Tous les soirs depuis quelques semaines il y a beaucoup de gens sur la plaine. Avec la fin du jour, des groupes arrivent et s’installent sur les bancs de béton ou sur le sol, en tailleurs ou debout. Partout des cannettes de bière et des cartons de pizza, des skaters et des poussettes à bébé.
Souvent en début de soirée un sound systeme apparaît, parfois quelques fanfares : les gens dansent et discutent dans un brouhaha gigantesque ; il y a un mouvement permanent où l’on croise pleins de têtes connues.
Au milieu de la place trône la forteresse des magnolias et des jeux interdits, surveillés par de rares vigiles, ils sont les derniers symboles de la bataille de la plaine et du retournement subversif opéré par le carnaval.
Quelques danseurs du vieux port sont venus faire leur spectacle à touristes espérant trouver dans la foule des gens assez naïfs pour applaudir ce qui annonce la barcelonisation de la plaine. Et on en voit quelques uns qui béatement se mettent en cercle, applaudissent et semble content.
A la plaine le couvre-feu national ne prend effet qu’à partir de 22h30 quand apparaissent deux régiments de CRS casqués et boucliers en main pour vider la place. Mise à part cette fin de récréation brutale (accordé à une classe créative polissonne ou octroyé à une population indocile ?) la police est la grande absente de la soirée.
Mais l’Ordre s’impose ailleurs par l’intermédiaire de l’urbanisme. Des îlots de béton et du mobilier urbain hostile cassent les mouvements au centre de la place et cherchent à fragmenter les corps collectifs en petits groupes éparpillés dans les couloirs de circulation latérale. Des nouvelles caméras surplombantes et circulaires sont cachés dans les immenses lampadaires modernes qui s’allument d’une lumière bleue fulgurante à 22h.
L’urbanisme, arme redoutable de l’Ordre, invite à la dispersion, nous met sous surveillance et recouvre la place de sa réalité englobante. La réouverture de la plaine est une fête mais elle inaugure aussi une zone d’expérimentation de la société de contrôle.
Deux sensations
La première question que cette réouverture provoque en nous c’est bêtement : qui sont tous ces gens ? Ils étaient où pendant tout ce temps ? Pour nous qui avons continuer d’habiter la plaine ces derniers mois, la question est évidente : ils étaient où pendant que la plaine était fermée ? Pendant le couvre-feu ? Pendant le confinement ? Ils étaient où quand on venait prendre le soleil sur les marches derrière les grilles en prenant un café à emporter, qu’on échappait aux rares contrôles ? Ils étaient où pendant la lutte de la plaine ? Nous ressentons comme une amertume à ce dire qu’il y a autant de gens pour respecter l’Ordre, tant de gens qui télé-travaillaient, tant de gens qui viennent d’arriver ou qui ne sont pas sortis de chez eux.
La deuxième question que pose cette présence de masse est : qu’est ce qui ce passe ici ?
Nous arrivons sur la place avec cette déshabitude du monde et du nombre. La foule réunit, si elle provoque l’excitation de se retrouver amène aussi un sentiment anxiogène, une légère agoraphobie ; une frayeur dont nous situons l’origine dans le manque d’espaces publics partagés, résultat de la période, symptôme du confinement.
Nous avons cette désagréable sensation d’être surexposé, comme si nous émergions d’une hibernation forcée dont nous perdions subitement le confort. Nous brûlons de vivre ce moment mais nous voudrions aussi le comprendre.
La gentrification est un exode
L’ouverture de la place arrive à un moment critique : réouverture des terrasses, gonflement de la consommation, premières chaleurs du printemps, paroxysme du processus de gentrification à Marseille au top de sa coolitude – dont la vague commence à se faire sentir matériellement (hausse des loyers, émergences de nouveaux lieux branchés, réaménagement urbain, présence policière accrue etc.)
La réouverture, avec la disparition du mur puis des grilles, annonce la fin d’un témoin visible de la lutte, d’un indiscutable symbole de l’opposition des habitant.e.s à ce projet de réaménagement. C’est la fin d’une surface accueillant l’expression populaire, la fin des affiches, des dialogues militants, des collages et des tags..
La réouverture arrive à point nommé pour accueillir des nouveaux arrivants parfois ignorants dans un environnement quasi neutre.
Ces nouveaux arrivants nous les connaissons : ce sont des membres de la classe créative en fuite, des jeunes branchés en exode, des métropolitains à la dérive, tous sont à la recherche d’un meilleur cadre de vie, des appartements moins chers et plus grands, mais aussi moins de concurrence sociale, moins de dispositifs de contrôle, plus de liberté et de mixité.
La tragédie de leur migration est qu’ils portent avec eux les germes de la métropole et que là où ils s’installent – s’ils ne désertent pas aussitôt leur rôle social – ils amènent le contrôle et la normalisation. Depuis les centres urbains invivables, ils viennent avec leurs habitudes de soumission et menacent l’historique et populaire recours à l’illégalisme marseillais.
