics. Ici, la jeunesse se trouve massivement traitée sans égard, ennemi potentiel auquel l’État doit imposer la réserve par la terreur.
On peut comprendre cette violence policière, heureusement sans pareille en France, en relation avec la libre concurrence qui sévit dans la ville et y impose des conditions d’autant plus dures aux pauvres. Quand on a vécu à Marseille on peut imaginer sans mal ce qui se passe dans des villes comme Rio de Janeiro ou Lagos ; c’est-à-dire partout où il n’y a presque aucune médiation sociale et politique interposée entre les pauvres et la richesse en vue, et où le besoin le plus immédiat est la seule mesure des relations entre les individus.
Il y a dix ans déjà les pauvres à Marseille s’en prenaient à l’ennemi en général. Pendant l’été 74 la violence prolétaire s’impose à la Belle de Mai, Cité Bellevue ; après s’être attaqués aux marins-pompiers et au supermarché voisin, les voyous s’en prennent aux bars du quartier. Le 25 août 74 Le Méridional publie une déclaration contre les voyous de la Belle de Mai, teintée de racisme ("au travail ou qu’on les réexpédie chez eux"). Une enquête intitulée "Graine de violence" relève alors l’escalade de la violence dans la plupart des quartiers périphériques de Marseille ; "ceux de la cite Bellevue veulent montrer qu ils s ’en prennent à l’ordre établi… Ils n’en sont pas encore à la révolution mais ils ne dédaignent pas la provocation" déclare un flic le 19.9.74. En mars 75, dans la même cité un car de CRS est lapidé par une cinquantaine de jeunes qui interviennent contre l’arrestation d’un voleur de voiture.
Devant le développement de cette situation, l’ennemi sera amené à prendre deux mesures : le Sodim de la rue Félix-Pyat (cité Bellevue) ferme ses portes en décembre 77 tandis qu’un commissariat ouvre les siennes en plein cœur de la cité peu après ; (il recevra d’ailleurs deux cocktails molotov au printemps 81). Depuis cette époque, les heurts avec les patrouilles de flics n’ont jamais cessé à Félix-Pyat comme ailleurs.
Il y a dix ans déjà l’ennemi s’en prenait aux voyous en général ; petit à petit il a compris qu’il était de son intérêt de réduire ce qu’il y a dégénérai dans la révolte chronique des chômeurs-à-vie à quelque chose de particulier : c’est ainsi qu’il s’en prend maintenant aux arabes en particulier. A Marseille le racisme anti-arabe, qui a remplacé le racisme anti-italien, est institutionnalisé par la droite et par la gauche qui s’en repaissent avec délectation comme en témoigne l’affaire Laïd Moussa.
Si l’ennemi potentiel du bourgeois reste le prolétaire, l’adversaire de celui-ci est un monde, ce ne sont que les imbéciles qui se trompent d’adversaire. Février 81 - Zahir qui faisait un rodéo à la Busserine est descendu par un imbécile de la cité ; les jeunes par contre ont tout de suite su à qui s’en prendre : leurs constations terminées, les policiers ont dû se retirer très vite de la cité… "des éléments incontrôlés ont néanmoins provoqué les forces de l’ordre. Des véhicules de police ont été endommagés". (Le Provençal 21.02.81).
Quand les pauvres se montrent par trop indociles, l’ennemi emploie la vieille technique de l’intimidation : la bombe.
8 juin 81 - des flics entrent dans la cité de la Cayolle pour arrêter un voleur de moto, les jeunes les reçoivent comme ils le méritent et ils doivent demander des renforts pour se dégager, six d’entre eux sont blessés. "Dans cette cité du 90 ce n’est pas la première fois que de tels incidents se produisent. Comme trop souvent ce sont de jeu nés voyous qui sont à l’origine de ces batailles rangées. Hier encore des véhicules de polices ont été endommagés, bombardés de projectiles divers" (Le Provençal 11.06.81).
Les porcs reviennent en forte avec les CRS, défoncent les portes, saccagent des logements et blessent plusieurs personnes dont une mère de famille qui porte plainte. En riposte, quelques jours après, une trentaine d’habitants barricadent la route d’accès à la cité et interdisent, fusils en mains, aux voitures de police de s’en approcher.
