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L’empreinte de la décolonisation sur les quartiers Nord : de Felix Pyat au Petit Séminaire, cités de transit et copropriétés entre continuum colonial, ségrégation sociale et stratégies de contournement. Deuxième partie : L’empreinte de la guerre d’Algérie dans les cités des quartiers nord : une gestion contradictoire de l’espace entre rejet et contrôle des territoires assignés - L’exemple de Felix Pyat et du Petit Séminaire.

A travers l’analyse de l’histoire de deux cités construites dans les années 50 à Marseille, la copropriété de Felix Pyat et la cité de transit du Petit Séminaire, cet article analyse quelques aspects de l’impact spécifique de la mémoire de l’Algérie coloniale et de la décolonisation, dans la production de ce territoire que l’on nomme « les quartiers nord ». Le montage sonore retrace quant à lui quelques bribes de l’histoire du Petit Séminaire et des luttes et pratiques de solidarités dont cette cité fût le théâtre.

L’empreinte de la guerre d’Algérie dans les cités des quartiers nord : une gestion contradictoire de l’espace entre rejet et contrôle des territoires assignés - L’exemple de Felix Pyat et du Petit Séminaire

Felix Pyat

La gestion des rapatriés entre assistance et rejet

La population marseillaise est connue pour avoir mal accepté l’arrivée des rapatriés. Interrogé sur le sujet, Toni, qui fût instituteur de 1959 à 1994 à l’école de la Bombardière au Petit Séminaire [1], parle d’un « refus des pieds-noirs », identifiés comme « des riches qui avaient exploité des arabes là-bas et qui maintenant venaient ici » [2]. Encore aujourd’hui selon lui, les pieds-noirs sont victimes de cette réputation d’ « arrogants » et d’« envahissants » [3].

Si du côté des institutions, les rapatriés bénéficient de nombreuses aides, notamment concernant l’accès au logement, ou à la propriété, il n’en sont pas moins relégués majoritairement dans des cités isolées du centre ville. La municipalité ne semble pas se soucier « d’accueillir des gens qui arrivaient qui étaient démunis de tout, qui n’avaient plus rien. Non, le soucis c’était de vite s’en débarrasser, de les refiler à côté. » La plupart du temps, ces ensembles sont construit « à la va-vite, n’importe où, sans penser aux moyens de communication », comme le souligne Toni. Selon lui, « la façon dont [Gaston Defferre] a construit les cités aux quatre coins de Marseille, sans transport, sans rien du tout » « en dit long » sur les manifestations de rejet, d’un homme qui « gérait une ville coloniale ». En riant il déclare :« La richesse de Marseille c’est les colonies et d’un coup la ville elle s’est effondrée parce qu’on perdait toute les colonies. Il avait beau être de gauche Defferre… C’est à cause de ces salopards qu’on avait perdu nos colonies, nos richesses et tout, hein ! ».

Encore aujourd’hui ces quartiers à l’origine destinés aux rapatriés portent les stigmates de leur isolement. Badra évoque nombre de ses amies qui refusent d’y habiter : « (…) j’ai des copines qui ont eu le même parcours que moi et qui me disent : « moi j’habiterai jamais les quartiers nord ». je veux dire, y’a plus personne qui veux habiter les quartiers nord. Tu te fais chier. Je rentre le soir chez moi. Y’a plus d’électricité pour rentrer. Tu te fais chier c’est la vérité. »

Les copropriétés, du traitement de faveur à la liquidation judiciaire : l’exemple du Parc Bellevue