Ce sont eux que l’on retrouve sur la plaine en masse et qui se mélangent avec d’autres populations, les anciens arrivants, quelques autochtones, des zonards, des lycéens, des camarades.
Le paroxysme qu’atteint la coolitude et la gentrification de Marseille permet par ricochet un mouvement de mixité social sur la place, un phénomène accrue par l’actuelle absence de bar et par le réaménagement de la place.
La gentrification est un chaos
Le réaménagement de la place et les bars fermés font que beaucoup de gens sont assis par terre, partagent un même usage de la place sans la distinction sociale que suppose les bars (telle bar est cool, un autre est camarade, un plus shlag etc.)
Les territoires acquis ont été destitués par le réaménagement urbain, les zones d’ombres propices à l’illégalisme ont disparus, les espaces spécifiques aux groupes affinitaires sont en reconstruction – on ne sait pas exactement où retrouver les gens qu’on connait. Certaines des anciennes appropriations de l’espace – qui étaient le résultat de vieux aménagements urbains (la distinction voitures-piétons induite par le parking), des arbres de la plaine (la séparation lumière-ombre), de la rivalités des bandes, d’habitudes populaires ou d’aménagements sauvages – ont tout simplement disparus.
Ce bouleversement des habitudes et des territorialités, forcé par la période de confinement et par l’urbanisation de la place met fin à une forme de séparation indirecte des corps. La mise en crise de certaines spécialisations et des distinctions sociales de l’espace – qui assuraient l’ordre policier du sensible (y compris militant) où chacun est bien à sa place – installe un chaos spatial où plus personne n’est à sa place. A cette indistinction partielle s’ajoute une commune exposition à la surveillance et à la brutalité d’un béton qui réfléchit grave le soleil.
Double indistinction de la gentrification
L’arrivée désordonnée de populations bourgeoises en désertion obligées de côtoyer des populations pauvres en exils et des populations résistantes minoritaires ; le tout ajouté à un réaménagement de la place par le pouvoir force une mixité sociale inédite et une commune dépossession de l’espace urbain. Cette double indistinction, sociale et spatiale, phase de transition dans le plan gentrificateur, est une fenêtre inespéré de lutte si nous évitons de retourner à notre place et que nous poursuivons un travail de sape visant à accentuer ce chaos partageur, ce joyeux bordel sur la plaine qui est une mise en crise partielle du pouvoir et un désir d’être ensemble.
Désir et Ordre
Seulement, ce chaos est aussi très violent. En venant sur la place, et particulièrement en fin de soirée, on se trouve à nouveau confronté aux violences structurelles et à leurs conséquences en chaines de violences qui désacralisent l’illusion d’être ensemble – bagarres pour rien, vols, harcèlements, agressions, groupes qui pratique la vengeance de classe, qui transforme une violence de classe subi en violence de genre agi etc.
En venant sur la plaine, on se re-confronte à cet espace social de la nuit moins pacifié par la police, et à l’apparente nécessité de sa présence (« sinon on s’entre-tue, les forts dominent les faibles » etc.)
On se re-confronte à notre impuissance partielle à dépasser les antagonismes, à gérer les conflits, à une forme de paralysie généralisée qui caractérise la foule face aux agressions.
Dans le confort de l’Ordre totalitaire où chacun reste chez soi et où les antagonismes ne se croisent jamais, on a pu oublier que l’espace était ainsi strié par des violences qui peuvent mettre en péril nos échafaudages émotionnels ; que les violences sociales peuvent s’exprimer sur la scène publique et exister en tant qu’affects partagés.
Il y a un enthousiasme à se retrouver dans des espaces sociaux partagés, il y a le jeu et le plaisir d’être ensemble mais immédiatement suit le cortège des angoisses sociales : l’enfermement dans des rôles, l’aliénation de l’être-performatif sans cesse en concurrence qui doit se montrer et être cool devant le regard des autres.
Retrouver cet espace social partagé c’est aussi se rendre compte de l’avancée du capitalisme de l’intime, à quel point le paradigme de l’entreprise à pris le contrôle de notre vocabulaire et entend dicter nos relations.
Si le confinement était une aubaine pour le marché de la subjectivité, il pouvait être aussi comme une pause dans la concurrence des formes-de-vie, un cessez le feu dans la compétitivité des agendas et son lot de culpabilité : on ne pouvait pas rater l’évènement de notre vie, il n’y avait rien !
Durant cette période trouble qui réduit l’environnement social à l’affinitaire on a pu voir la suspension de certaines formes d’aliénations.
En ce moment avec le retour de la plaine comme une place to be on retrouve cette sensation d’un truc qui se passe à ne pas rater, un endroit où il faut être, on est a nouveau confronté à notre impuissance à transformer le spectacle des rapports sociaux aliénés.