La contre-offensive policière prend la forme terroriste : une bombe explose devant la porte de la personne qui avait déposé plainte détruisant deux immeubles (par miracle, il n’y eut que des blessés) une deuxième bombe est désamorcée in-extrémis la même nuit à Bassens. L’enquête impute ces deux attentats au SAC dont faisaient partie beaucoup de policiers marseillais.
Dans la nuit du 12 au 13 octobre 83, un attentat endommage plusieurs appartements à la Bricarde, il est signé "les Templiers de la Dératisation"…
Face à la provocation des salopes, la riposte ne se fait pas attendre. En octobre 80. quand un CRS a abattu un jeune dans les quartiers Nord (après avoir menacé : "j’ai la gâchette facile ce soir"). la réaction des gens fut immédiate et les CRS ont dû quitter les lieux tout de suite pour éviter un affrontement imminent. Ce ne fut que partie remise : à la fin d’une manif bonne-conscience organisée par les rackets politiques, les CRS furent attaqués et l’une des principales rues commerçantes de la ville saccagée ; en prime, trois commerces furent ravagés à Plan-de-Cuques.
En juin 82, à la suite d’un vol à la roulotte commis dans un taxi rue Félix Pyat. plusieurs dizaines de chauffeurs entrent dans des immeubles de la cité Bellevue où ils se livrent à des provocations, révolvers en main. Dans la soirée, ils improvisent une manifestation à la porte d’Aix, et attaquent des cafés dans le vieux quartier arabe. Des jeunes des quartiers Nord descendent à la Belle de Mai prêter main forte aux gars de la cité Bellevue contre les chauffeurs de taxi. A Sainte-Marthe, un taxi reçoit des parpaings dans le pare-brise du haut de la passerelle Pombière ; dans les jours qui suivent, ceux qui se risquent à passer dans ce secteur reçoivent des pierres. A Bellevue des jeunes attaquent un fourgon de police qui stationnait à l’entrée de la cité "les habitants n’ont pas supporté la présence policière" comme dit la presse. Au marché des Arnavaux, des gosses venus de la Paternelle, armés de bâtons mettent à sac le dépôt Cash Gabriel.
Les jeunes n’ont pas envie de connaître le sort de leur pères, ils n’ont aucune envie d’être de la chair à usine et ils le disent. "Ils ont fait travailler mon père comme un esclave. Maintenant, il traine d’hôpital en hôpital. Moi, je ne ferai jamais çà. je veux un métier propre. Sinon je crèverai sur le trottoir, avec un flingue dans la main" (un jeune de la Paternelle).
Malgré les manipulations, les tentatives de division (racisme), et les tentatives de récupération (anti-racisme), la nouvelle génération a su se trouver un adversaire et crée de ce fait une situation de plus en plus préoccupante pour les partisans du Vieux Monde. Se créent ainsi des "zones de Non-droit" selon l’euphémisme policier, en fait des zones de haute insécurité pour les flics.
"
A chacune de leurs apparitions, les voitures de police étaient saluées par des gerbes de pierres : nous étions interdits de séjour dans cette ZUP (La Ruiserine)". déclare un commissaire de police.
Il y a évidemment des périodes où les hostilités se relâchent, ce qui n’empêche pas le Méridional de se lamenter à longueur de pages : "La police n’a pratiquement plus les moyens d’intervenir dans certaines cités de la ville où la population s’est littéralement mobilisée contre elle. C’est devenu systématique, à chaque intervention policière pour n’importe quel motif, dès qu’un fourgon ou une voiture de police arrive, c’est l’alerte ! Les policiers en tenue ou en civil sont entourés et on leur conseille de repartir bien vite. s’ils n’obtempèrent pas, c’est l’émeute. Deux solutions, faire face ou fuir. C’est maintenant la deuxième solution qui est conseillée. Des renforts sont demandés par radio, ils arrivent, protègent les policiers contestés et repartent. Bien entendu aux paroles et aux cris, aux injures des premiers incidents signalés, ont succédé les coups, les bagarres, les blessés, les voiture cabossées". (La Paternelle : une cité de "haute sécurité" - ces journalistes de merde ne croient pas si bien dire - où la police n’a plus les moyens d’intervenir. Le Méridional du 5.10.83).