Pour accompagner l’essor des secteurs de la construction et de l’immobilier, les pouvoirs public n’hésitent pas à se montrer encourageants et « arrangeants », allant parfois jusqu’à fermer les yeux sur certains types de fraudes ou trouver des « arrangements » pour ne pas freiner les construction de bâtiments ou les rénovations de logements.Témoignage direct de cette forme d’élasticité des pouvoirs public par rapport aux règles concernant l’attribution des prêts pour le logement des rapatriés, une circulaire [4] du ministère des rapatriés adressée aux préfets, aux directeurs départementaux de la construction et aux délégués régionaux du ministère des rapatriés, signale des abus constatés par les services du Crédit Foncier. Selon les règles d’attributions, les propriétaires d’un ensemble doivent déposer une seule demande de prêt qui couvre l’ensemble des appartements concernés. Or, certains promoteurs font autant de demandes que de logements, afin d’éviter de devoir rembourser ces prêts, si certains ne sont pas attribués à des rapatriés. Plutôt que de réprimer les auteurs de ces « détournements », le ministère recommande un ajustement : « qu’il s’agisse d’une opération pour laquelle la prime est sollicitée ou pour laquelle la prime a été obtenue, le promoteur devra présenter une seule demande de prêt spécial pour l’ensemble des logements destinés à la location ». Dans la même veine, le ministère de la construction mettra en œuvre une dérogation spéciale à l’intention des copropriétaires qui souhaitent louer à des rapatriés, en dépit de la loi qui interdit les copropriétaires d’affecter les logements à la location. [5]

D’un côté, il y a donc une forme d’ « élasticité » des règles d’attribution de prêts spéciaux, qui rend compte de la nécessité pour l’État de s’adapter aux réalités des pratiques des promoteurs et propriétaires, quand bien même il s’agirait de contourner la loi et pourvu que cela permettre de faire face à la crise, voir d’en profiter pour relancer l’économie du pays. De l’autre, il y a un développement des pratiques de contournement des règles d’attribution de ces prêts, qui permettent aux propriétaires et promoteurs d’étendre leur parc locatif grâce à ces aides. Un grand nombre de copropriétés marseillaises ont été construites avec l’aide de ces prêts. C’est le cas de la cité Corot, du parc de la Kalliste et de l’ensemble Frais Vallon. Dans d’autres copropriétés, comme le Parc Bellevue, les prêts ont permis aux propriétaires modestes d’agrandir leur parc locatif et d’augmenter leurs rentes, parfois au détriment des droits des locataires et de l’entretien des bâtiments.

Pour les copropriétés marseillaises, le temps des arrangements ne dure pas. Dans les années 1970, bon nombre de particuliers ayant augmenté d’un coup leur parc locatif à l’aide de ces mesures, se voient dans l’impossibilité de payer les taxes et charges de leurs propriétés. Les pieds-noirs, locataires de la première heure, quittent les grands ensembles des quartiers nord ou du 3ème, pour s’installer dans les quartiers sud ou les agglomérations aux alentours de Marseille où se concentrent les rapatriés (Vitrolles, Marignane…). Certains propriétaires parmi les plus argentés, revendent et partent. D’autres continuent de louer, principalement à une population immigré qui ne peut accéder au parc locatif.

Bien qu’ils aient les moyens de louer des logements moins dégradés, bon nombre de travailleurs immigrés se retrouvent contraints d’habiter à Félix Pyat avec leurs familles.« A l’époque, le problème n’était pas de payer un appartement puisque mon père travaillait, mais d’avoir accès à un appartement. On ne louait pas à des étrangers. L’autre difficulté c’était les papiers. Il fallait pouvoir préparer un dossier. Comme Bellevue était de l’habitat privé, occupé par des pieds-noirs, c’était moins compliqué. » (propos de Kader, in Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012). Pour faire face à la surcharge de dépenses, certains propriétaires n’hésitent pas à devenir « marchands de sommeil », louant leurs appartements plus cher que les prix du marché, à des personnes ayant des difficultés à accéder aux offres locatives. Dans le Parc Bellevue, qu’on ne tarde pas à appeler la cité Félix Pyat, les « marchands de sommeil » se multiplient. Rabah témoigne : « On trouve aussi des marchands de sommeil. La majorité d’entre eux sont des Européens du Prado, du Cours Lieutaud, de Marseilleveyre, d’Endoume et des beaux quartiers. Ils ont acheté ces logements dès les débuts du parc. » (Marie d’Hombres et Blandine Scherer, juilllet 2012). A la fin des années 80, la population du Parc Bellevue a changé, tout comme celle du quartier. La pauvreté a gagné du terrain, transformant le quartier en extension des quartiers nord. D’après Audrey, une ancienne habitante du quartier interrogée par Marie d’Hombres et Blandine Scherer, « la vie de village a disparut en quelques années et j’entendais les gens commenter ainsi cette évolution : « Ce sont les quartiers Nord qui descendent ».