Chaos et désir d’Ordre
La terrasse d’un bar est une parcelle d’espace privé dans l’espace public, se poser en terrasse c’est louer un environnement de tranquillité sous la responsabilité d’une entreprise privée. Un espace où rien ne peut vous arriver tant que vous consommer. Sans les oasis de sécurité privé, l’espace public (bien que sous contrôle de la force publique) est un espace de chaos potentiel où peut surgir une bagarre à laquelle vous pourriez être mêler, alors que depuis les terrasses des spectateurs vous regardent.
La fermeture de ces zones privées et l’indistinction induit par l’urbanisme rend l’espace incertain dans une redistribution permanente de la tranquillité. La plaine est une zone de chaos où l’on peut en permanence être emporté par la force collective qui nous entraine avec elle, une zone d’incertitude d’où peut survenir l’imprévu.
La force collective échappant a la discipline de l’espace privée ou au contrôle de la force publique est une puissance transformatrice, elle nous déplace. Cette puissance de vie nous met face à l’altérité, elle nous pousse à se laisser aller à – se libérer de – se rendre vulnérable – être face aux autres et donc à soi-même.
Le chaos est un mouvement de libération des désirs, une puissance d’indétermination. Le pouvoir et les forces de l’Ordre cherchent en permanence à empêcher ce mouvement sinon à le contenir, le contrôler, le canaliser, le diriger et en définitive à le gérer, le digérer ou le détruire.
En nous même, le désir d’Ordre peut se manifester dans une envie inavouable que la police viennent mettre fin à toute cette énergie collective, à toute cette force effrayante. Une envie qui peut venir de n’importe quel sentiment secret, par peur, par lâcheté, par impuissance, par confort. Le désir d’Ordre est une envie de fin, qu’on en finisse, une pulsion de mort.
La police, objet du désir d’Ordre
La présence policière assurée vers 22h30 vient justifier intérieurement notre peur d’être déplacé et rassurer notre envie de rester à notre place. Le couvre-fun officiel installe une inhibition collective que l’alcoolisme ne suffira pas à briser.
La police, cette force supérieur fait office de sur-moi collectif qui vient suspendre le mouvement vers la liberté (notre pulsion de vie). Même avant son arrivé, sa présence fantomatique gêne le mouvement vers la liberté qui met face à soi-même, aux autres, à ses choix.
La présence diffuse de la police déresponsabilise. Elle nous empêche d’être emporté par la force collective, d’être déplacé par elle, de nous transformer en transformant les autres, nos rapports avec eux et le monde. Le désir d’Ordre dont la police devient l’objet – à 22h on sait que la police arrive dans 30 minutes et le jour où elle ne vient pas, même les plus radicaux sont surpris de l’attendre secrètement – nous empêchent de nous défendre par nous même, de rentrer dans les bagarres, de prendre soin de nos ami.e.s.
En cette période où la police devient hégémonique et s’installe dans notre paysage affectif, la déresponsabilisation et l’isolement rendent la présence policière toujours plus souhaitable au fond de nous même.
La fête comme pulsion de vie doit nécessairement passer par repousser la police : le désir d’Ordre en nous même et les forces de l’Ordre sur la place.
Dialectique du chaos et de l’Ordre
La dialectique du chaos et de l’Ordre se joue à différents niveaux, dans l’espace comme à l’intérieur de nous : le réaménagement de l’Ordre (qu’il soit urbain ou social, de la place ou de la population) est un moment de chaos, d’indistinction, propice au retournement de l’Ordre dans une fête subversive.
Le chaos que laisse entrevoir l’entre-deux de l’Ordre et qui entraine des cercles de violences irrésolues est le chaos de l’Ordre, on veut nous faire croire que c’est ça l’anarchie mais c’est pas vrai. L’anarchie est un chaos sans Ordre.
Nous sommes pris dans un circuit infernal qui mène au fascisme : plus l’Ordre est totalitaire et moins on supporte le chaos de l’Ordre et plus le chaos de l’Ordre se développe plus le désir d’Ordre est puissant, plus le désir d’Ordre est puissant (plus de police, plus d’injustice, plus de violence) plus le chaos de l’Ordre, tapis derrière les choses visibles, se renforce.
Nous sommes pour le chaos et l’indistinction sociale (à bas les classes, les genres et les races) mais pour sortir de cette alternative infernale entre chaos de l’Ordre et toujours plus d’Ordre, pour un vrai désir de vie et non pas un désir d’Ordre, il faut prendre part au chaos, s’y plonger dedans, suivre le mouvement de liberté et être à l’écoute des autres, développer une discipline de l’attention, y faire exister des conflictualités – et notamment celle de la gentrification.
Refuser les terrasses, affronter les flics, gérer les conflits, plonger dans cet espace-temps chelou de l’indistinction avant que ne se referme cette phase hasardeuse de la gentrification (hé tkt c’est sur plusieurs années) durant laquelle une vraie force collective, anarchique, subversive et festive peut naitre à Marseille.
Dilem et michka
X