A la cité du Clos, à la Rose, la police n’a effectivement plus les moyens d’intervenir normalement depuis 81 : à deux reprises durant l’été 83, des patrouilles durent réclamer de gros renforts pour pouvoir se sortir de la cité où elles s’étaient aventurées à la poursuite de motos volées, provoquant évidemment une vigoureuse contre-attaque des jeunes.
A l’occupation policière s’ajoute toute une politique d’encadrement, c’est le "syndicalisme du cadre de vie" inspiré du syndicalisme tout court. Cette politique consiste à créer des comités, des centres culturels, des associations qui. à l’exemple des syndicats appellent à la participation ou mieux à la collaboration et qui ont tous pour fin de policer les gens : "Derrière le masque de l’animateur se cache la grimace de l’indicateur". De la même façon que l’on demande aux pauvres de gérer leur propre exploitation. l’État leur demande en plus de gérer leur isolement, voeux aussi pieux que vains : le mépris vis-à-vis des pauvres a tout de même des limites qui sont les pauvres eux-mêmes.
Ainsi Defferre a-t-il mis en place les Comités d’intérêt de Quartier (C.I.Q.) qui bien entendu regroupent les seuls habitants qui ont un intérêt quelconque en ce monde : les commerçants. Les C.I.Q. sont surtout des moyens de contrôle et de délation ; encouragés par la municipalité, ils ont dernièrement permis la constitution d’un Comité de liaison Police-Population ("Afin d’établir un climat de confiance entre citoyens et policiers, il est recommandé aux membres du Comité de fréquenter personnellement plusieurs policiers et si possible, de faire inviter dans les familles les CRS étrangers à la ville" - circulaire de juin 1982).
A ces C.I.Q. s’ajoutent les C.C.V. (Comité du Cadre de Vie) qui recouvrent un territoire plus vaste, il y a i C.C.V. chapeautant respectivement 3 zones : le Sud résidentiel et tertiaire, le Centre commercial, le Nord portuaire, le Nord-Est industriel, avec, comme courroies administratives, les Commissions Territoriales. Il faut aussi signaler la commission régionale pour le développement des quartiers qui s’occupe principalement d’urbanisme et se réclame d’une "politique de quartier faite avec la population : concertation et participation des habitants à la gestion de leur quartier. Ceci afin de leur donner les moyens d’agir sur les décisions qui les concernent" et où siègent, comme l’indiquent ces quelques lignes, de bien impudentes salopes.
L’urbanisme est une opération de police jointe à une opération financière ; les rêves de la raison d’État sont les cauchemars réels de la population. C’est ainsi que la "Cité Radieuse" du Corbusier a été édifiée selon les idéaux progressistes chers à Defferre : " Où je sévis il n’y a plus de vie possible donc plus de danger pour l’État". Tout y fut fait pour que les habitants de ce bloc bétonné, moderne Alcatraz. n’aient pas à sortir dans la rue ; c’est ainsi que les quartiers de banlieues, véritables souricières, furent conçus sur le modèle du labyrinthe expérimental. Il est très difficile de passer d’un quartier à l’autre. L’urbanisme progressiste a trouvé sa vérité dans le fameux cimetière vertical, jadis l’orgueil de la municipalité.
Déjà lors de l’occupation allemande, le projet d’avant-guerre de destruction d’un secteur du Panier, quartier difficilement contrôlable par la police, fut réalisé par la Gestapo, pour les mêmes raisons., il fut reconstruit par Fernand Pouillon.
Quant au projet municipal de transformer le reste du Panier en musée, il est en train d’échouer lamentablement.