La dégradation sociale et financière des copropriétés a conduit à des placements sous syndics judiciaires dans les années 90 (Ibid). Évidemment, c’est le cas de la cité Félix Pyat. Les propriétaires modestes font face à des injonctions à effectuer certains travaux, sous peine d’être expropriés. M. Mejoub témoigne : « Ils nous ont obligé à l’époque à faire des travaux. Celui qui fait pas les travaux il est exproprié. On nous a obligé à faire les travaux. On a fait les travaux. (...) J’ai fait pratiquement plus de 10 000 euros de travaux dans ma maison. On a tout refait, il y avait un commissaire enquêteur, un commissaire du gouvernement, un juge, Marseille habitat, l’ANA, toute la bande à Bonot. Il étaient là ils ont vu que moi les travaux je les ait fait. »

L’article 11 du code de l’expropriation prévoit en effet qu’une expropriation est possible dès lors qu’elle est déclarée d’utilité publique. Sur un Périmètre de Restauration Immobilière, ce qui est le cas de la cité Félix Pyat en 1992, le non respect des obligations de rénovation entre dans ce cas de figure légal et peut donc entraîner une expropriation. A cela s’ajoute l’ ordonnance du 31 décembre 1958, qui permet aux pouvoirs publiques d’exercer un droit de péremption dans les Zones à Urbaniser en Priorité (Ibid). Si l’objectif de cette ordonnance est d’éviter la revente de logements à prix exorbitants, le résultat concret est que certains propriétaires se retrouvent contraints de vendre leurs appartements à des bailleurs sociaux. M. Mejoub nous raconte le processus avec aigreur : « Les grands ensemble, des petits propriétaires, qui n’ont que des petits logements, ils les spolient au fur et à mesure en augmentant les charges et en s’y mettant un peu de partout et en leur prenant leurs biens. Combien ils vont nous donner sur un T3 là ? 20 000 euros ? »

Les SEM à l’assaut du territoire

Lorsque les propriétaires sont expropriés ou mettent en vente leur parc locatif, ne pouvant plus en assurer la charge, ce sont des sociétés d’économie mixte qui rachètent. A Félix Pyat en quelques années, Marseille Habitat, la Logirem et Adoma, sont devenus majoritaires au sein du syndic : « Marseille habitat a récupéré le bâtiment B, le bâtiment C et Logirem ils ont récup le bâtiment A . (...) Ils ont tout pris. Aujourd’hui ils sont en train de tout nous prendre. » (M. Mejoub). Exerçant un véritable pouvoir dans les prises de décision qui concernent l’ensemble des bâtiments, ces sortes de consortiums au sein de la copropriété imposent des réfections et augmentent le prix des charges d’entretien. Les propriétaires ne font pas le pois. Ils ne peuvent pas non plus assumer les charges qui augmentent. M.Mejoub nous fait part de son épuisement et du sentiment d’injustice face à ces sociétés qui elles sont subventionnées pour effectuer les travaux : « Ils nous augmentent les charges, ils nous augmentent les charges, les travaux ils font les travaux qu’ils veulent. Ils sont majoritaires (...) Ils font les travaux qu’ils veulent et nous on suit. Notre quote-part, nous on la paye à taux plein. Eux ils reçoivent des subvention parce que ce sont des professionnels : la mairie derrière, l’état derrière, tout le monde derrière. (…) Et l’appartement, les charges, les charges ils montent, ils montent et après ils prennent. Ils prennent tout. » (M. Mejoub).