Pour de vulgaires raisons de police, Defferre parle d’embellir la ville et s’acharne désormais sur les banlieues à coup d’équipements de loisirs, de sports et d’activités culturelles. Il s’agit de prendre les gens de vitesse. Il faut à tout prix s’occuper d’eux et les occuper dans des activités futiles, aussi vaincs qu’inoffensives, puisqu’ils commencent sérieusement à s’occuper du monde.
"L’État a toujours voulu civiliser les pauvres, le prolétariat n’a jamais eu de représentants, c’est l’État qui a eu des représentants chez les pauvres… il lègue cette besogne civilisatrice à ses représentants les plus insidieux, à ceux qui sont chargés de faire de l’assistance sociale : les éducateurs, les militants et autres boy scouts." (Les Fossoyeurs du Vieux Monde, revue n°4)
C’est raté. Comme l’a dit dernièrement un bureaucrate, "Frais-Vallon disposait des équipements les plus fournis et les plus denses de France, où une somme de moyens incalculables a été déployée et où, si nous rapprochons les difficultés de sa population avec celles éprouvées par les habitants d’autres cités délaissées, la différence est pratiquement nulle". Il faut lire bien sûr "les difficultés rencontrées par le pouvoir", comme en témoignent (à la même époque) les événements survenus le 27 juin 83 au supermarché Sodim de Frais-Vallon où une bagarre a opposé le directeur, ses valets et le vigile à des jeunes venus en expédition punitive et réussie : deux heures de baston et le vigile corrigé comme il l’a mérité.
"Vivement que l’école reprenne et que l’été finisse" s’exclamait un journal local après les incidents de la fin août 84. Mais les écoles elles-mêmes ne sont pas épargnées par la violence de ceux qu’elles doivent enfermer : à Marseille, depuis une dizaine d’années, il ne se passe pas de mois sans qu’un bâtiment scolaire ne soit saccagé dans l’allégresse.
Citons juste ce cas cloquent : au printemps 80, à la Busserine, un groupe de gamins ayant saccagé l’école de la cité sont appréhendés. D’autres gamins, pour les venger, détruisent à leur tour une autre école voisine en signant "Zorro" et envoient des menaces de mort au personnel enseignant. Appréhendés eux aussi, ils devaient expliquer leur "signature" en disant "Zorro, c’est celui qui défend les gens contre les méchants. Et les méchants c’est les maîtres, ceux qui nous obligent à travailler…".
Les grandes manœuvres "Prévention de la délinquance" entreprises depuis 82 pour pacifier la banlieue marseillaise s’avèrent être d’une efficacité dérisoire. En effet, devant la généralisation de la violence prolétaire dans ces zones, la police dut modifier sa tactique. Il s’agit désormais de réduire au minimum la confrontation directe entre les forces de l’ordre et la population. Évidemment, les gens eu ont profilé : il est toujours bon de respirer un peu, d’échapper pour un temps aux incessants contrôles d’identité accompagnés de provocations, d’éviter les expulsions manu-militari. etc…
Écoutons le protestant Defferre : "Des instructions ont clé données pour éviter les ratonnades (!?) : la mission qui a été créée pour ces quartiers déshérités a fait beaucoup pour les jeunes" (1982 et Trigano. vacances en Ardèche, organisation qui s’occupe des jeunes le mercredi, le samedi et le dimanche). La troupe des éducateurs et sa piétaille gauchiste avaient pour mission première de devenir les médiateurs nécessaires puis indispensables entre la "population" et la municipalité. l’Office HLM. (bastion stalinien) et la police - qui, tous, avaient reçu pour consigne de jouer le jeu. Cola devait permettre à ces sincères représentants du pouvoir de contrôler en douceur chaque quartier en exerçant sur ses habitants le chantage suivant : "Si vous ne nous écoutez pas. la police va intervenir, il y aura du grabuge et nous ne pourrons plus répondre de rien". Rien ne devait donc plus se faire sans passer par leur intermédiaire ; ils devaient être les yeux, les oreilles et la bouche du pouvoir.