Pourtant, les locataires de ces bailleurs sociaux ne sont pas forcément mieux lotis que les autres : « Marseille habitat elle a loué à Adoma. Adoma c’est le foyer. (…) Il l’ont démoli pour le refaire. Ils nous ont amené les vieux Chibanis là (…) Ils ont pris des logements ici, ils les ont divisé par 3 ou 4. Des petites pièces et chacun il a un logement, dedans, 4 personnes dans un logement. Un T3 ou T4. Ils payent 400 et quelques euros. (…) Quand l’ascenseur il marche pas. Vous voyez ces bonhommes de 85 ans, moi je les ai vu là, avec les doigts coupés, avec le diabète là, ils montaient les étages à pieds. Vous le voyez ça ? Bah ici ça existe. »

Aujourd’hui encore à Felix Pyat, des associations de propriétaires tentent de s’organiser pour faire face à la précarisation de leurs statut face aux bailleurs. Ces formes d’obligation à la revente, M. Mejoub, les analyse dans la perspective d’une ségrégation raciste : « ça les fait chier qu’il y a quelques arabes qui sont propriétaires depuis 30, 40 ans ! ».

Le Petit Séminaire

Loger les travailleurs immigrés : la solution des cités de transit

Dans le contexte post-seconde guerre mondiale, la priorité est la reconstruction du pays. Des lois favorables à l’immigration pour raisons de travail, viennent appuyer les demandes des entreprises françaises en besoin de main d’œuvre (lois sur le regroupement familial, acquisition de nouveau droit en fonction de la durée du séjour…). [6] « La période active de recrutement de la main d’œuvre maghrébine a commencé avec les lendemains de la guerre de 40. (...)Les besoins étaient relativement simples, il s’agissait d’ouvriers spécialisés, qu’on appelait les OS » (François Ceyrac, président du CNPF de 1972 à 1981) (Yasmina Benguigui, 1997, 14’30-16’38). Des recruteurs sont envoyés directement dans les colonies pour choisir leur main d’œuvre sur place. « Vous aviez tout les secteurs de l’économie française. Principalement le secteur automobile, le secteur agricole et le bâtiment. Il y avait un accord entre le ministère du travail marocain et l’office d’immigration au Maroc pour sélectionner dans certaine zones des contingents […] D’une façon générale pour des raisons de mentalité, nous avons préférer sélectionner en zone rural plutôt qu’en zone urbaine. Comment je vais vous dire, ce n’est pas qu’une question de discipline, il y avait une plus grande maniabilité de la personne. » (Joël Dahoui, sélectionneur de main d’œuvre pour l’OMI au Maroc de 1963 à 1995) (Yasmina Benguigui, 1997, 03’31-05’20). Les jeunes travailleurs venus du Maghreb s’installent dans les villes, s’entassent dans des immeubles de fortune ou dans des baraquements des fameux bidons-villes qui s’érigent en périphéries des grands centres urbains. Mais dans le contexte de la guerre d’Algérie, les bidonvilles apparaissent comme des territoires incontrôlables, aux yeux d’une administration française inquiète. Des politiques de logements seront mises en œuvre pour endiguer les bidonvilles, avec la création de citées de transit et de foyers de travailleurs. Les politiques urbaines viendront améliorer le dispositif, dessinant les axes permettant la circulation depuis ces nouveaux centre de concentration de main d’œuvre vers les secteurs d’activités et centres de production.

Des cités transitoires pour une ségrégation pérennisée/processus de marginalisation.

Conçues comme des dispositifs d‘urgence, la plupart des cités de transit sont pourtant aujourd’hui encore debout. Parfois, les mêmes familles y logent depuis plusieurs dizaines d’années, accusant une forme de normalisation institutionnelle de la ségrégation sociale par l’habitat. C’est le cas au Petit Séminaire, cité de transit construite entre 1958 et 1960 rue de la Maurelle dans le 13ème arrondissement de Marseille, dont la destruction est prévue ces prochains mois. Vouée à être rapidement démolie, la cité du Petit Séminaire a été construite à la va-vite et au rabais, au point de ne pas avoir de fondations. « […] quand tu vas dans les caves c’est de la terre battue. Donc la cité en plus elle s’enfonce depuis des années. », nous explique Badra.

Construite dans le cadre de l’opération Million, la Petit Séminaire et sa voisine Leduc (détruite depuis plusieurs années) sont livrées avec le strict minimum d’équipements, afin de ne pas dépasser les budgets prévus pour la construction. Comme en témoigne Toni, les appartements « avaient été livrés avec des douches parce que le règlement c’était « il faut des douches etc ». […] Ils avaient donc mis des salles de bain parce que c’était obligatoire, mais le chauffe eau il était pas obligatoire donc ils ont pas mis de chauffe eau. […] Comme les gens ils avaient besoin d’avoir de l’eau chaude, bah c’est eux qui ont installé leurs propres chauffes eau dans un truc qui leur appartenait pas. ». Même topo pour les chauffages qui font cruellement défaut aux familles en hivers, au point qu’elles installent elles-même leurs propres poêles construits avec les moyens du bord, au détriment de la sécurité : « Donc il n’y avait pas de chauffage. [...] Fallait installer le chauffe-eau et le chauffage à poêles, là. Le mazout » (Badra). Conséquences des nombreux défauts de conception, les fenêtres et les portes ferment mal, laissant le froid entrer dans les foyers qui ne sont parfois pas équipés de chauffages, et exposants les habitants à des maladies potentielles. Allant prendre des nouvelles d’un de ses élèves malade, Toni témoigne : « Donc je vais (...) voir [sa mère] je lui demande comment il va le petit, pourquoi il était malade. Et pendant que je lui parlait il y avait des nuages qui traversaient la pièce comme ça. Je lui dis « vous avez quelque chose sur le feu qui brûle ». Et elle me dit « ah non non c’est le brouillard ». « Quel brouillard ? » Et elle me dit « regardez les fenêtres » et effectivement les fenêtres elles fermaient pas et c’était en hivers et la chaleur de la maison elle condensait le froid de dehors et ça faisait du brouillard dans la maison. »

Majoritairement équipées en T3, avec quelques T4, les deux cités accueillent pourtant plus de 200 familles parfois très nombreuses. Les familles sont donc contraintes à la promiscuité, ce qui les précarise encore plus. Badra témoigne : « Moi j’ai dormis jusqu’à l’age de 18 ans dans le salon, dans un clic-clac avec mes deux sœurs. Mes frères ils avaient une chambre et mes parents une chambre (…) nous on était que 6. les Touati ils étaient 8, voilà, donc alors tu les entasses ».

Même constat en ce qui concerne les infrastructures autours des deux cités, qui sont soit très vétustes, soit inexistantes. En premier lieu les routes, peu nombreuses et non-asphaltées, comme nous le raconte Badra : « Quand ils ont construit la cité il n’y avait pas de route, je me rappelle c’était de la boue. Après ils ont dû le faire je pense. Donc on s’est battu pour ça. ». L’étude préalable à la réhabilitation du Cerfise [7] au Petit Séminaire parle de « cité classique du bas de gamme du parc social marseillais » et de « cité « cul-de-sac ». Comme beaucoup de cités des quartiers nord, le Petit Séminaire est en effet construit à flanc de colline, à la limite de la zone urbanisée. Si durant les deux première années une ligne de tramway venant du centre-ville dessert les alentours de la cité, celle-ci est supprimée en 1964, alors que le tram est démantelé, enclavant très fortement le territoire dans l’attente d’une ligne de bus qui ne sera mise en place que dans les années 80 (à vérifier la date).

Les services publics les plus élémentaires sont également absents de la cité. En premier lieu, l’Office HLM de Marseille (OPHLM), gestionnaire du site. Comme le souligne Michel Anselm, « à l’époque, l’absence de l’OPHLM sur le site était manifeste. Deux concierges résidaient bien dans la cité, mais en tant que telle l’institution ne pesait pas. (...)Tout renforçait l’idée d’une cité-dépotoir et les agents de l’organisme eux-mêmes véhiculaient rumeurs et ragots alimentant cette désignation négative. » (Michel Anselm, 2000, p26).