Ils furent l’aubaine du commissaire Grégoire Krikorian. Super-garde-champètre des quartiers Nord. Les éducateurs sont les premiers à prévenir leurs grands frères, les flics, quand quelque chose se passe dans le quartier à l’initiative des gens : ainsi aux flamands, quand les gens ont voulu projeter de nuit un film fait par des jeunes immigrés de la banlieue parisienne sur leur révolte, et ce hors du centre social, celui-ci a tout de suite prévenu Krikorian (malgré l’opposition des personnes présentes) et le garde-champêtre s’est déplacé, interdisant par sa présence toute discussion entre les individus - on ne peut parler quand un flic vous écoute.
A la différence des éducateurs, Krikorian sait ce qu’il dit, emploie les mots dans leur bon sens et collaboration signifie délation : "Le seul indicateur dont je me serve, c’est la population, c’est la population qui dénonce, la population en tant que communauté." (c’est-à-dire par l’intermédiaire des C.I.Q. ou des centres sociaux) dit-il dans un interview paru dans les Temps Modernes. Il est même plus malin, il se rend bien compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas en dehors "des conflits de cultures" ou de "la crise économique" : "Quand une patrouille du corps urbain pénètre dans une cité et qu’elle est accueillie par des projectiles divers, des pierres, des bouteilles de bière etc… il y a là une situation inadmissible. On ne s’attaque pas aux représentants de l’État républicain. Si une telle situation se présente c’est qu’il y a quelque chose de pathologique, quelque chose de cassé". (T.M. avril 84).
Ce qui est cassé, c’est l’appartenance positive à la société civile. Voilà ce que Krikorian pressent et ce qui le tracasse. "Prenons le cas de Bassens, vous savez que Bassens est une de ces cités ou la police était interdite de séjour depuis de nombreuses années. Quand il y avait un problème avec toute la population de Bassens, on envoyait les CRS, on envoyait des compagnies d’intervention ; c’était pire que le mal. On ne peut assurer la discipline sans le consentement ou contre le consentement de la population… C’est à la communauté de prendre en main ses associaux ou indisciplinés… A la Paternelle par exemple, il y a des délinquants qui ont fait de leur état de délinquants une situation professionnelle. Si vous venez pour rétablir l’ordre et la sécurité c’en est fini pour eux. Toutes les communautés, qu’elles soient juives, protestantes, communistes, laïques, catholiques etc, organisent elles mêmes leur propre discipline dans leurs rangs, et tant que la communauté maghrébine n’aura pas rétabli sa discipline dans ses rangs, elle sera perçue comme communauté marginale… C’est une mise en garde pour ceux qui, à la Paternelle, jouent un jeux dangereux".
La bourgeoisie se trouve de plus en plus brutalement confrontée à ce qu’elle engendre : l’absence de communauté. Mais il reste toujours l’aspiration à la communauté - et c’est celle-ci qui fait et défait l’esprit d’un monde. L’ennemi est contraint de récupérer cette aspiration et de lui donner un contenu abstrait dans une forme religieuse.
Quand le mensonge sur lequel s’appuie l’activité politique et policière est compromis (comme celui de "communauté nationale" auquel seuls les beaufs qui constituent la classe moyenne sont encore sensibles, par purs intérêts corporatistes), il reste comme ultime recours de se rabattre sur une autre forme de la communauté, la religion, qui présente l’intérêt d’être particulière dans sa forme mais universelle dans son essence.
Ce qui définit la religion c’est l’aspiration à former une communauté qui reste à l’état d’aspiration. Sous le couvert de cette communauté mythique, la bourgeoisie, qu’elle soit juive, chrétienne ou musulmane, peut se livrer sans retenue et sans scrupules à sa passion, l’argent - tandis que les pauvres continuent d’être en proie à cette nécessité, l’argent.
Quand cette chose-là perd son caractère sacré et que les gens se livrent de plus en plus à l’activité profane du vol (ou mieux du pillage), l’ennemi se hâte de les enfermer dans une pseudo-communauté.
Dans la bouche d’un flic, le concept de communauté signifie : "diviser les gens pour faire régner l’ordre". Racistes et anti-racistes s’y emploient avec l’énergie du désespoir.