Le traitement des ordures également, qui est laissé à la charge des habitants. Il faudra attendre les mobilisations de locataires dans les années 70, pour que le Petit Séminaire fasse partie du circuit municipal de ramassage des ordures et que la cité soit enfin équipée de bennes. Cette absence de gestion municipale des ordures explique sans doute la présence du « grand terrain jonché de détritus et de carcasses de voitures » qui entoure le Petit Séminaire et que ne manque pas de citer Michel Anselm, lorsqu’il décrit ses premières impressions d’arrivée dans la cité (Michel Anselm, 2000, p24).

L’école a elle aussi été construite dans l’urgence, comme si personne n’avait pensé à la scolarisation des enfants de la cité. Toni nous en dépeint les contours vétustes, composés de deux ensembles de « cinq baraques en préfabriqués », sans portes ni cabinets, situés « au milieu d’un champs ». Au delà de l’école, pour les jeunes, rien n’est fait. Les centre sociaux sont inexistants et les habitants doivent encore se battre pour obtenir des locaux et créer leur propre Centre d’Animation de Quartier, qu’ils vont gérer eux-même sous une forme associative. Michelle, éducatrice au Petit Séminaire pour la FCEP [8], témoigne : « On avait fait un CAC qui était géré par... de façon associative, enfin par les habitants, par nous, par … etc... Je sais pas combien de temps il a tenu... Enfin il a été foutu en l’air par la mairie. »

Le continuum colonial dans les cités de transit

Officiellement, le démantèlement des bidons-villes avait été notamment motivé par la crainte que s’y développe les activités clandestines du FLN. Dans l’imaginaire commun, les cités de transit ne tardent pas à être perçues comme une continuité de ces bidon-villes. Après tout, les habitants ne sont-ils pas les mêmes ? Identifiées comme des territoires de non-droit elles apparaissent impénétrables aux forces de l’ordre, ce qui justifie la présence policière aux abords des quartiers et les contrôles d’identité “intempestifs”, comme nous l’explique Badra. Cette pratique policière n’est elle d’ailleurs pas héritée de la surveillance des arabes au temps de la guerre d’Algérie ? Le continuum colonial s’élabore ainsi à partir d’un lien de continuité établi entre la figure du colonisé « rebelle » et l’habitant de la cité, qui devient alors figure de l’ennemi intérieur.

Selon Mathieu Rigouste « L’État qui nait de et dans la guerre d’Algérie, on pourrait dire l’état néo-impérialiste français, se forge par, pour et à travers des capacités de fabrication d’un ennemi intérieur, pour pouvoir mieux le pacifier en permanence”(Mathieu Rigouste, septembre 2016). Il y aurait donc un “continuum” colonial dont le terrain d’expression seraient les quartiers populaires métropolitains. De fait, lorsque l’on observe d’un peu près l’évolution des corps de police affectés à la surveillance et à la répression des quartiers populaires, ce continuum nous apparaît sensiblement clair. Prenons l’exemple de la BAC, Brigade Anti-Criminalité. Les premières BAC départementales sont créés en 1971 dans les départements de Paris et de Seine-Saint-Denis par Pierre Bolotte, ancien haut fonctionnaire aux colonies. Elles s’inscrivent dans la continuité des Brigades Agressions et Violences (BAV). Ces brigades, composées majoritairement d’agents qui ont été faire la guerre d’Algérie ou d’anciens colons qui ont été rappatriés, sont elle-même héritières des Brigades de Surveillance des Nord-Africains (BNA) (Mathieu Rigouste, septembre 2016). Affectées, comme leurs nom l’indique, à la surveilance des arabes sur le territoire français, les BNA ont été conçues dans les années 30 et dissoutent aux lendemains de l’indépendance. A travers ces réorganisations successives de la police, nous pouvons deviner la reformulation des techniques de contre-insurrection coloniales, ici appliquées au quartiers populaires.

Même si elle n’est pas formulée comme un “continuum” colonial par les principaux concernées, la stigmatisation subie par les habitants du Petit Séminaire n’en est pas moins vécue comme une violence quotidienne qui laisse des traces profondes. Après une thérapie de dix ans, Badra analyse les blancs de sa mémoires à l’aune des traumatismes vécus : “Moi je pense que y’a tellement eu de violence que moi j’ai fait un blanc. Comme ça c’est plus facile”. Qu’elle se cristalise à travers les contrôles de police “intempestifs” ou à travers les rapports avec le corps enseignant, cette violence discriminatoire cache bien mal le racisme structurel qui la constitue et qui est nommé ainsi avec le recul : “Nous n’avions aucune vision, à l’époque hein, j’avais 15 ans. Aucune vision de ce qu’étaient les rapports euh… Coloniaux théorisés. Maintenant, on les subissait tout les jours.” (Badra)

Le paradoxe du continuum colonial : entre dispositif d’urgence et pérennisation du provisoire, action sociale et contrôle policier, ségrégation spatiale et intentions d’assimilation.

Pourtant, si de tels espaces paraissent échapper aux lois communes, ce n’est pas nécessairement une volonté de ceux qui y résident, mais bien plutôt le résultat d’une production symbolique fantasmée et d’un désinvestissement de l’État. Dans un article intitulé « Du bidonville algérien de Nanterre à la Jungle de Calais », Emmanuel Blanchard relève la contradiction entre l’imaginaire construit autour du bidon-ville de Nanterre, présenté comme espace dangereux dans lequel la police n’a pas droit de cité, et la réalité quotidienne qui se manifeste par une absence et un désengagement de l’État : « C’est là un paradoxe : les policiers se plaignaient qu’il était difficile de faire régner la loi dans les espaces, où ils n’entraient qu’en force, mais cette situation résultait d’un retrait de l’État. » (Emmanuel Blanchard, hivers 2017, p51). Par ailleurs, Emmanuel Blanchard souligne que ce désengagement de l’État est réservé aux bidons-villes algériens : « Et, dans le même temps, il y avait un retrait de l’État qu’on observait pas dans d’autres bidons-villes. Par exemple dans le bidonville Portugais de Champigny, une distribution du courrier était assurée, un assainissement avait été mis en place, autant de politiques qui n’ont pas été mises en œuvres dans les bidonvilles algériens. » La situation coloniale semble donc se reproduire dans le discours médiatique et le traitement policier et municipal des bidons-ville. Une situation qui assigne les habitants à un rôle de sous-citoyens que l’on peut à la fois reléguer mais dont on doit paradoxalement se méfier.

Par ailleurs, si le FLN procède bien à une collecte de l’impôt révolutionnaire dans les bidons-villes habités par des algériens, il n’y loge pas ses militants actifs. Comme le souligne Daho Djerbal, « pour ses militants clandestins de l’organisation spéciale, le FLN avait des stratégies de recrutement basées sur les compétences linguistiques, l’apparence physique et surtout il les installait de façon à ce qu’ils vivent de façon relativement isolée des autres Algériens, dans des quartiers plutôt bourgeois » (Daho Djerbal, 2012, p51).

De la même manière que la représentation policière anxiogène des bidons-villes se reporte sur les cités de transit, l’abandon de ces territoires par les pouvoirs publics y perdure. La stigmatisation policière des habitants est couplée avec des injonctions à l’assimilation, qui ne peuvent néanmoins aboutir tant l’État reste absent des territoires. Ainsi, se révèle tout le paradoxe du continuum colonial qui se concentre autour de la figure de l’habitant de cité que l’on prétend assimiler ou intégrer tout en en reconstituant sans cesse son altérité, à travers une stigmatisation spatiale, sociale et policière.

Prochaine partie la semaine prochaine :