A Marseille, les jeunes chômeurs-à-vie continuent de s’attaquer avec fureur à la nécessité de l’argent. "Samedi 25 août 84 : deux gardiens du supermarché Sodim à Frais-Vallon, sont passés à tabac par une bande de jeunes, des scènes de pillages dans le magasin. Lundi 27 août une bagarre déclenchée par deux clients, l’intervention des vigiles et un coup de feu tiré dans le ventre d’un jeune maghrébin de 19 ans dont les jours ne sont pas en danger… On a frôlé l’émeute" (Où l’on parle de Frais-Vallon une nouvelle fois ! Le vigile a été libéré aussitôt sans inculpation, le jeune blessé sera poursuivi pour coups et blessures).
Le 30.08 84 : "Fous de rage de n’avoir pu emporter un bracelet-montre qu ’ils avaient dérobé au printemps de la rue St-Férréol, les deux garçons âgés d’une vingtaine d’années sont revenus et se sont attaqués à coups de cutter au vigile qui les avait interpellés" (Le Provençal). Juste retour des choses ! en juin 82, les vigiles du Carrefour du Merlan en plein quartier Nord, arrêtaient deux jeunes pour vol et les entraînaient dans leur bureau au sous-sol. Lorsqu’une trentaine de jeunes montés des cités voisines attaquèrent le bureau pour délivrer leurs copains, les vigiles leur tirèrent dessus au fusil à pompe : plusieurs blessés dont un très grièvement.
"De plus en plus, chez nous, on ne se contente plus de voler ou de dérober à la sauvette : on prend de force et l’on se comporte comme si le vol était un droit que le voleur entend faire respecter", se lamente le directeur du Printemps.
Lorsqu’un jeune de Port-de-Bouc, Farid Chouter a été tué le 29 août après sa sortie du Palais de Justice d’Aix, la riposte ne s’est pas fait attendre : poste de police assiégé, vitrines brisées. Les jeunes ont la haine : "Nous brûlerons !" ont-ils écrit sur un mur. Entre eux et les porcs il y a un mort et ils ne sont pas prêts de l’oublier. Il a fallu tous les efforts diligents des associations beurs qui ont investi la famille Chouter pour isoler et neutraliser les jeunes révoltés des Aigues-Douces, ces associations beurs allant même jusqu’à désavouer, au nom des amis de Farid, dans un tract honteux, le vandalisme des jeunes émeutiers.
C’est ainsi que la politique de prévention entreprise depuis plusieurs années à coups de centres sociaux, culturels et de mosquées s’est trouvée à l’épreuve du monde où il n’est pas question de médiation mais de guerre.
Les joyeux drôles de cette politique découvrent avec stupeur que les gens, s’ils ont cherché à en tirer parti, n’ont jamais été dupes ; ils n’ont plus qu’à geindre dans le giron des journalistes… ou à se mettre ridiculement en grève, comme les animateurs du Centre social de la Rouguière qui entendaient protester ainsi, le 11 juin 84. contre la mise à sac de leurs chers locaux !
"On y a aménagé une mosquée et un centre social dynamique. Des emplois ont été créés sur place. Les façades et les appartements ont été remis à neuf. Des boîtes à lettres incassables, dit on, y ont même été testées. Et pourtant la réhabilitation, apparemment ne suffit pas… Certains jeunes sont tout à fait incontrôlables. Ils fument, ils boivent, ils se droguent… ils vivent comme des loups" commente un éducateur de Frais-Vallon dans le Matin.
Par contre un gamin du quartier, lui, est au courant de la guerre, il se trouve même aux avant-postes : "Ils rêvent de nous flinguer, des copains se sont fait tabasser", "ils disent : on va ratonner tous les melons".
Dans cette lutte pour la vie beaucoup entendent désormais se servir eux-mêmes selon le vieil adage "CE QUE L’OEIL VOIT ET CONVOITE, QUE LA MAIN S’EN SAISISSE" sachant pertinemment que dans cette histoire pleine de bruit et de fureur, l’est encore celui qui s’écrase qui en prend plein la gueule.
LA GUERRE SOCIALE CONTINUE.
Georges Lapierre
Yves Delhoysie
Marseille, novembre 1984